Un enseignant innovant est un enseignant qui doute : des pratiques routinières comme de ses propres audaces. C’est pourquoi la conférence d’ouverture de Philippe Meirieu a été un moment particulièrement fort du 8ème Forum des Enseignants Innovants organisé les 4 et 5 décembre à Paris par le Café pédagogique et 15 associations d’enseignants. Les participants y ont trouvé des réponses éclairantes à leurs propres interrogations sur la légitimité de leurs activités pédagogiques : et si un enseignant innovant était subversif parce qu’il invitait l’Ecole à plus de cohérence entre les finalités de l’éducation et les modalités d’apprentissage ? Dès lors, c’est bien le système tout entier qui devrait se mettre à douter. Verbatim de la conférence augurale…
Facteurs de cohérence dans l’Education nationale
L’expression « enseignants innovants » constitue pour certains un oxymore : l’Ecole aurait par essence une fonction conservatrice. Conservatrice, mais de quoi ? De la « méritocratie républicaine » (une façon d’habiller « l’individualisme possessif et concurrentiel ») ? Des inégalités sociales ? D’un mode marchand de transmission des savoirs ? D’un processus d’externalisation du « vrai travail scolaire » ? Et si l’Ecole avait plutôt une fonction équilibrante ? S’il fallait s’en référer plutôt aux finalités fondatrices ?
En réalité, les « enseignants innovants » sont animés par une exigence de rationalité. Il s’agit d’inverser le fonctionnement technocratique actuel qui se montre jacobin sur les modalités et girondin sur les finalités. Innover, c’est revenir sans cesse aux finalités et parcourir la chaîne dans les deux sens. Hélas l’institution n’aime pas ceux qui disent : mais faites donc ce que vous annoncez ! Le plus subversif, c’est celui qui comme l’enseignant innovant demande la cohérence entre les finalités et les modalités. Par exemple, l’injonction faite de développer un « usage critique des nouvelles technologies ». Malheur à celui qui répond : « Chiche ! Allons-y ! Pratiquons en classe ! »
En réalité, les enseignants innovants sont des facteurs de cohérence. Ce sont des gens obstinés : ils tiennent parole, ils restituent de la cohérence et de la crédibilité au projet d’éduquer. Leur travail est difficile : il s’agit d’inventer les moyens d’incarner les finalités de l’éducation dans les réalités de l’Ecole. L’enjeu, c’est de ne plus être dans la pensée magique : par exemple dans l’injonction faite aux élèves « soyez citoyens ! » sans qu’on se donne la peine de faire l’apprentissage de la citoyenneté dans la réalité de la classe et de l’Ecole.
Contre la prolétarisation des enseignants
L’Education nationale diffuse l’idée qu’il faut appliquer plutôt qu’inventer. Les enseignants innovants, eux, inventent les moyens de « faire l’école » d’aujourd’hui : de transmettre et d’émanciper en même temps. Car la vraie transmission, c’est de faire comprendre que le savoir émancipe ! Refuser par exemple que l’écriture soit vécue à l’Ecole comme une souffrance plus que comme une émancipation !
Pour que chacun puisse accéder à la pensée et à la citoyenneté, il y a quelques principes essentiels à mettre en œuvre : surseoir, symboliser, savoir, s’engager, ritualiser, coopérer, se dépasser. Il ne faut pas confondre normativité, nécessaire, et normalisation, dangereuse. Il convient de changer le rapport à l’autorité, de faire en sorte que celle-ci soit liée non plus à la nature, mais à la responsabilité du sujet dans le projet : c’est ainsi que se construit et s’apprend la démocratie. L’Ecole doit se faire invitation à se dépasser plutôt qu’à dépasser les autres : l’innovation, en ce sens, contrairement aux stéréotypes, c’est bien le contraire du laxisme !
Une institution ne vit que par la mobilisation de ses acteurs. Les innovateurs luttent contre la prolétarisation des enseignants. L’institution est toujours plus exigeante avec les innovateurs qu’avec les autres. Ce sont plutôt ceux qui campent dans la routine qui prennent les élèves pour des « cobayes ».
Se former tout au long de la vie
Les enseignants innovants doivent cependant être vigilants. Prendre des distances avec certains lieux communs de la pédagogie ou de l’institution : ne pas être victimes des modes de vocabulaire, par exemple le mot « individualisation » récemment. Faire attention aux « complicités culturelles », qui sont parfois associées aux innovations : l’autonomie ou la motivation sont des objectifs et non des préalables, notions à ne jamais confondre ! Etre soucieux de communiquer avec les partenaires : les parents, les associations … Prendre en considération l’évaluation du travail, mais à partir de critères négociés. Veiller à peser les conditions de transférabilité de l’innovation.
Finalement, qu’est-ce qu’un enseignant innovant sinon un enseignant qui se forme tout au long de la vie ? Loin de sombrer dans le piège de l’aigreur routinière, il contribue à faire de l’Ecole un lieu d’autoformation et d’interformation : à faire vraiment de l’Ecole un lieu de formation.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut