C’est devenu une banalité de le dire : les écoliers français sont trop souvent en difficulté dans leur apprentissage des nombres, du calcul et de la résolution de problèmes et, très vraisemblablement, ces difficultés sont en partie d’origine pédagogique. Face à cette situation, le CNESCO a préparé pendant plus d’une année puis organisé une conférence de consensus portant sur les apprentissages numériques à l’école primaire. Le projet était de jeter « une passerelle entre le monde de la recherche et les univers des praticiens et du grand public ».
Ce processus vient d’aboutir à la publication de constats et de recommandations numérotées de R1 à R33. L’ensemble a été rédigé par un jury d’acteurs de terrain après l’audition d’experts qui, pour l’essentiel, sont des chercheurs en didactique et/ou en psychologie (et dont l’auteur de ces lignes fait partie). L’ambition était élevée puisqu’il s’agissait d’élaborer des « recommandations motivées qui (soient) les lignes directrices de “bonnes pratiques (pédagogiques)” dans les situations considérées ».
Une certaine continuité avec le passé
La première recommandation (R1) : « Les mathématiques doivent être présentées aux élèves comme des outils pour penser, résoudre des problèmes et faire face à des situations de la vie quotidienne. », doit évidemment être rapprochée de la suivante qui figurait déjà dans les programmes de 1995 : « La plupart des notions, dans les domaines numérique, géométrique, ou encore dans celui de la mesure, peuvent être élaborées par les élèves comme outils pertinents pour résoudre des problèmes nouveaux, avant d’être étudiées pour elles-mêmes et réinvesties dans d’autres situations. » et la même idée se trouvait dans les programmes de 2002 et 2008.
Et il en est de même de recommandations telles que R7 et R10 qui préconisent de varier les supports de représentation des nombres, de R11 qui insiste sur le caractère crucial de la compréhension de la numération décimale de position, de R12 qui préconise d’étudier les fractions simples avant les décimaux, de R17 à R20 qui rappellent l’importance du calcul mental, de R21 qui recommande de travailler de manière quasi simultanée les situations relevant de l’addition (respectivement la multiplication) et la soustraction (respectivement la division), etc. Ce n’est donc pas l’absence de telles recommandations qui pourrait expliquer l’aggravation de l’échec scolaire depuis 1995.
On peut penser en revanche que la présence ancienne de ces recommandations est récemment restée inopérante du fait d’une formation initiale et continue des enseignants défaillantes, ou encore du fait d’une telle prolifération de ressources numériques que les enseignants qui les utilisent n’arriveraient plus à « éviter la segmentation et (à) apporter de la cohérence dans l’apprentissage des notions » (R26). D’où la présence en fin de texte, de recommandations concernant ces formations (R22 à R25) et concernant les ressources (R26 à R31). Mais ces questions ne concernent pas seulement les apprentissages mathématiques et vouloir les aborder ici demanderait de longs développements.
Deux importantes ruptures avec le passé
Deux sortes de recommandations instaurent en revanche une nette rupture avec le passé : celles qui traite des stratégies de décomposition en maternelle (R7 et R8) et celles qui traitent du calcul en ligne (R15 à 20).
Les stratégies de décomposition
Dans une intervention consacrée à un historique des programmes depuis 1995, Olivier Hunault, IGEN, a souligné la grande continuité dans les idées avancées par les programmes pour la maternelle de 1995, 2002 et 2008 alors que celui de 2015 diffère grandement des précédents. Le nouveau programme préconise en effet de ne pas enseigner le comptage-numérotage et de privilégier au contraire l’usage d’une stratégie de composition explicite des différentes unités : « un ; et encore 1, deux ; et encore 1, trois ; et encore 1, quatre » (voir la fin de R7). Cette forme de comptage repose sur un enseignement explicite de l’itération de l’unité. Elle consiste à décomposer la collection initiale en unités (les différents « 1 ») avant de les composer successivement : il s’agit donc déjà d’une stratégie de décomposition-recomposition.
