L’appel à l’innovation, au changement est une incantation qui accompagne très souvent le numérique. Collèges connectés, collèges préfigurateurs et autres établissements promis au prochain plan numérique n’échappent pas à cet appel, renforcé par ce mot magique d’expérimentation. Pourtant il faut bien rester attentif au fait que, à côté de ces expérimentations, la majorité des enseignants est peu affectée par ces changements, ou seulement à la marge. Dans ces conditions, si l’on est du côté des responsables, préférera-t-on quelques établissements ou enseignants phares ou aura-t-on une préférence pour la généralisation des changements ? A lire et à observer ce qui circule depuis quelques années, on s’aperçoit que si la généralisation est un vœu récurrent exprimé, l’expérimentation valorisée est la règle la plus générale. Le problème posé par les innovateurs, c’est justement la question de la diffusion et du transfert. Manifestement, le souci des politiques est exprimé dans ce sens, mais les mises en oeuvre concrètes ne confirment pas cette intention.
Après le CNIRS jadis (fin des années 1990) créé puis abandonné, le CNIRE, mis en place en 2013, les politiques ont porté leur souci de l’innovation et de la généralisation sur le devant de la scène, mais là encore de manière ambiguë : il faut innover, mais pas déranger. Ainsi on peut lire le passage suivant dans le document d’installation du CNIRE (2013) : « Identifier les pratiques innovantes existantes, mutualiser les bonnes pratiques et mettre en oeuvre de nouvelles pratiques pédagogiques. » puis « Diffuser les pratiques les plus pertinentes ; ». S’appuyant sur les corps intermédiaires (CARDIE, inspections) le ministère rappelle cependant dans le même document que : « Concrètement, au nom de l’article L.401-1, tout est possible à deux limites près : le respect des programmes (des contenus d’enseignement et, au second degré, du volume horaire annuel consacré à chaque discipline) et la préparation aux examens nationaux pour les niveaux concernés ». On remarquera qu’en évoquant deux limites, le texte en énonce en réalité trois et non des moindres. Il faut, sur cette base, s’interroger sur ce qui se fait et sur les règles qui encadrent ce qui se fait. Car si le législateur fixe des limites, l’établissement peut en fixer d’autres par son règlement et l’enseignant d’autres encore au nom de sa liberté pédagogique…
Peut-on tout faire quand on expérimente ? Après l’innovation (venue d’en bas) il y a l’expérimentation (souvent venue d’en haut). Cette opposition rapide entre ces deux manières de faire est pourtant éclairante dans l’analyse des pratiques. On objectera que l’appel à projet (les fameux AAP) offre autant de possibilités pour que les acteurs du quotidien fassent remonter aux décideurs leurs souhaits d’expérimentation, mais il faut rappeler que ce sont les décideurs qui décident de l’expérimentation à mener, et c’est en ce sens que l’expérimentation est dans la plupart des cas à dominante descendante. Si l’innovation est finalement encadrée, l’expérimentation elle semble l’être beaucoup moins. En effet il n’est pas rare d’entendre des responsables dire que le statut expérimental permet de déroger à la loi. Et que si on ne le fait pas, cela sera un frein à l’expérimentation. Certains enseignants innovants (voire des équipes) n’hésitent d’ailleurs pas aussi à enfreindre la loi, et agissent de manière clandestine. Si l’on peut comprendre cette dernière attitude (même s’il faut la réprouver, on verra pourquoi plus loin) dans le cadre de l’innovation, on ne peut pas l’accepter davantage dans une expérimentation. Au contraire même, l’expérimentation, parce qu’elle anticipe le projet, doit se soucier du droit, quitte à demander une dérogation ou une autorisation partielle au législateur ou à l’autorité quand il y en a une (cela existe dans le domaine de la santé).
