Depuis le 21 octobre, le film « Alphabet » d’Erwin Wagenhofer est diffusé dans quelques salles de cinéma en France (1). Diffusion assez confidentielle mais assortie, le plus souvent, de débats fort intéressants et auxquels je ne saurais trop recommander d’assister… Le réalisateur considère ce long métrage documentaire sur l’éducation comme le troisième volet de sa « Trilogie de l’épuisement », après « We Feed The Word » (sur la crise alimentaire) et « Let’s Make Money » (sur la crise financière). Il explique que ce troisième film est né dans son esprit, au moment où il tournait dans la « City » de Londres, en voyant ces milliers de personnes, formées dans les meilleures écoles et considérées comme l’élite économique mondiale, conduire notre système financier au bord du gouffre : « Si c’est à cela que conduit la meilleure éducation formelle, alors il y a vraiment quelque chose qui cloche : c’est de ce constat qu’est né ce film ». Argumentaire intéressant et qui suffit, évidemment, pour qu’on s’y intéresse de près.
Un film particulièrement efficace
Le réalisateur a du métier et il sait, de toute évidence, utiliser sa caméra pour soutenir et appuyer son propos : les situations sont bien filmées et les regards des enfants captés avec une vraie sensibilité. Le montage est vif, souvent surprenant et nous conduit, avec une belle habileté, à la conclusion qui s’impose : l’enfant est « naturellement » un être merveilleux, spontanément créatif, toujours abimé par l’école, capable de s’instruire au seul contact de la nature vers laquelle doivent le conduire des adultes bienveillants.
Nous commençons donc par assister à des cours donnés en Chine (à Shanghai probablement) avec d’immenses classes d’écoliers en uniformes qui recopient mécaniquement, sous la dictée du maître, d’interminables leçons censées les préparer à des examens et concours qui semblent être leur lot quotidien. Une mère, particulièrement touchante, nous montre d’ailleurs avec fierté l’ensemble des médailles et diplômes obtenus par son fils qui regarde, hébété, toutes ces récompenses sans enthousiasme particulier… Tout est fait ici pour nous convaincre que les établissements chinois d’élite subissent la terrible pression des tests PISA et consacrent l’essentiel de leur activité à préparer leurs élèves à s’entraîner à ces tests. Les familles de la moyenne et de la haute bourgeoisie chinoise jouent, d’ailleurs, pleinement le jeu en redoublant les entraînements scolaires par des cours particuliers souvent payés à des prix exorbitants… En contrepoint, le réalisateur donne la parole à un professeur de pédagogie de l’université de Pékin, Yang Dongping qui compare l’enfant à un magnifique cerf-volant « qui serait retenu au sol par les parents et par l’école. Nous aimerions le voir voler plus haut ; mais, en réalité, dit-il, nous faisons tout pour le contrôler. Pour garder le contrôle »…
Plans de superbes cerfs-volants sur un ciel bleu. Banc-titre pour souligner les dangers de l’éducation chinoise. Puis, fondu enchaîné sur une séquence « scientifique » censée nous montrer que la capacité de divergence imaginative diminue très fortement quand l’enfant grandit pour disparaître presque complètement à l’âge adulte, quand l’éducation a fini son œuvre… Le film continue ensuite, avec quelques excursus dans des officines de formation de managers où l’on apprend clairement à s’imposer au détriment des autres et à humilier pour triompher. Il nous montre, dans un face-à-face particulièrement fort, une jeune fille allemande lisant le récit de son « exil » du monde scolaire… Avant de nous faire découvrir Arno Stern, contrepoint filmique et idéologique à la catastrophe scolaire qui vient d’être dénoncée. Ainsi découvre-t-on Arno Stern, avec un petit groupe d’enfants, dans le « Closlieu » qu’il a imaginé (2), les accompagner doucement pour que, par le « jeu du dessin », ils puissent exprimer leurs véritables capacités créatrices.
