Au lycée Aubanel, en Avignon, les premières de Florence Charravin ont exploré à la manière du 21ème siècle un roman publié en 1678 : La Princesse de Clèves. L’œuvre, si ancienne et si délicate qu’un ancien président de la République souhaitait la voir disparaitre des programmes scolaires, se trouve revitalisée par une pédagogie qui exploite bien des ressources du numérique : le réseau Facebook sert de carnet de lecture collectif pour susciter de stimulantes interactions ; un blog permet d’enrichir l’œuvre des productions créatives des lycéens, ainsi valorisées ; des enregistrements audio via les smartphones des élèves favorisent une appropriation plus sensible et le développement de compétences orales. Désuète, vraiment, la Princesse de Clèves ?
Le travail a porté sur La Princesse de Clèves : pourquoi le choix de ce roman en particulier ? quels étaient vos objectifs ?
La Princesse de Clèves est une œuvre emblématique de la littérature française, dont la lecture paraît ardue et éloignée des préoccupations contemporaines. Or, elle inspire la création récente au cinéma avec le film La Belle Personne de Christophe Honoré, ou le documentaire Nous, Princesse de Clèves de Régis Sauder qui transpose la cour du roi Henri II dans un lycée des quartiers nord de Marseille. Par conséquent, mon objectif était de faire lire à des lycéens ce roman classique et qu’ils se l’approprient en tant que lecteurs impliqués dans le récit et l’évolution des personnages. Il fallait dépasser la lecture scolaire subie et faire en sorte que les élèves tirent de cette rencontre avec la princesse une réflexion personnelle esthétique et morale.
Vous avez utilisé Facebook pour accompagner la lecture par les élèves du roman : selon quel dispositif ? pouvez-vous donner des exemples des interactions qui y ont eu lieu ? en quoi cette lecture en réseau vous semble-t-elle intéressante ?
J’ai utilisé le réseau social Facebook en mettant en place un groupe fermé constitué des élèves de la classe et des deux professeurs documentalistes qui ont participé au projet et relayé les productions sur le blog du lycée. Pour commencer, j’ai proposé des questions ludiques visant à accompagner la lecture du roman. Les élèves ont rapidement répondu en manifestant pour certains leur difficulté de compréhension et même leur exaspération devant un tel pensum. L’interaction la plus intéressante est venue des élèves qui ont incité leurs pairs à poursuivre la lecture, en apportant de l’aide sur le sens du récit ou en les encourageant dans leurs efforts parce que « tu peux le faire ». J’ai progressivement cessé les interventions pour laisser place au dialogue des lecteurs, à leurs réactions et à leurs interprétations. La page Facebook est devenue un carnet de lecture collectif, avec débat entre les élèves qui a conduit à un changement progressif de regard sur l’œuvre : elle n’était plus perçue comme une curiosité lointaine du XVIIème siècle, mais bien comme le cadre d’une réflexion d’actualité. Ce déplacement a été opéré par les élèves eux-mêmes, la réactivité du réseau social et sa visibilité par le groupe ont créé cette dynamique de l’échange et du plaisir retrouvé des lecteurs à se projeter dans le personnage.
Parallèlement à l’étude du roman en cours, les élèves ont été invités à réaliser des productions numériques autour de l’œuvre : pouvez-vous en donner des exemples précis et divers ? en pratique, comment ces productions ont-elles été définies, réalisées, diffusées ?
En complément des cours sur l’étude du roman, j’ai utilisé l’accompagnement personnalisé pour mener un projet numérique dans le cadre des Travaux académiques mutualisés ayant pour thème « l’apport des ressources numériques dans les pratiques de lecture et d’écriture en lien avec la maîtrise de l’oral ». Pour répondre à cette commande orientée vers l’oral, les élèves ont travaillé par exemple à partir de passages du roman : lecture accompagnée de musique, réécritures de passages puis lecture (réécriture contemporaine de la scène du bal, modification du dénouement), ajout de scène jouée et filmée (dialogue entre la princesse et sa mère mourante), interview fictive des personnages et de l’auteur.
Ces productions ont été définies par les élèves qui m’ont proposé leur sujet et que j’ai ensuite validé ou réorienté. J’ai laissé la possibilité aux élèves de faire un travail qui correspondait à leur sensibilité et à leurs interrogations, mon rôle étant de veiller à la pertinence de leur proposition et aux conditions de réalisation. Celle-ci n’a pas toujours été simple pour des raisons matérielles, si bien que j’ai demandé aux élèves de sortir les appareils de leur poche et nous avons utilisé les smartphones empruntés aux uns et aux autres ! Je souligne toutefois l’aide apportée par la proviseur du lycée qui a soutenu ce projet numérique et par la proviseur adjointe qui a permis d’avoir un accès Facebook pendant les heures d’AP. Les productions finales ont rejoint le réseau social et le blog du lycée.