Plus généralement, le commentaire de R8 précise que « Les activités de composition/décomposition (par exemple, découvrir que 5 c’est 2 et 3, mais aussi 1 et 4, etc.) permettent de donner du sens aux nombres […] Elles développent aussi l’acquisition d’une aisance dans la manipulation et les procédures. Elles favorisent la mémorisation des premiers faits numériques (premiers éléments des tables d’additions et de soustractions et en particulier la liste des compléments à 10) et l’acquisition de techniques de calcul. »
Il convient d’insister sur la nouveauté de ces recommandations. Si l’on prend en considération l’effet potentiellement délétère d’un enseignement du comptage-numérotage tel qu’il était préconisé en 1995, 2002 et 2008, on est conduit à penser que ces nouvelles préconisations sont réellement porteuses d’un espoir de réduction de l’échec scolaire (Brissiaud, 2014a, 2014b).
La mise en avant du calcul en ligne
On lit dans la R17 que « Le calcul mental et le calcul en ligne doivent être privilégiés par rapport au calcul posé » et qu’ils « devraient être travaillés avant le calcul posé ». Rappelons que calculer en ligne une multiplication telle que 4 x 36, c’est penser le calcul sous la forme « 4 fois 36, c’est 4 fois 30 et encore 4 fois 6 » et l’écrire par exemple : 4 x 36 = (4 x 30) + (4 x 6) = 120 + 24 = 144. Le calcul en ligne correspond à une stratégie de décomposition-recomposition et cette préconisation se situe donc dans le droit fil de la précédente. Le calcul posé de 4 x 36, lui, commence par « 4 fois 6, 24 » et se poursuit par « 4 fois 3, 12 ; et encore 2 de retenue, 14 ».
Le calcul en ligne et le calcul posé ne portent pas sur les mêmes entités : le premier traite d’emblée les nombres qui sont en jeu dans le problème posé alors que le second prend comme point de départ les chiffres utilisés pour poser le problème. Le risque que l’enfant perde la signification du calcul en cours est bien moindre dans le premier cas que dans le second. De plus, ces calculs ne s’effectuent pas dans le même sens : de droite à gauche pour le calcul posé et de gauche à droite pour le calcul en ligne, ce qui confère à ce dernier la propriété intéressante de fournir d’emblée un ordre de grandeur du résultat : 4 fois 30 est égal à 120, ce qui est proche de 144.
Si l’on demande à un bon calculateur de calculer mentalement (sans l’aide de l’écrit ) 4 fois 36, c’est la stratégie correspondant au calcul en ligne qu’il adoptera et non celle correspondant au calcul posé. Cela s’explique ainsi : le calcul en ligne est la stratégie qui permet de s’approcher le plus rapidement du résultat verbal, c’est donc celle qui encombre le moins la mémoire verbale avec des nombres qui n’ont qu’un rôle transitoire dans le calcul. Bref, le calcul en ligne peut être vu comme une excellente propédeutique au calcul mental et privilégier le calcul en ligne et le calcul mental dans le même temps, comme le recommande le jury, est on ne peut plus cohérent.
Les recommandations R15 à R20 égrènent les raisons pour lesquelles il est préférable que le calcul en ligne précède le calcul posé. Ces recommandations du jury ne constituent pas le premier texte institutionnel qui souligne l’intérêt du calcul en ligne mais jamais auparavant cela n’avait été exposé de façon aussi détaillée et insistante. Là encore, on est conduit à penser que ces préconisations sont porteuses d’un espoir de réduction de l’échec scolaire.
Des sources de tensions avec les programmes applicables en 2016
On lit dans la R14 que « le calcul mental et le calcul posé doivent continuer à occuper une place importante dans l’enseignement des mathématiques ». Une question vient immédiatement à l’esprit : si l’on privilégie le calcul mental et le calcul en ligne par rapport au calcul posé, comme le jury le recommande, n’y aurait-il pas le risque que le calcul posé n’ait pas la place importante qu’il recommande tout autant ?
On voit que les différentes recommandations peuvent être sources de tensions. En fait, tout pédagogue aguerri sait que ces phénomènes de tension entre des idéaux régulateurs différents sont loin d’être rares dans une pratique pédagogique. On peut même ajouter qu’un échec scolaire moindre dépend souvent de la façon dont l’enseignant gère ces phénomènes de tension et qu’il est donc important de les expliciter et de responsabiliser les professeurs concernant leur gestion.
