Les marginalia sont des notes, dessins ou commentaires portés par copistes et lecteurs dans la marge des manuscrits médiévaux : et pourquoi pas par les élèves dans la marge des textes numériques ? Pauline Auffret, professeure de lettres au lycée Malraux d’Allonnes, démontre la faisabilité et la pertinence d’une telle démarche : ses premières ont été invités à rédiger en marge du roman « La Princesse de Clèves » les conseils que Madame de Chartres pourraient adresser à sa fille. Cette « conversation avec le texte » croise invention et commentaire pour favoriser une appropriation personnelle de l’œuvre, une réflexion critique et même un enrichissement du vocabulaire. Et si la culture numérique permettait de démocratiser non seulement l’Ecole, mais la scholie ? Et si les marginalia cessaient d’être le privilège des clercs comme elles le sont encore trop souvent ? Et si chaque élève était autorisé à son tour à se faire tout à la fois un peu savant et un peu créateur ?
Vous avez invité vos élèves à investir les marges du roman en commentant les pensées, choix ou actions de la Princesse de Clèves selon le point de vue de sa mère, Madame de Chartres : pourquoi ce projet original ?
Plusieurs éléments sont à l’origine de ce projet. Tout d’abord, j’ai été encouragée dans le choix de cette œuvre par le très beau documentaire de Régis Sauder, « Nous, Princesses de Clèves ». Pendant plusieurs semaines, le réalisateur suit une classe de première étudiant cette œuvre, dans un lycée de Marseille. J’ai été sensible à la capacité d’identification des élèves aux personnages du roman découvrant l’amour, malgré l’écart culturel et temporel existant entre eux et le texte. Le documentaire montre bien à quel point le poids de l’éducation maternelle est un aspect du roman qui questionne les élèves. J’ai trouvé cette piste très intéressante. Elle m’a semblé être un point d’entrée pertinent dans l’œuvre, capable de favoriser l’appropriation de ce texte classique par des lycéens d’aujourd’hui.
L’idée des marginalia a aussi été nourrie par la lecture de l’ouvrage « Vers un enseignement de la lecture littéraire au lycée », publié sous la direction de Sylviane Ahr. Le chapitre 2 de la deuxième partie propose des exemples de marginalia réalisés en classe de seconde, en guise de préparation à la lecture analytique. Ce type d’activité a pour objectif de réhabiliter une première approche intuitive et personnelle des textes, pour permettre de construire dans un second temps une lecture savante et plus distanciée. Cela m’a semblé tout à fait adapté pour aborder un texte comme La Princesse de Clèves.
Ce roman est souvent considéré comme le premier roman d’analyse. Entrer dans la psyché d’un personnage, commenter les pensées de l’héroïne, en se mettant à la place de sa mère, permet à mon sens, de mettre en lumière cette dimension singulière du roman, sans le trahir. Enfin, l’objectif de cette activité était de réduire l’écart entre les élèves et le texte et d’instaurer une lecture du roman sur le mode de la conversation avec le texte.
Comment s’est déroulée l’activité d’écriture elle-même ?
Ce travail était une activité « fil rouge » dans la séquence. Il a donc a été mené sur plusieurs séances et en autonomie, en dehors des cours. L’écriture des marginalia était ainsi régulièrement relancée par les analyses de l’œuvre, menées en classe.
Lors de la première étape, les élèves ont travaillé sur deux extraits du roman : le portrait de la Princesse de Clèves et la mort de Madame de Clèves. Ils ont ainsi identifié les mots-clés de ces deux extraits, puis ont reformulé à l’écrit les valeurs défendues par Mme de Chartres. Lors de cette étape, les élèves avaient accès à des dictionnaires en ligne (TLF notamment).
Lors de la seconde étape, six extraits du roman ont été proposés aux élèves. Ceux-ci correspondent à des épisodes-clés de l’intrigue. Les marges avaient préalablement été agrandies. Il leur a été demandé d’en choisir trois et de commencer à écrire dans les marges à partir de la consigne suivante : « Insérez dans les marges du texte des commentaires ou conseils que Madame de Chartres pourrait donner à sa fille. Vous veillerez à le faire avec soin, en insérant des bulles ou zones de texte en face des lignes que vous commentez. Vous pouvez si vous le souhaitez dessiner ou coller votre représentation de Madame de Chartres dans les marges. Vos conseils et commentaires devront s’appuyer sur les deux extraits étudiés lors de l’étape précédente. »
Les textes ont été mis en ligne sur le blog e-lyco de la classe afin de permettre aux élèves de revenir sur leur travail et de réécrire certains commentaires. Ceux qui le souhaitaient avaient également la possibilité d’utiliser l’outil de révision de texte sur open office ou word pour insérer leurs commentaires.
Pouvez-vous donner quelques exemples significatifs de marginalia ainsi portées par les élèves ?
Voici quelques exemples de conseils donnés par Madame de Chartres à sa fille, tels que rédigés en marge par les élèves : « La passion n’est qu’éphémère et douloureuse, le vrai bonheur est d’être aimée de son mari et de l’aimer en retour. » « La destinée vous sépare pour vous éviter une affliction certaine qui vous aurait poussée au bord du précipice. » « Ce devoir est réel, et sacrifier cette aventure vous permettra d’obtenir la vie qui vous est due : la tranquillité d’une femme honnête. » « Je suis bien enjouée de constater que mes instructions sont tenues, et que vous conservez la plus importante des valeurs d’une femme honnête : la vertu. »
Cette écriture d’invention originale a fait l’objet d’une évaluation : quels en étaient les critères ?