Variété des productions, liberté de choix, collaboration, créativité, publication sur un blog … : autant de modalités assez inhabituelles l’année du bac de français pour aborder une œuvre littéraire ! Pouvez-vous expliquer en quoi ce processus met en œuvre des valeurs et des démarches pédagogiquement intéressantes ?
Ce processus permet la diversification dans l’étude d’une œuvre intégrale qui ne se réduit pas à des lectures analytiques ou des cours magistraux, mais envisage aussi d’autres entrées dans le texte, par exemple en le remaniant pour l’augmenter et expliciter les enjeux du rapport entre les personnages.
Ce processus conduit également à la différenciation : les élèves ont formé des binômes, acteurs dans la décision pour élaborer un projet personnalisé et définir le calendrier d’exécution des tâches. Dans ce travail collaboratif, j’ai tenu à valoriser les élèves qui ont fait preuve d’un sens de l’entraide remarquable, au-delà de la composition des binômes.
Enfin l’intérêt du réseau ou du blog est de proposer à l’ensemble de la classe des regards multiples qui enrichissent les connaissances sur le roman. L’effet « Facebook » produit une émulation et une compétition : la diffusion des productions grâce au numérique incite tous les élèves à un haut niveau d’exigence pour ne pas décevoir les pairs.
Finalement la liberté accordée aux élèves a permis de consolider l’étude du roman par une familiarité avec l’œuvre. Ce qui si l’on revient au point de départ de l’entrée dans la lecture de La Princesse de Clèves est inespéré ! Nul doute que la médiation du réseau social a contribué à abolir chez les lycéens les frontières entre le divertissement et l’intérêt pour un objectif collectif, dont l’enjeu final est resté la préparation à l’épreuve anticipée de français.
Une partie importante de ce travail a porté sur l’oral : en quoi la mise en voix vous semble-t-elle une riche possibilité pour travailler la littérature ? en quoi le numérique peut-il aider à développer des compétences orales ?
Travailler sur l’oral a été pour moi une approche nouvelle, impulsée par la commande institutionnelle. La mise en voix donne au texte littéraire une incarnation par son existence sonore et émotionnelle. Les élèves ne sont pas habitués à cet exercice, que les professeurs ont peu le temps de travailler. Aborder l’écrit par la voix et l’oral a été une expérience de réussite pour des élèves en difficulté de lecture et d’écriture. Il y avait dans la classe deux lycéennes brésiliennes qui se sont passionnées pour le roman malgré l’obstacle de la langue et qui ont été très actives. Le numérique leur a permis de développer des compétences orales et de montrer une compréhension fine et sensible du roman alors qu’elles ne parvenaient pas à progresser dans le cadre plus contraint des attentes de l’écrit de l’EAF. Mais plus qu’un véritable atout pour l’oral, cette expérience numérique a été une nouveauté pour l’évaluation, j’ai pris en compte des critères de créativité, de partage et de progression car il n’était plus possible de conserver les repères traditionnels. Les élèves ont apprécié leur liberté et la confiance accordée à leur capacité de réussir.
Certains supports utilisés, comme les réseaux sociaux ou le blog, font que cette expérience participe aussi à l’EMI : quelles compétences ont été favorisées par ce travail ? en quoi vous semble-t-il préférable de mener par la pratique une telle éducation ?
L’utilisation de réseaux sociaux ou de blog participe à l’éducation aux médias et à l’information puisque l’ensemble de la communauté éducative doit connaître et respecter les lois en vigueur quant à l’image, la propriété intellectuelle et la diffusion d’informations. Cela suppose un échange préalable avec les parents, et un contrat passé avec les élèves afin que soient respectées les règles du droit et que l’anonymat des mineurs reste préservé. La Princesse de Clèves a suscité un débat qui a glissé de la notion de réputation en société à celle d’e-réputation : quelle image de soi donne à voir un adolescent dans les traces laissées sur la toile ? Quelles en sont les conséquences et les risques ?
Autant de questions graves qui prennent une dimension concrète dans la pratique pédagogique et invite à une prise de distance critique envers les conduites potentiellement dangereuses ou néfastes. Le cours de français et de littérature est bien le lieu d’une pensée réflexive qui amène l’élève vers la citoyenneté, le respect de soi-même et de l’autre.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut