« La rencontre avec des personnes en situation de handicap devrait être obligatoire dans les programmes scolaires » : voilà l’avis d’un élève de première au lycée Maximilien Perret d’Alfortville au terme d’une passionnante séquence menée par sa professeure de français Françoise Cahen et présentée au Forum des Enseignants Innovants 2015. Les lycéens se sont approprié des œuvres diverses autour du handicap, littéraires, cinématographiques et numériques. Ils ont aussi réalisé des interviews, par exemple via des associations ou dans un centre d’hébergement local, ensuite mises en forme et rassemblées sur un mur Padlet. Le projet enrichit les expériences et les réflexions des élèves qui découvrent qu’un « un handicap n’est pas une tare ». Il interroge aussi les enseignants : à quoi sert le français au lycée ? à préparer le « bac de français » ? ou bien à « faire comprendre aux jeunes que la littérature est en prise avec la vie », à « renouer avec sa fonction humaniste première », à « nous pousser à la rencontre de l’autre » ?
Le programme de travail en première est très contraint par la préparation au bac de français : pourquoi avoir pris ce risque de sortir ainsi des sentiers battus ? comment avez-vous réussi à intégrer au programme une séquence sur le handicap ?
Je tiens beaucoup au respect des programmes. On a cet objet d’étude en première, qui concerne l’argumentation, autour de « la question de l’homme », qui me semble propice à la création d’un lien direct entre la littérature et la vie. Je cherche souvent des œuvres contemporaines qui permettent de toucher les élèves assez directement, et je reste attachée en même temps au patrimoine littéraire, celui des Lumières notamment, qu’ils ont commencé de découvrir en seconde. Il se trouve que je n’avais que quelques heures une classe de première littéraire, sur une partie de l’année, à cause d’un projet pédagogique concernant les terminales, et n’étant pas leur professeur officiel, je me suis demandée comment rendre actifs ces élèves qui me percevaient au départ comme une sorte de sympathique intervenante… Le risque de voir s’installer leur aimable indifférence est en réalité le point de départ du projet, qui est un projet de « réveil de classe », avant tout. Mais plus largement, je pense qu’il faut aussi contribuer à faire bouger les lignes, rendre plus vivante cette préparation au bac – perturber dans le bon sens cette succession un peu forcée d’explications de textes – et faire comprendre aux jeunes que la littérature est en prise avec la vie, renouer avec sa fonction humaniste première.
Une partie du travail mené dans cette séquence a consisté à analyser court-métrage et textes littéraires sur le thème du handicap : lesquels ? comment les avez-vous exploités ?
J’ai cherché des textes littéraires parlant du handicap et j’ai retenu deux textes des Lumières, une fable de Florian (« L’aveugle et le paralytique ») un extrait de la remarquable Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient de Diderot. Mais j’avais introduit la séquence par un court-métrage de cinéma : Le recruteur, de Genvieve Clay-Smith, que l’on trouve en ligne, admirablement structuré, une sorte d’apologue contemporain, qui à première vue a l’apparence des films américains que nos élèves vont voir. J’ai demandé aux élèves de deviner d’après ce court-métrage le thème que nous allions étudier. Il restera sur leur descriptif de bac comme un document complémentaire.
Votre projet est original non seulement par le thème, mais par l’intégration d’une œuvre numérique, Orgesticulanismus : de quoi s’agit-il ? quelles ont été les modalités de travail avec les élèves ? avec quels bénéfices selon vous ?
J’ai découvert par les hasards des réseaux sociaux un site pédagogique admirable : UPOPI (CICLIC), qui est entièrement dédié à l’analyse d’images animées, une vraie mine pour les enseignants. C’est là que je suis tombée sur ce court-métrage d’animation expérimental : Orgesticulanismus, qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais pu voir auparavant. Il m’a semblé très riche, propice à des analyses approfondies et son format convenait bien à une heure de cours.
Mathieu Labaye, le réalisateur, intègre à cette œuvre d’animation la parole de son père, Benoît Labaye, paralysé, qui témoigne de son expérience du handicap. La réflexion menée sur le thème du mouvement et de la liberté, à la fois à partir du texte – car les paroles prononcées par le père sont très profondes et intéressantes- et des images qui progressent vers l’abstraction, est très riche. Je me suis dit que cette œuvre numérique originale méritait de figurer sur notre descriptif de bac au même titre qu’une œuvre littéraire traditionnelle.
Quelles ont été les modalités de travail sur cette œuvre numérique avec les élèves ? avec quels bénéfices selon vous ?