Puis nous découvrons la famille Stern et le film s’attarde sur le personnage d’André, fils d’Arno, luthier, musicien, tireur à l’arc, journaliste, conférencier célèbre, directeur du « Laboratoire d’observation et de préservation des dispositions spontanées de l’enfant » et auteur d’un best-seller traduit dans une multitude de langues : « Je ne suis jamais allé à l’école » (3)… Quelques plans superbes dans le magnifique jardin de la famille Stern concluent le film : le jeune fils d’André y parle avec des fleurs et la femme d’Arno feuillette avec lui des livres d’images dans une sérénité absolue : entre les clichés rousseauistes de l’ « Émile » et les motifs délicats de la porcelaine anglaise, nous sommes bien loin de l’enfer des écoles chinoises…
« La lettre volée »
Comme la lettre volée d’Edgar Poe, si en évidence sur la cheminée que personne ne songe à l’y chercher, le message est ici tellement évident qu’on finit par l’oublier. Il est, pourtant, très simple : le système scolaire est totalement miné par la concurrence mondialisée – attisée elle-même par les tests internationaux – au point qu’il ne peut que produire des individus normalisés, reproduisant mécaniquement ce à quoi ils ont été dressés ; l’école traditionnelle organise la rivalité systématique pour le malheur du plus grand nombre et au profit d’une élite obtuse soumise elle-même à la dictature de l’argent ; les enfants, embrigadés dans cette machine infernale subissent ennui et humiliation, perdent toute forme de créativité et deviennent des adultes qui mènent notre monde au désastre… En revanche, l’enfant qui ne va pas à l’école vit dans le bonheur absolu et peut, tout à la fois, espérer une belle réussite personnelle et sociale. Morale de l’histoire : « L’adulte n’a rien à apprendre à l’enfant ; il lui suffit de lever les barrières et les limites qui permettent à son énergie vitale de s’exprimer, de l’accompagner avec un regard bienveillant et de s’émerveiller devant son épanouissement ».
Cette emphase de la métaphore horticole en éducation, si bien analysée par Daniel Hameline (4), n’a vraiment rien de nouveau : elle est présente dans le mouvement de l’Éducation nouvelle dès le début du 20ème siècle, même si cette Éducation nouvelle est loin de s’y réduire et introduit bien plus de complexité dans sa conception du « développement de l’enfant » qu’on ne le dit habituellement (5). Et la même métaphore horticole reste dominante dans de nombreux discours médiatiques sur l’éducation (6) qui ne font guère qu’ânonner, plus ou moins bien, les propos déjà tenus par A. S. Neill, l’auteur de « Libres enfants de Summerhill », dès les années 1920.
Mais, surtout, cette équation – « l’École tue l’imagination de l’enfant et fait de lui un arriviste individualiste » – si elle peut se vérifier, de facto, dans notre société occidentale libérale et ses nombreuses succursales de par le monde, ne m’apparaît nullement ni comme une « vérité éternelle et immuable », ni comme une fatalité qui devrait nous faire choisir définitivement la marginalisation ou la déscolarisation de nos enfants. Elle doit plutôt nous inviter à militer pour changer cette école…
Car la fameuse équation repose sur des assimilations particulièrement discutables. D’abord, elle identifie toute forme d’éducation collective instituée à une organisation de la mise en concurrence des personnes à partir d’exercices standardisés : c’est faire preuve là d’un étrange occidentalocentrisme, oubliant aussi bien « l’arbre à palabres » africain, les « voleurs de connaissances » népalais, les « colonies » de Makarenko ou les « coopératives poétiques » de Tagore… Ensuite, elle assimile l’école dans son ensemble à la « forme scolaire » imposée en France par Guizot dans les années 1930, et très largement exportée ensuite dans le monde entier : si le « modèle simultané » de Guizot – un groupe d’enfants de même âge et de même niveau faisant la même chose en même temps sous le contrôle du maître – reste, en effet, hégémonique dans les esprits, il existe, un peu partout aujourd’hui, des éducateurs qui résistent et s’inspirent plutôt du « modèle mutuel », de la « classe verticale » ou « multiâge », dans lesquels l’entraide l’emporte sur la concurrence, le dépassement de soi sur le dépassement des autres… Par ailleurs, la fameuse équation « anti-scolaire » laisse penser que les savoirs enseignés sont nécessairement imposés sous des formes standardisés, vidés de leur sens et réduits à des « utilités scolaires », voire à des obstacles sur un parcours du combattant. Or, il n’y a là aucune fatalité : certes la « scolastique », comme disait Freinet, reste puissante et massivement relayée par certains manuels scolaires, mais comment peut-on oublier l’immense effort de la pédagogie pour permettre l’organisation de projets ou de situations-problèmes qui s’efforcent de mettre en œuvre, au quotidien, la fameuse maxime de Dewey : « Toute leçon doit être une réponse » ? En bref, comment identifier l’ « École », dans son principe même, aux caricatures d’écoles qui, pour être encore trop nombreuses, n’en représentent pas moins un modèle dépassé ?
