« L’interdisciplinarité ne se décrète pas » même si elle reste « un formidable moyen de mettre en valeur ceux qui ne se retrouvent pas toujours dans la structure classique de l’enseignement ». L’injonction de faire rentrer les EPI dans les collèges soulève un certain nombre de questionnements, aussi bien sur les attentes, mais aussi sur les conditions de sa mise en place. Cinq enseignants, Guillaume Dietsch, Teddy Mayeko, Simon Avogadro, Lucas Simon-Malleret et Benjamin Le Gall, membres du Collectif de Réflexion sur l’Intervention en EPS (CRIEPS) de l’Académie de Créteil, partagent leurs inquiétudes.
Pouvez-vous présenter rapidement votre groupe de travail et nous dire quelle place occupe l’interdisciplinarité dans vos pratiques ?
Chacun dans nos établissements, nous nous sommes essayés à la mise en œuvre de projets interdisciplinaires. Actuellement, certains d’entre nous travaillent par exemple sur le développement du « goût de l’effort ». L’idée est de donner du sens à l’effort physique à travers la mise en place d’actions concrètes permettant aux élèves de mettre en mots leurs émotions athlétiques et plus spécifiquement leurs réticences et/ou leurs appétences vis-à-vis de la course à pied. D’autres s’appuient sur les sports collectifs pour développer la capacité à argumenter chez les élèves. Dans tous les projets que nous avons élaborés, la démarche part d’une mise en œuvre individuelle qui donne satisfaction en EPS et qui pousse certains collègues à « se greffer » au dispositif existant pour prolonger la réflexion et élargir les horizons. Nous avons le sentiment que l’interdisciplinarité naît ainsi d’une construction conjointe et ascendante, impulsée par des initiatives locales et individuelles.
A l’inverse, nous pensons qu’elle ne se décrète pas. Elle ne doit pas être imposée à une équipe de façon descendante sous peine de vider la démarche de son sens. En effet, l’interdisciplinarité peut être un formidable moyen de mettre en valeur ceux qui ne se retrouvent pas toujours dans la structure classique de l’enseignement. C’est tout compte fait donner aux élèves d’autres outils de compréhension afin qu’ils puissent s’approprier les savoirs différemment. Cette forme de travail situe donc l’élève au carrefour de différentes disciplines. En se mettant au service d’un projet d’apprentissage global, l’interdisciplinarité a pour ambition d’aider les élèves à effectuer des ponts entre les différents objets de savoir.
Vous percevez les avantages pour les élèves, mais qu’en est-il pour les enseignants?
Les projets interdisciplinaires peuvent apporter une réelle satisfaction aux enseignants à la fois soucieux et désireux de travailler collectivement. Le cas échéant, ils confèrent aux collègues le sentiment d’avoir été au bout d’une démarche qui a du sens lorsque les élèves vivent des expériences « différentes » qui les marquent. Pour autant, sur le terrain, nous sommes confrontés à de nombreuses difficultés, qui peuvent aller de la mise en forme du projet jusqu’à sa réalisation effective. Nous sommes tous d’accord pour dire que le travail en interdisciplinarité nécessite un temps de préparation et de concertation très important. Les collègues qui s’engagent dans ces initiatives, le font parce qu’ils y croient. Ils ne le font certainement pas pour répondre à une commande, fut-elle institutionnelle.
Vous faites sans doute allusion aux EPI ? ?
Effectivement. Ce que nous redoutons, c’est que l’imposition des EPI devienne culpabilisante pour des enseignants qui n’ont ni l’envie, ni les moyens de s’investir dans ce nouveau format d’enseignement. Ou encore que les EPI deviennent un prétexte pour demander davantage à ceux qui s’investissent déjà beaucoup dans leur établissement. Entre le travail de conceptualisation et les différents temps de concertation, qui ne semblent pas prévus par la réforme, comment imaginer que la profession se précipite vers ce nouveau dispositif institutionnel, si celui-ci se trouve imposé de façon descendante, sans réelle prise en compte des besoins et des difficultés que cela engendre. Que l’interdisciplinarité puissent avoir certaines vertus est une chose, en faire une sorte de dogme, un incontournable scolaire sans lequel on ne pourrait pas bien enseigner en est une autre. Nous pensons que la richesse d’un projet tient à son émergence opportune. Bien souvent, les actions qui ont le plus d’impact sur nos élèves sont celles qui reposent sur une culture de l’instinctif et qui s’ancrent sur le « déjà là ». Dans cette optique, imposer l’interdisciplinarité c’est procéder en sens inverse. C’est tenter de fabriquer des arguments pour justifier la mise en œuvre d’un projet.