Nous l’avons d’abord regardée entièrement, et les élèves ont réagi très spontanément, positivement d’ailleurs. Puis, nous avons cherché à en décrire tout simplement les différentes étapes, car il s’agit d’une œuvre très nettement structurée, déchiffrant progressivement la symbolique des images. Enfin, nous avons envisagé différentes problématiques, pour nous entraîner à l’oral du bac français : par exemple « est-ce une œuvre littéraire ? ». Les élèves ont facilement trouvé des arguments en faveur de cette littérarité, à cause de sa valeur esthétique, émotionnelle, et argumentative. C’était d’ailleurs la première fois qu’ils trouvaient par eux-mêmes dans mon cours un plan si brillant. Nous avons aussi considéré les limites de sa littérarité, à cause de l’absence de texte écrit, de la prépondérance de l’image sur le discours articulé.
Enfin, nous avons aussi répondu à cette question : « En quoi cette œuvre contient-elle à la fois une dimension très personnelle et une dimension universelle ? » Pour des raisons pratiques, j’ai photocopié le témoignage de Benoît Labaye sous forme de texte, ainsi qu’une sorte de story-board constitué d’un montage d’images-clés du film, permettant d’en reconstituer les étapes, que les élèves pourront donc montrer à un éventuel examinateur. Je redoutais un peu les réactions des lycéens face à l’aspect peu conventionnel de l’œuvre : nous avons étoffé nos premières explications pour qu’ils se sentent vraiment sécurisés. Faire étudier aux élèves un tel « OVNI » a permis de multiplier leurs réactions, de réveiller la classe. Maintenant, c’est, semble-t-il, la fable de Florian qui leur semble moins facile à expliquer, car elle est plus transparente…
Vous avez aussi invité vos lycéens à mener des interviews de personnes en situation de handicap ou de personnes de leur entourage : quelles ont été les consignes ?
Quand je leur demande de revenir avec des interviews de personnes en situation de handicap ou de leur entourage, je dois avouer que je redoute intérieurement leurs réactions, devant l’aspect assez inhabituel de ma requête. Voici mes consignes de travail : « Par groupes de deux ou trois élèves, enregistrez le témoignage sonore d’une personne en situation de handicap ou bien d’une personne travaillant avec des handicapés, ou bien encore d’une personne ayant un proche handicapé. Vous préparerez en amont les questions que vous voulez poser à cette personne, en lui expliquant notre projet ; sa parole pourra rester anonyme, ou au contraire, si elle le souhaite, on pourra citer son nom. Le but est d’essayer de répondre par une forme d’enquête collective à notre problématique : « quelle place ont les personnes en situation de handicap dans la société ? », mais vous n’êtes pas obligés de poser cette question-là précisément. Vous pourrez déposer vos enregistrements (courts – pas plus de 5 minutes-) sur le mur Padlet.»
Comment les élèves ont-ils mené cette mission ? par quels moyens ont-ils rendu compte de ce travail ?
Là encore, je suis très agréablement surprise : les élèves contrairement à mes craintes sont très enthousiastes. Une élève me lance d’un air un peu interrogatif, mais pas hostile : « Là, madame, on sort un peu du cadre, non ? » Je réponds : « Tu n’as pas tout à fait tort, même si notre démarche s’intègre vraiment dans l’objet d’étude au programme… Mais ça fait du bien à tout le monde, je crois, parfois, de sortir un peu du cadre courant, non ? » Elle acquiesce.
Je m’aperçois quelques jours plus tard que tous ont pris des rendez-vous étonnants, avec des personnes très diverses et assez incroyables. Certains sont accueillis au centre d’hébergement pour personnes en situation de handicap mental de notre ville, où après un grand entretien avec le directeur, ils rencontrent des éducateurs puis des personnes handicapées. D’autres ont pris rendez-vous avec des associations, d’autres avec une artiste, photographe, elle-même en situation de handicap, Deza, très militante, qui travaille particulièrement sur les photos de personnes handicapées, pour montrer leur beauté. D’autres encore ont rendez-vous avec un oncle, une grand-mère, des personnes de leur entourage…
Par quels moyens ont-ils rendu compte de ce travail ?
Deux séances en salle informatique, pour mettre en forme la présentation de leurs interviews ont été planifiées. Mes consignes sont les suivantes : « Sélectionnez les phrases les plus importantes de ce témoignage oral, et intégrez ces paroles dans une production numérique que vous déposerez sur cette page Padlet ; cela peut être un diaporama, Powerpoint ou Prezi, un fichier sonore (montage sonore possible avec Audacity) Vous pourrez accompagner ce témoignage de photos, de dessins, pourquoi pas de musique. Apportez si possible des casques ou des écouteurs. »
D’après leurs réactions ou leurs comptes rendus, comment les élèves ont-ils vécu ces rencontres ?