Il serait coupable de passer ici sous silence un télescopage malheureux : le même jour que le jury de la conférence de consensus rendait ses recommandations publiques, le Bulletin Officiel de l’éducation Nationale publiait les programmes 2016 pour l’école élémentaire. Alors que jury recommande d’enseigner le calcul en ligne d’une addition avant d’en enseigner le calcul posé, le programme du cycle 2 recommande d’enseigner l’addition posée en colonnes dès le cours préparatoire. C’est une surprise parce que cette préconisation ne figurait pas dans le projet de programme que le Conseil Supérieur des Programmes (CSP) a soumis au ministère. D’après plusieurs sources d’information, ce serait le Conseil Supérieur de l’éducation qui aurait voté un amendement au projet initial du CSP, avançant ainsi au cours préparatoire l’enseignement de l’addition en colonnes.
Calculer en ligne l’addition 37 + 25, c’est la calculer sous la forme 37 + 25 = 30 + 7 + 20 + 5 = 50 + 12 = 62 ou bien, quand l’enfant en est capable : 37 + 25 = 37 + 20 + 5 = 57 + 5 = 62. Cette façon de calculer permet de travailler le sens du calcul, la numération décimale, l’ordre de grandeur du résultat, elle favorisera ultérieurement la compréhension du phénomène de la retenue dans l’addition posée, etc. Si l’on enseigne l’addition posée dès le CP, tous les élèves auront-ils suffisamment exercé le calcul en ligne auparavant pour qu’on soit sûr que les plus fragiles d’entre eux éviteront un apprentissage du calcul posé sans compréhension ? On est évidemment loin d’avoir une telle assurance.
Pourquoi ne pas avoir fait confiance à la professionnalité des enseignants en les laissant repérer quel est, pour leurs élèves, le moment propice à l’enseignement de l’addition en colonnes ? C’est le choix que le CSP avait fait (il recommandait d’enseigner l’addition posée « au plus tard au CE1 »), c’est celui qui va dans le sens des recommandations du jury de la conférence de consensus, c’est celui qui est fait dans un grand nombre de pays ayant des résultats en mathématiques bien meilleurs que les nôtres, il est extrêmement surprenant que le CSE en ait fait un autre. Dans sa dernière recommandation (R33), le jury recommande qu’une « évaluation systématique des programmes (soit) mise en place ». Une évaluation rapide de ce point de programme serait particulièrement intéressante.
La résolution de problèmes arithmétiques : un point faible ?
Concernant la résolution de problèmes arithmétiques, les recommandations avancées par le jury sont rares. « Les problèmes proposés appartiennent aux différentes catégories de situations d’addition/soustraction et de multiplication/division afin de permettre à l’élève de reconnaître les différents modèles. » (R21.2). Mais on ne trouve nulle part de recommandation traitant de la principale question pédagogique qui se pose : comment aider les élèves à comprendre que des problèmes appartenant à des catégories sémantiques différentes peuvent être résolus par la même opération ?
Considérons par exemple les problèmes de partage (partager un nombre donné d’unités en N parts égales) et ceux de groupement (à partir d’un nombre donné d’unités, combien de groupes de N peut-on former ?). Bien que ces problèmes appartiennent à des catégories sémantiques différentes, ils peuvent être résolus par la même opération arithmétique, la division. Que recommander pour favoriser chez les élèves la découverte de ce phénomène ? L’intervention d’Emmanuel Sander et J.-F. Richard aurait permis de répondre à cette question.
