Dans ma chronique du mois de septembre (1) je vous entretenais de la commémoration en Suisse des 500 ans de la défaite de Marignan en Suisse, de la tentative de récupération par la droite populiste de l’histoire dans le cadre des éléections fédérales d’octobre. Comme promis en fin de chronique, je complète ce tour d’horizon sur la place de l’enseignement de l’histoire à l’école et plus particulièrement celle de l’histoire suisse.
Pendant que l’institution scolaire française, pour ne pas parler de la France entière, s’agitait à la suite de la publication des nouveaux programmes, le canton de Vaud voyait un débat s’initier concernant la place de l’histoire à l’école. L’occasion faisant le larron, début septembre, trois historiens vaudois de diverses sensibilités politiques ont adressé aux candidats aux élections fédérales d’octobre 2015 un «appel pour l’histoire, discipline scolaire fondamentale» (2). Ils réclament une meilleure dotation horaire à l’école obligatoire (primaire et collège) et post-obligatoire (lycées et lycées professionnels).
Dominique Dirlewanger, professeur d’histoire dans un gymnase à Lausanne (lycée), a une sensibilité de gauche, Olivier Meuwly, est membre du Parti Libéral Radical (droite) et Axel Marion, historien de formation, est député vaudois et candidat au Conseil national pour le Parti démocrate chrétien (PDC). Leur appel était soutenu par la Socie´te´ suisse d’histoire (SSH – http://www.sgg-ssh.ch) et plusieurs élus fédéraux.
Dans leur appel, ces trois historiens insistaient sur l’importance citoyenne de l’histoire et soulignaient la situation paradoxale de l’histoire en Suisse :
«L’histoire est actuellement dans une situation paradoxale en Suisse. Alors que le passé helvétique est au centre de nombreuses commémorations (Morgarten 1315, Marignan 1515, Traité de Vienne 1815, fin des hostilités de la Seconde Guerre mondiale 1945) et que l’utilisation de ces références historiques dans l’actualite´, notamment politique, suscite des débats grandissants, cette discipline est en perte de vitesse dans les cursus scolaires. Les dotations horaires sont en diminution à l’école obligatoire et postobligatoire, en particulier dans la formation professionnelle. La place de l’histoire dans les plans d’études, les moyens d’enseignement et la formation des mai^tres dans cette discipline sont également des sujets de préoccupation.»
Plus largement que l’histoire, cependant, ce sont les sciences humaines et sociales (SHS) qui font l’objet d’attaques politiques (2). Ainsi, en mars 2015, Adrian Amstutz, président de l’Union démocratique du centre (UDC, droite populiste), proposait de réduire par deux le nombre d’étudiants en SHS parce qu’ils ne trouveraient pas d’emploi. Après ce ballon d’essai, peu avant la rentrée universitaire de septembre 2015, Ueli Augsburger, député UDC du canton de Berne, allait un cran plus loin en proposant un numerus clausus pour dissuader les étudiants de s’inscrire en SHS ( La guerre de l’UDC contre le savoir | Le Temps).
Qu’importe si les chiffres du chômage contredisent ces affirmations ! Pour Ola Söderström, professeur à l’Université de Neuchâtel, ses attaques cachent en réalité une guerre contre des connaissances scientifiques produites par les SHS ( La guerre de l’UDC contre le savoir | Le Temps) :
«Plus généralement, on peut raisonnablement penser que ces arguments prétendument économiques servent surtout de façade pour dissimuler des motifs moins avouables. Les connaissances produites de façon rigoureuse par les SHS, faisant l’objet d’analyses critiques serrées par les pairs avant publication dans des revues scientifiques, sont en effet un caillou dans les souliers de partis comme l’UDC. Des historiens suisses répondent ainsi aux mythes propagés par l’UDC sur la bataille de Marignan ou la Deuxième Guerre mondiale.»
Par ailleurs, en filigrane, pointe rapidement la question de la place de l’histoire suisse dans les programmes scolaires. Pour certains, l’histoire suisse serait tombée en disgrâce du fait d’une génération intellectuelle ayant favorisé l’histoire globale ( L’école a peur de cette histoire suisse toujours plus populaire | Le Temps).
Mais qu’en est-il concrètement ? De quand daterait véritablement le début de cette disgrâce ? Une génération soit 20 ans, vraiment ? Quelles en seraient les origines ? Quels seraient les moyens d’y remédier ?
Dans une perspective de longue durée, l’enseignement de l’histoire à l’école en Suisse est essentiellement l’affaire des cantons, plus particulièrement pour l’école obligatoire. Pendant fort longtemps également, l’enseignement était organisé en ordres scolaires distincts, l’un pour l’élite (école secondaire), l’autre pour l’école populaire (école primaire). Dans le canton de Vaud, la réunion de ces ordres scolaires en deux ordres scolaires successifs (école primaire jusqu’à 11 ans, puis école secondaire jusqu’à 16 ans) n’a été réalisée qu’avec l’adoption de la réforme scolaire de 1984, entrée en vigueur en 1986.
Jusqu’à cette date, deux enseignements et deux matériels différents étaient dispensés aux élèves vaudois en histoire. Les élèves du primaire n’étudiaient que l’histoire suisse alors que l’enseignement de l’histoire au secondaire relevait d’un enseignement des humanités classiques qui progressivement s’est élargit à l’enseignement de l’époque moderne, puis contemporaine. Ainsi, en 1843, le programme du collège classique cantonal s’arrêtait-il en fin de scolarité à l’histoire du Moyen-Âge. Au secondaire, le premier manuel d’histoire contemporaine date de 1957. Il s’agit du manuel rédigé par Georges-André Chevallaz, professeur d’histoire à l’Ecole de commerce de Lausanne qui sera juste après élu syndic (maire) de la ville de Lausanne (1957 à 1973), puis conseiller fédéral de 1974 à 1983.
Fondamentalement, au secondaire, c’est une histoire générale qui, tout au long du 20e siècle, a été enseignée. Jusqu’en 1957, aux trois manuels d’histoire générale, s’ajoutait un manuel d’histoire suisse. Dès 1957, une nouvelle collection voit le jour et le manuel d’histoire suisse disparaît. Les chapitres d’histoire suisse sont intégrés aux trois manuels d’histoire générale. Néanmoins, cette intégration est relative, car nous notions dans notre travail de thèse que, par exemple (3), le manuel Chevallaz place l’histoire suisse hors des conflits de son temps ; la Suisse ne connaît par exemple pas l’écho des révolutions sociales de 1848. En outre, utilisé officiellement jusqu’en 1986, le manuel Chevallaz évite, malgré de nombreuses rééditions, tout regard critique sur l’attitude de la Suisse officielle pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Pour comprendre ce choix d’intégration, il faut le replacer dans le contexte de l’après Deuxième Guerre mondiale. En effet, au début des années 1950 et sous l’égide de l’UNESCO, différentes réunions internationales sont mises sur pied et émettent des recommandations relatives à l’élaboration des manuels d’histoire en vue d’une meilleure compréhension internationale. Ces recommandations reprenaient des travaux initiés à la suite du premier conflit mondial, notamment entre Français et Allemands, et interrompus dans l’entre-deux-guerres à la suite de l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Auteur d’une thèse intitulée Les écoles vaudoises à la fin du régime bernois, Georges Painchaud, directeur de cette nouvelle collection et futur professeur de pédagogie à l’Université de Lausanne (dès 1958) , participe depuis 1951 à ces rencontres internationales.