Sans doute, mais n’est-ce pas là une condition pour permettre au travail interdisciplinaire de se développer ?
Les projets interdisciplinaires existent, mais ils fonctionnent plutôt « à l’huile de coude ». Ils se construisent autour d’objectifs ambitieux qui représentent une plus-value pour la formation des élèves. Toutefois, la réforme fixe des contraintes normatives (l’élève doit avoir vécu au moins 6 EPI au cours de sa scolarité), qui comme nous le redoutons, sont susceptibles de faire disparaître ce genre d’initiatives au profit de projets plus minimalistes. Concrètement, les projets qui ont du sens se réalisent souvent à l’échelle d’une classe, voire de deux ou trois. Inscrire ces projets dans le cadre des EPI revient à demander aux collègues d’élargir leur démarche à tout un niveau de classe, de la 5e à la 3e et ce, au risque d’en diluer la qualité. La question mérite donc d’être posée : ne risque-t-on pas de valoriser le quantitatif au détriment du qualitatif, des projets formatés contre des projets contextualisés ?
On pourrait nous répondre que l’ambition des EPI est de toucher le plus grand nombre d’élèves et que cela vaut bien quelques sacrifices. Mais en imposant, on a surtout tendance à dériver vers des projets formels. En imposant, on décrète et on institutionnalise des pratiques qui nécessitent l’adhésion. Or, nous pensons que les enseignants doivent être les principaux artisans des projets interdisciplinaires. Cette condition est essentielle si nous souhaitons produire de réelles transformations éducatives sur les élèves. Dès lors, comment permettre à des collègues n’ayant pas forcément les mêmes logiques de travail et les mêmes conceptions de l’éducation de coordonner ensemble la formalisation d’un produit commun ? Cette question anodine au premier abord pose de façon très concrète les problématiques contextuelles auxquelles vont être confrontés les enseignants sur le terrain.
Selon vous la formation mise en place dans chaque établissement ne comporte pas de garanties suffisantes ?
L’enquête PISA (2012) insiste sur la nécessité d’accompagner les équipes éducatives sur leur lieu de travail. Si nous rejoignons cette idée, nous pensons également qu’une formation « accélérée » des enseignants reste insuffisante et risque d’occasionner certaines difficultés pour mettre en œuvre une réforme complexe qui bouscule les habitudes de travail. Aussi, il nous semble nécessaire de repenser la logique de formation afin que chacun puisse construire des éléments de professionnalité autour d’une culture de l’interdisciplinarité. Dans cette perspective, la formation initiale des enseignants est un levier incontournable pour questionner et faire évoluer les pratiques pédagogiques. Elle doit apporter des contenus spécifiques aux futurs enseignants pour impulser la mise en œuvre de ces nouveaux formats d’intervention sur le terrain. Tant que cet espace de diffusion restera hermétique, nous ne pourrons pas envisager de briser les « frontières de verre » entre les disciplines (Joël Lebeaume, Itinéraires de découvertes au collège : des pratiques d’enseignement coordonnées face à des « frontières de verre », 2007). C’est néanmoins un processus qui demande du temps et qui par voie de conséquence ne peut se réaliser dans la précipitation. Il suffit de s’intéresser aux derniers débats concernant les épreuves du concours (certification et agrégation) pour apprécier toute la complexité du sujet.
A vous entendre les EPI semblent voués à l’échec ?
Oui, car selon nous les EPI procèdent aujourd’hui en sens inverse. Leur mise en place nécessite que les enseignants développent des compétences plus « transversales ». Or, travailler en interdisciplinarité implique que des collègues de différentes disciplines soient capables de mettre en relation leurs contenus, de coopérer et de décloisonner réellement leur enseignement au service de l’apprentissage des élèves. Cette interdisciplinarité scolaire au sens d’Yves Lenoir, est souvent difficile à mettre en œuvre. Elle se traduit généralement par des pratiques pluridisciplinaires qui renvoient à une juxtaposition de différentes matières cloisonnées autour d’un objectif commun (Catherine Reverdy, Dossier de veille de l’IFÉ, n° 100, ENS de Lyon, mars 2015). Pour cette raison, les EPI génèrent une certaine forme d’inquiétude et de résistance (Luc Ria, Le café pédagogique, 8 octobre 2015) que nous trouvons légitimes. En outre, ce nouveau format d’enseignement peut renforcer les disparités entre les établissements. D’un côté des équipes stables et soudées qui formalisent des projets structurés, de l’autre des équipes souvent remaniées et/ou inexpérimentées qui s’adaptent comme elles peuvent à la réforme. Dans ces conditions, on peut se demander si les EPI ne risquent pas de renforcer les disparités entre les établissements ?