On peut s’étonner que l’on puisse expérimenter avec des élèves, comme on le ferait avec des animaux. Certains l’on fait, comparant l’expérimentation avec une prise de risque insensée en regard de l’avenir des jeunes. Plus largement, la question posée est celle de la responsabilité de l’enseignant sur les effets de son expérimentation sur l’avenir des élèves. On se rappelle ici le film mythique « le cercle des poètes disparus » qui, d’une certaine manière, traite de cette question. Qui s’érige alors en autorité pour nommer ce qui est faisable ou non, ce qui est même légal ou non ? En réalité chaque enseignant est confronté au « tâtonnement pédagogique ». Il essaie avec ses élèves des manières de faire (bricolage) qui, pense-t-il, vont être efficaces, quand ce n’est pas emprunter des chemins de traverse (braconnage). Les élèves s’en portent-ils moins bien ou mieux ? Il est bien rare qu’on le sache car, et pour faire référence au texte du CNIRE, le pouvoir politique et administratif veille !!!
Non, au nom de l’expérimentation on ne peut pas faire n’importe quoi. Mais ce qui est plus inquiétant, c’est lorsque le politique reproduit des décisions qui, par le passé, ont déjà montré leur inefficacité. Ainsi en est-il du plan numérique. Mais on nous objectera que l’on a prévu la formation, les ressources, que les équipes sont volontaires et même que l’on a associé des sociétés privées d’ampleur mondiale (Microsoft, Cisco) mais aussi bien françaises (Qwant) et que les tablettes et ordinateurs seront prises de manière privilégiée auprès de fournisseurs français. En grattant un peu et en écoutant tel ou tel commentaire, on s’aperçoit qu’à la limite l’élève importe peu, en regard de l’image réussie d’un plan et par une autre entrée, que l’apprendre n’est pas la priorité, pour reprendre l’idée de JM Monteil rapportée par Ludomag : « Nous n’entrons pas dans la réflexion sur le numérique dans l’enseigner et l’apprendre par la porte de la classe ». La priorité serait plutôt de ce côté : « La cible n’est pas l’Education Nationale mais la société dans laquelle l’Education Nationale est un élément extrêmement important. », à condition de préciser ce que l’on veut impulser à partir de là… Et si l’Education Nationale n’était plus aussi importante que cela, en regard du numérique ?
Les débats actuels révèlent une tension entre deux grands axes : d’un côté, laisser la société pénétrer l’école, de l’autre, faire de l’école un bras armé pour aborder la société. Et pour dépasser ce paradoxe, certains voudraient faire les deux à la fois. C’est ce qui semble se profiler avec les annonces actuelles. La question est pourtant bien mal engagée : en ne changeant pas les fondamentaux de la forme scolaire, on ne peut rien espérer de quelque plan que ce soit. Les fameux trois points incontournables évoqués plus haut (programmes, horaires, examens) sont « le carcan mental de l’action pédagogique ». Or ce que le numérique social apporte comme question, c’est justement l’idée que ces trois fondamentaux ne correspondent plus aux réalités des moyens disponibles et des évolutions actuelles de la société (on lira avec intérêt certains passages du dossier que Sciences Humaines vient de publier « De la formation au projet de vie »), et de son organisation revue avec le numérique.
Le numérique n’a pas attendu l’école pour changer les adultes et les jeunes. Il ne s’embarrasse pas de la forme scolaire : partisans ou opposants au plan numérique peuvent débattre des heures sur la manière de faire, tant qu’ils en resteront à ce niveau de débat, il y a fort à parier que rien ne changera dans l’école de demain ! En effet la question n’est pas tant de savoir quelle entreprise va remporter la place sur le podium de l’éducation nationale, mais quel projet pour l’apprendre de demain porte le ministère. A lire et entendre les propos de certains, il n’y aura pas débat, les cartes sont distribuées… On pourra expérimenter « sans risque » on pourra même « enfreindre la loi sur les données personnelles » sans risque, on pourra « pactiser avec n’importe qui sans risque ». Pourtant ce qui est proposé est un cadre construit au XIXe siècle et désormais dépassé. Condorcet avait annoncé l’importance de la formation tout au long de la vie… qu’en reste-t-il ? Mais le même avait su doser la quantité de savoir nécessaire pour faire un homme libre, mais pas un contestataire. Aujourd’hui, c’est autour de l’éducation au, par et avec le numérique que la question est posée. Vincent Peillon avait trouvé un bout de la formule, on n’est pas sûr que ceux qui lui succèdent lui aient vraiment emboité le pas !
Bruno Devauchelle