Les naïvetés du « naturalisme éducatif »
Il n’est pas question ici de mettre en cause la bonne foi des personnes qui, comme Erwin Wagenhofer, prônent le « naturalisme éducatif »… ni, a fortiori, de les accuser de tous les maux. Mais on peut néanmoins s’interroger sur plusieurs dimensions qui apparaissent dangereuses dans ce qu’ils nous présentent comme des évidences.
D’abord, peut-on vraiment adhérer à la conception, qu’ils revendiquent haut et fort, de « l’abstention éducative » ? Selon eux, plus on laisserait un enfant se développer seul et plus il pourrait aller loin dans l’accès aux connaissances et la réalisation de soi ! Est-ce bien certain ? Et est-ce cela qu’ils mettent eux-mêmes en pratique ? Rien n’est moins sûr : le « Closlieu » d’Arno Stern est extrêmement ritualisé et l’on peut imaginer que l’éducation qu’il a donné à son fils l’était aussi.
Pas d’éducation, en effet, sans que l’adulte « présente le monde à l’enfant » et lui donne le goût et les moyens de le découvrir et de se l’approprier intellectuellement. Pas d’éducation sans « contraintes fécondes » qui permettent à chacune et à chacun de s’exhausser au-dessus de lui-même. Pas d’éducation sans la passion de transmettre, de transmettre sans « dresser », mais de transmettre néanmoins, ce qui nous a fait être et peut permettre à l’humanité de se prolonger au-delà de nous… Refuser d’assumer cela, de le formaliser un tant soit peu, de chercher les moyens de l’étendre sans, pour autant, le normaliser dans des « standards stériles », c’est se contenter de laisser quelques personnalités charismatiques faire profiter quelques privilégiés des belles trouvailles dont elles ont eu l’intuition.
Et c’est là que le bât blesse gravement : l’École, la vraie, celle qui associe transmission et émancipation, réalisation de soi et inscription dans un collectif, n’est pas simplement un lieu où l’on apprend ; elle n’est pas simplement, non plus, un lieu où l’on articule l’effort et le plaisir pour se dépasser soi-même. Elle est aussi un lieu où l’on apprend ensemble et sans s’être choisis, où l’on apprend des savoirs communs que l’on s’approprie, chacun, de manière spécifique. Bref, l’École est un lieu où l’on apprend à « FAIRE SOCIETE », un lieu où l’on enseigne, tout à la fois, comme le disait Olivier Reboul, « ce qui unit et ce qui libère ».
Aussi, dans sa fougue « évangélisatrice », dans sa volonté, bien compréhensive, de lutter contre une éducation mortifère, Erwin Wagenhofer ne jette-t-il pas le bébé avec l’eau du bain ? Ne cautionne-t-il pas quelques privilégiés qui peuvent se permettre de mettre leurs enfants dans des écoles alternatives ou de les scolariser eux-mêmes, quand il faudrait plutôt montrer qu’ « une autre École est possible » ? Et qu’elle est possible pour toutes et tous ! Ailleurs que dans de beaux jardins à l’anglaise, en dehors des groupements affinitaires et claniques d’adeptes plutôt fortunés du « développement personnel ». Une École qui est déjà en gestation dans nos cités comme dans nos zones rurales, chaque fois que des enseignantes et des enseignants s’efforcent de prendre au sérieux les finalités de « l’École de la République » et d’en incarner les valeurs, d’égalité, de solidarité, de liberté, de coopération et d’émancipation. Il y a là des centaines d’innovations clandestines, souvent réalisées en marge de l’institution et sans guère de soutien de quiconque, mais qui sont autant de « territoires transformateurs », porteurs d’espoir pour toutes et toutes : les enfants du peuple comme les autres.