Ce travail a fait l’objet d’une évaluation par compétences, selon les critères suivants. Première compétence évaluée : être capable de lire, d’analyser et de comprendre un roman du XVIIème et de rendre compte de cette lecture, à l’écrit. Attentes : les commentaires ajoutés témoignent d’une bonne compréhension des enjeux des extraits choisis ; ils rendent compte d’une appropriation personnelle de l’œuvre.
Deuxième compétence évaluée : approfondir sa connaissance de la langue, principalement en matière de lexique, à partir d’un travail d’écriture mettant en jeu des notions propres au classicisme, telles que la vertu, la morale, la raison, les passions, la galanterie, etc. Attentes : les commentaires ajoutés s’inspirent des deux textes étudiés lors de l’étape 1, ils reprennent de façon justifiée les notions utilisées par Madame de Chartres dans ces deux textes.
Troisième compétence évaluée : travailler l’expression écrite à travers un travail d’imitation du style d’un auteur, ici Madame de La Fayette. Attentes : travail sur le style, reprise des figures caractéristiques de l’auteur (antithèses, oppositions, parallélismes…) ; correction de la syntaxe, orthographe, clarté du propos.
Quatrième compétence évaluée : investissement dans un projet personnel. Attentes : soin et originalité apportée à ce travail, ajouts d’illustrations pertinentes.
A partir de ce travail d’écriture, les élèves ont été amenés à réfléchir sur le roman dans son ensemble : selon quels dispositifs ? quels aspects de l’œuvre ont-ils alors éclairés ?
Une fois les commentaires achevés, les élèves ont confronté leurs propositions avec celles de leurs camarades lors de travaux de groupes. Les marginalia ont servi de support pour répondre de façon collective à une question d’ensemble sur le roman : Quel rôle le personnage de Madame de Chartres joue-t-il dans le parcours de la Princesse de Clèves ?
Les élèves ont bien su expliquer que ce personnage avait un rôle de « formateur » (selon leurs termes) dans le roman. Cela nous a donc amené à définir ce qu’était un roman de formation et à nous demander si on pouvait considérer ou non que la Princesse de Clèves appartenait à cette catégorie de romans.
Enfin, lors de l’analyse du dernier dialogue du roman, dans lequel la Princesse justifie son refus auprès de Nemours, les élèves ont bien perçu à quel point les arguments de l’héroïne étaient irrigués par les propos de Madame de Chartres prononcés dans la première partie du roman.
Au final, quels effets positifs avez-vous pu percevoir de l’expérience ?
Un des effets positifs de ce travail a été de favoriser une lecture personnelle de l’œuvre et une connaissance précise de certains épisodes du roman. Ces qualités sont attendues lors des épreuves orales, mais au-delà de l’examen, il a surtout été plaisant de voir les élèves s’exprimer avec conviction et enthousiasme au sujet des personnages de ce roman classique.
Cette expérience a également permis aux élèves de s’approprier le langage de Madame de La Fayette et de travailler sur le lexique. Il n’est pas toujours facile de réaliser des activités consacrées à l’enrichissement du vocabulaire des élèves. Ainsi, indirectement, ce travail a permis de faire entrer des mots comme « vertu », ou « affliction » dans le langage des élèves.
Cette expérience vous parait-elle transférable ? Quels conseils (pédagogiques ou techniques) donneriez-vous à des collègues tentés d’aller eux aussi avec leurs élèves investir les marges des œuvres littéraires ?
Le conseil que je pourrais donner sur le plan technique, est d’encourager les élèves à utiliser les outils de révision sur les logiciels de traitement de texte. Cela donne de la lisibilité à leur travail. On peut même demander aux élèves de retravailler la mise en page des passages commentés dans les marges (agrandissement de certains mots, choix de police, etc.).
Cette activité est tout à fait transposable, on peut l’adapter suivant l’œuvre étudiée ou les objectifs visés. Pour travailler sur la narration, on peut par exemple croiser des points de vue et choisir de donner la parole à un personnage dont on ne connait pas les pensées dans les marges du texte. On peut aussi envisager de laisser les élèves choisir le personnage dont ils veulent prolonger le discours.
Plusieurs modalités d’écriture sont envisageables : on peut par exemple demander aux élèves de commenter directement les pensées ou actions d’un personnage dans les marges, sans passer par le truchement d’un personnage. Dans l’ouvrage de Sylviane Arh, on propose de demander aux élèves de créer un avatar, de le dessiner et de le faire parler dans des bulles, à la manière d’un personnage de bande dessinée, dans les marges du texte.
De manière générale, il me semble nécessaire, pour donner du sens à la lecture et à l’analyse des œuvres littéraires, d’autoriser une parole personnelle et subjective sur les textes, et qui dépasse la question « quelles sont vos impressions sur le texte ? ». C’est un point de départ important vers la construction d’une analyse littéraire qui aide à restaurer un certain plaisir dans la lecture chez les élèves.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Des prolongements
L’activité sur le site de l’académie de Nantes
L’ouvrage sur la lecture littéraire dans le Café pédagogique
Une approche historique des marginalia
Un article d’Elie Allouche sur l’annotation numérique
D’autres expériences d’annotation littéraire
Lycéens d’i-voix autour des Sonnets de Louise Labé
Daphné Jacamon autour du Misanthrope de Molière
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Quelques outils pour annoter
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