Actuellement, la collection de manuel d’histoire en vigueur dans le canton de Vaud, comme dans d’autres cantons francophones, est une adaptation d’une collection française de manuels d’histoire auxquels ont été intégré dans chapitres d’histoire suisse. Concernant le manuel consacré au Moyen-Âge et à l’époque moderne, 48 pages sur les 100 pages du manuel sont dédiées à des sujets d’histoire suisse soit la Naissance de la Confédération (22 pages), la Confédération aux XIVe et XVe siècle (22 pages) et la Réforme en Suisse (4 pages). Pour le 19e siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, le second manuel comporte 74 pages d’histoire suisse sur les 178 pages du manuel. L’accent est mis sur la Suisse et la Révolution française (12 pages), la Suisse et la Révolution industrielle ainsi que la question ouvrière en Suisse (16 pages) et la Suisse de 1815 à 1914 (12 pages dont 2 pages sur la Guerre du Sonderbund et 2 pages sur la Naissance de l’Etat fédéral de 1848). Pour le manuel consacré au 20e siècle, on trouve 30 pages consacrées à l’histoire suisse sur les 152 pages du manuel soit la Suisse et la Première guerre mondiale (4 pages), la Suisse de 1919 à 1939 (4 pages), la Suisse et la Seconde Guerre mondiale (6 pages) et la Suisse de 1946 à nos jours (16 pages).
De ce bref aperçu, nous pouvons relever, comme dans notre thèse (3) le poids excessif d’un enseignement de l’histoire suisse centré sur 1291 et les premiers siècles de la Confédération. A contrario, nous notions le peu de place accordé à la Suisse moderne née en 1848. S’il s’agit donc que l’histoire suisse retombe en grâce, ce rééquilibrage doit être fait en faveur d’une histoire suisse contemporaine.
Or, il s’agit d’un passé qui passe moins bien, saturé de questions politiques sensibles, telles que notre rapport avec l’extérieur, la guerre du Sonderbund et la fondation de la Suisse moderne (1848), le développement économique et social des 19e et 20e siècles, la question des étrangers, la grève générale de 1918 ou l’attitude de la Suisse entre 1939 et 1945. Ainsi, à titre d’exemple et en 2011, l’UDC s’attaquait à un enseignement jugé «trop gauchiste» de l’histoire suisse et visait plus particulièrement les travaux de la commission internationale Bergier consacré à la Suisse et la Deuxième Guerre mondiale :
«Cacher cette histoire honteuse que nous ne saurions étudier dans nos écoles publiques… Cacher ces milliers de réfugiés juifs refoulés, ces biens pillés vendus en Suisse, ces convois allemands de charbon qui traversaient nos Alpes, ces armes suisses livrées à la Wehrmacht, cette collaboration économico-financière… Tel est le credo du nouveau programme scolaire que l’Union démocratique du centre (UDC) a présenté en novembre 2010 en réaction aux plans d’études romands et alémaniques pour l’enseignement obligatoire.» (L’UDC s’attaque à l’enseignement «trop gauchiste» de l’histoire suisse. Les travaux de la commission Bergier visés | L’Hebdo, 19.01.2011)
Dans ce contexte politique actuel fortement polémique et idéologique concernant le passé relativement proche de la Suisse, on comprendra aisément qu’il est difficile pour les enseignants d’empoigner sans autre ces sujets sensibles pourtant fondamentaux. Plutôt que de les vilipender, il serait plus utile d’aller à la rencontre de ces enseignants, de les entendre et de leur offrir un soutien adéquat (4).
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur, Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
Notes :
(1) 1515, 1848, 1945 : quelle vision historique pour la Suisse d’aujourd’hui ? ( http://cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/schumaines/histo[…])
(2) L’appel :
http://assets.letemps.ch/sites/default/files/media/2015/09/01/3.0.1742442637.pdf
(3) Kaufmann, L. (2013). Autorité du discours – Discours d’autorité : les manuels d’histoire vaudois (1938-1998). Thèse de doctorat. Lausanne: Faculté des Lettres. Consultation en ligne :
http://serval.unil.ch/?id=serval:BIB_9A87C11362DE
(4) Concernant les questions sensibles en histoire suisse du point de vue des enseignants, je signale le travail de Mémoire professionnel de deux étudiants de la HEP Vaud : Eimann, A. & Emery, F. (2007). Les sujets sensibles dans l’enseignement de histoire. (Mémoire professionnel). Lausanne : HEP