Le rappel salutaire du « naturalisme éducatif »
On l’aura compris : je trouve le film d’Erwin Wagenhofer salutaire dans sa dénonciation et dangereux dans ses propositions. Je le trouve lucide sur les effets ravageurs d’une école fondée, tout à la fois, sur la concurrence acharnée et sur la normalisation systématique, mais je le trouve naïf dans sa vision de l’enfance, déconnectée des problématiques sociales, faussement rousseauiste (7) et authentiquement spontanéiste. Je trouve qu’il fait preuve d’autant de lucidité sur les failles du système que de cécité sur les alternatives à lui apporter. Et, même dans les propositions qu’il exalte – comme le « Closlieu » d’Arno Stern – je suis convaincu qu’il fait l’impasse sur l’extraordinaire « directivité » dont fait preuve le maître pour créer les conditions de « l’expression de soi ». Bref, il y a là comme un déni de la pédagogie. Un peu comme si toute activité pédagogique était entachée d’un défaut majeur – « vouloir avoir de l’influence sur l’enfant » – et ne pouvait aboutir qu’à un seul et piteux résultat : la destruction systématique des pouvoirs créateurs de ce dernier… Or, on pourrait très facilement exposer le contraire et, dans la lignée de Pestalozzi ou de Korczak, du scoutisme ou de l’Oulipo, démontrer que de belles contraintes, utilisées avec rigueur et nourries de contenus culturels exigeants, permettent précisément l’émergence d’une créativité débarrassée, tout à la fois, des caprices de l’infantile et des clichés de la publicité. C’est, pour ma part, ce que j’ai toujours défendu.
Pourtant, et c’est là un point que le film rappelle opportunément par le biais de Gérald Hüther, chercheur en neurosciences, « on ne peut forcer quelqu’un à s’éduquer ; on ne peut que l’y inviter. C’est là tout l’art de l’éducation. » Plus encore, dirai-je : jamais un éducateur n’aura fini de rechercher des conditions favorables, de multiplier les stimulations, d’introduire de belles contraintes, de proposer des ressources de qualité, de parier sur l’éducabilité de l’autre, de l’encourager et de l’accompagner… Mais, aussi loin qu’il aille, rien de tout cela n’exonèrera l’éduqué de « prendre le risque d’apprendre et d’avoir le courage de grandir ». C’est là le paradoxe constitutif de la pédagogie… Et qui s’appuierait sur la liberté d’apprendre de l’enfant pour s’exonérer l’adulte de l’obligation d’enseigner n’y aurait rien compris.
Philippe Meirieu
Toutes les chroniques de P Meirieu
NOTES
(1) http://www.alphabet-lefilm.fr
(2) http://www.arnostern.com/fr/closlieu.htm
(3) Actes Sud, 2011
(4) L’éducation, ses images et son propos, Paris, ESF éditeur, 1986
(5) Cf. Philippe Meirieu, Pédagogie : des lieux communs aux concepts clés, Paris, ESF éditeur, 2013
(6) Voir, bien sûr, les propos du célèbre Ken Robinson dont le TED (subtile alliance de banalités, de démagogie et d’humour) dépasse 36 millions de vue -https://www.ted.com/talks/ken_robinson_says_schools_kill_creativity?language=fr ), ce qui vaut à son auteur d’être l’un des conférenciers les mieux payés de la planète.
(7) Je fais partie de ceux qui pensent que, chez Rousseau, « l’état de nature » n’est ni une réalité historique, ni un donné psychologique, mais une postulation nécessaire, une sorte de « péché originel à l’envers » qui permet le développement d’un sujet harmonieux dans le cadre d’une éducation équilibrée.