Je ne m’attendais pas à un tel déploiement d’énergie de la part d’une classe que j’avais trouvée au départ un peu passive. Ils reviennent non pas avec 5 minutes d’enregistrement, mais des heures entières d’entretiens ! Je dirais même qu’ils en reviennent assez intimement transformés, pour certains d’entre eux. L’un des groupes, en retravaillant en salle informatique sur leur reportage, écrit même que la rencontre avec des personnes en situation de handicap devrait être obligatoire dans les programmes scolaires, tellement cela leur a paru enrichissant. Une élève que je n’ai jamais vu active en cours depuis le début de l’année me fait un travail impeccable, un diaporama très esthétique.
Un groupe de lycéens revient un peu embarrassé : la photographe en situation de handicap très engagée leur a dit que la problématique que j’avais proposée à la classe, sur la place des personnes en situation de handicap dans la société lui paraissait très mauvaise, car pour elle, poser une telle question, c’était justement montrer qu’il y avait un problème avec la situation de handicap, alors que tout son travail à elle est de montrer qu’il n’y en a pas. J’ai répondu à ces élèves qu’elle avait eu une réaction très intéressante, et qu’en effet, si on allait à la rencontre des personnes en situation de handicap, c’était justement pour qu’ils soulèvent ce type de question, qu’ils nous remettent à notre place, parce qu’on ne formulait pas forcément bien les choses. J’ai donc dit aux élèves qu’il fallait oser rapporter les propos de cette dame remarquable, même s’ils avaient l’impression que cela remettait en cause notre question de départ. Justement, nous allons à la rencontre de personnes réelles pour qu’elles bousculent nos idées reçues et nous apprennent à poser les bonnes questions. La plupart des groupes n’ont pas eu l’accord des personnes interrogées pour la diffusion en ligne de l’enregistrement sonore, et nous nous satisfaisons d’un compte-rendu écrit.
La séquence s’est prolongée par une évaluation et des lectures complémentaires : en quoi ont-elles consisté précisément ?
Je voulais que les groupes aillent lire les témoignages recueillis par les autres élèves sur notre page Padlet et que l’expérience se transforme réellement en travail collectif. Voilà pourquoi j’ai imaginé une dernière évaluation sous la forme d’un devoir d’invention, qui leur demande également d’utiliser les œuvres du groupement. « En vous fondant sur la lecture des interviews de vos camarades, de celle que vous avez menée, et sur les œuvres étudiées en classe, écrivez un article pour un magazine portant sur la question des personnes en situation de handicap dans la société contemporaine ». Pendant les vacances, je donne aussi une lecture complémentaire au choix aux élèves : La Symphonie pastorale d’André Gide ou Je suis à l’est de Josef Schovanec. Il se trouve qu’une très bonne émission de radio autour d’une lecture de ce livre a justement été diffusée, mêlée à des propos de Paul Ricoeur, et si certains veulent en profiter pour découvrir cette personne étonnante, elle est disponible en podcast). J’ai volontairement laissé le choix aux élèves entre une œuvre traditionnellement considérée comme littéraire, et une autre de qualité, mais plus inattendue, pour respecter les sensibilités de chacun.
Pour évaluer cette lecture, je demande aux élèves de répondre à la question suivante: Quelle est la place de la personne handicapée dans la société, d’après ce livre ? Vous mettrez en évidence les difficultés et les qualités des personnes ou des personnages handicapés dans cette œuvre.
Au final, quel bilan tirez-vous de l’expérience ? En particulier, en quoi vous semble-t-il nécessaire de lier davantage à l’Ecole la littérature à la vie ?
Je suis convaincue que cette séquence laissera un souvenir marquant à un bon nombre d’élèves, le lien fort que nous avons réussi à établir entre la littérature et la vie me plait beaucoup, il m’a permis en fin d’année scolaire, de réveiller des élèves un peu étourdis par le tourbillon des explications de textes en série, en les envoyant vers le monde. L’enquête sur le terrain a rendu plus évidente la signification humaine profonde des œuvres étudiées, qui ne sont pas seulement des « discours » ou des « récits » mais qui peuvent réellement nous pousser à la rencontre de l’autre. L’investigation littéraire et l’investigation sociale ont pu se rejoindre et faire sens, et je souhaite à l’avenir reconduire ce type de connexions très enrichissantes : pourquoi pas en faisant intervenir les professeurs de sciences économiques et sociales, ou d’histoire géographie, autour d’un projet commun en éducation civique ? C’est justement l’un d’eux qui m’a conseillé la lecture du livre de Josef Schovanec…
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
L’œuvre numérique de Mathieu Labaye (avec liens vers des éléments d’analyse)
L’émission avec Paul Ricoeur sur Je suis à l’est de Josef Schovanec