De façon plus précise, à quels établissements faites-vous référence ?
Nous pensons aux établissements dont l’environnement géographique et socio-culturel (Van Zanten, 2001) est à même d’accroître les difficultés : pour les élèves, réussir à s’approprier le savoir et pour les enseignants réussir à le transmettre. Nous ne remettons pas en question l’intérêt qu’il peut y avoir à proposer des apprentissages concrets et signifiants pour des élèves bien souvent en manque de confiance et en « mal » de repères à l’école. Toutefois, nous savons que certains établissements sont confrontés chaque année à un taux de renouvellement important au sein des équipes. Or, nous pensons que le travail interdisciplinaire nécessite d’œuvrer dans la durée pour mener à bien des projets collaboratifs qui reposent prioritairement sur l’échange et le partage. Ainsi, n’est-ce pas un énième défi professionnel que de demander aux enseignants – mais aussi aux personnels de direction – de formaliser des EPI dans ces conditions d’instabilité?
Selon vous quelles seraient donc les conditions pour que cette reforme puisse fonctionner ?
Tout d’abord, nous pensons que les EPI devraient avoir vocation à finaliser chaque projet par une expérience mémorable qui fait grandir. Une expérience marquante qui donne du sens au travail de chacun, en touchant les élèves dans leur histoire scolaire, mais aussi les enseignants dans leur parcours professionnel. Toutefois il ne faut pas s’y tromper : de « petits » projets peuvent aussi avoir de « grandes » répercussions sur les élèves et sur les enseignants. Elaborer un EPI ce n’est pas nécessairement construire quelque chose de complexe qui suppose la participation de tous les collègues de l’établissement. C’est commencer par envisager un cahier des charges épuré pour des projets bi-disciplinaires déclinés sur une temporalité cible. C’est avant tout être convaincu soi-même du bienfondé de sa réflexion et de sa démarche, pour ensuite chercher à convaincre les autres. Or, chercher à rassembler et à fédérer les collègues au sein d’un établissement est un exercice difficile.
En conséquence, pour que cette réforme puisse s’appliquer dans les meilleures conditions il faudrait très certainement commencer par reconnaître et valoriser le travail des enseignants qui œuvrent « dans l’ombre » depuis des années. Ceux qui n’ont pas attendu les EPI pour se concerter et qui sont « force de propositions » au sein de leurs établissements. Mais attention, l’objectif n’est pas d’en faire des « ambassadeurs », de leur imposer de nouvelles missions, alors qu’ils en font déjà beaucoup.
Il faudrait aussi ouvrir des espaces de dialogues et d’échanges pour permettre aux enseignants d’un même secteur de se rencontrer et d’échanger sur leurs pratiques. Encore une fois, une telle dynamique ne se décrète pas, elle s’impulse et elle s’anime. Puis proposer de nouvelles modalités de formation initiale dès les premières années de formation en cherchant à développer les compétences des nouveaux collègues, en matière de concertation et de collaboration à investir des démarches collaboratives. En effet, construire des EPI c’est « toucher du doigt » une culture de l’interdisciplinarité qui demeure absente des structures de formations actuelles.
Il faudrait retravailler ces initiatives collaboratives dans l’enseignement supérieur pour que la logique de travail interdisciplinaire pénètre réellement les ESPE. Mais là aussi, nous ne pouvons malheureusement que constater des bilans mitigés voire contreproductifs quant aux formats imposés ces dernières années. Ici aussi, ces formateurs ne peuvent et ne doivent pas tout gérer dans une phase de professionnalisation trop courte. Et proposer des stages de formation continue plus longs et plus denses en termes de contenus afin que les collègues puissent s’approprier de nouvelles compétences directement réinvestissables sur le terrain. Enfin il faudrait repenser les moyens de financement des projets car nous savons très bien que le travail en concertation nécessite un temps d’investissement plus conséquent.
A l’évidence, il y a un potentiel d’innovation à exploiter dans le travail interdisciplinaire. Toutefois, loin de constituer une panacée à tous les maux de l’école, celui-ci fait office d’argument à double tranchant. Il peut tout aussi bien être un révélateur d’apprentissage qu’une coquille vide qui dilue, qui noie, qui trompe… Il peut certes inclure mais aussi exclure, créer une réelle dynamique collective ou être source de conflits, de ruptures, de scissions au sein d’une communauté éducative déjà en forte restructuration. En ce sens, il nécessite qu’on lui accorde le temps de la réflexion, qu’on accompagne les personnels et qu’on reconnaisse leur travail avant de le critiquer et d’en pointer les manques.
Par Antoine Maurice et Benoît Montégut