Ainsi, considérons le problème suivant : « Madame Durand a 30 gâteaux et elle veut les partager entre 10 enfants en parts égales. Combien de gâteaux chaque enfant va-t-il recevoir ? » Un tel problème de partage est difficile au CE1 et au début du CE2 parce que, spontanément, les élèves simulent mentalement la situation correspondant à un partage achevé : ils imaginent les 10 enfants avec un certain nombre de gâteaux devant eux et ils cherchent quel est ce nombre de gâteaux qui, additionné 10 fois, donne un total de 30 (Brissiaud & Sander, 2010). Or, le fait numérique « 10 fois 3, 30 » n’est pas facilement activé en mémoire, contrairement à « 3 fois 10, 30 ». Cependant, supposons que l’on demande aux élèves, plutôt que d’imaginer la situation correspondant à un partage achevé, de simuler mentalement en elle-même l’action de partager, à savoir une distribution des gâteaux 1 à 1. Après 1 tour de distribution aux enfants, Mme Durand a distribué 10 gâteaux et, avec ses 30 gâteaux, elle va pouvoir effectuer… 3 tours de distribution (« 3 fois 10, 30 » est facilement activé en mémoire). Chaque enfant recevra donc 3 gâteaux.
C’est un tel changement de point de vue sur une même situation de départ qu’Emmanuel Sander et Jean-François Richard appellent, dans leur intervention à la Conférence de consensus, un « recodage sémantique » de la situation. La possibilité d’un tel recodage permet de comprendre qu’un problème de partage en N parts égales peut également être considéré comme un problème où l’on s’interroge sur le nombre de groupes de N qu’il est possible d’effectuer. Cela favorise évidemment le progrès vers la compréhension du fait que les problèmes de partage et de groupement, bien qu’ils appartiennent à des catégories sémantiques différentes, peuvent être résolus par la même opération arithmétique, la division. On peut regretter que cette idée, très clairement développée lors de la conférence de consensus, ne se retrouve pas dans les recommandations finales, laissant sur ce point un grand vide puisqu’aucune proposition alternative n’y est avancée.
Au final, un processus utile
L’originalité de la démarche d’une telle conférence de consensus est que les différentes recommandations ont, pour l’essentiel, été rédigées par des acteurs de terrain. Cela a pour conséquence qu’un bilan critique approfondi de cette conférence de consensus nécessiterait d’analyser dans quelle mesure les membres du jury ont utilisé les différentes informations apportées par les chercheurs en didactique et en psychologie : quels sont les résultats de recherches qu’ils ont choisi de mettre en avant et ceux qu’en revanche ils n’ont pas utilisés parce qu’ils leur paraissaient moins importants, voire en décalage avec les exigences du terrain ?
Mais, sans se livrer à une telle analyse approfondie, on peut quand même se faire une idée de la sorte d’alchimie qui a conduit à ce que les recommandations soient celles qu’on lit dans le rapport final. Ainsi, il ne faut pas surestimer l’impact des interventions survenues le jour même de la conférence de consensus. Pour l’essentiel, le jury avait très vraisemblablement pensé ses recommandations avant ces deux journées et il l’avait fait à partir de l’état du débat public entre pédagogues et chercheurs, notamment celui qui avait accompagné l’élaboration des nouveaux programmes. Or ce débat public avait beaucoup tourné autour de l’importance des stratégies de décomposition pour la compréhension des premiers nombres, la compréhension de la numération décimale de position et les compétences en calcul alors que le thème de la résolution de problèmes, en revanche, n’a été que très peu abordé lors de l’élaboration des programmes. En ce sens, les recommandations du jury ne font que refléter l’état du débat public entre pédagogues et chercheurs, ce qui, après tout, était leur cahier des charges.
Au final, après la création du Conseil Supérieur des Programmes, la Conférence de consensus apparaît comme une seconde institution permettant que les recommandations pédagogiques en direction des professeurs des écoles s’élaborent selon un processus qui combine deux avantages : d’une part, une certaine visibilité, ce qui est loin d’avoir toujours été le cas dans le passé ; d’autre part, un processus moins prisonnier d’un processus « top-down ». Cette réalité nouvelle explique vraisemblablement la qualité du travail fourni : certaines recommandations, rappelons-le, donnent l’espoir d’une réduction à terme de l’échec scolaire. Encore faut-il que les enseignants comprennent les raisons au fondement de ces recommandations et qu’ils soient alertés sur les éventuelles tensions qui subsistent. De manière générale, la capacité des enseignants à gérer de telles tensions dépend de leur niveau de formation. Espérons que les recommandations du jury relatives à la formation initiale et continue des enseignants seront suivies d’effet et permettront ainsi d’activer un levier crucial pour le succès des changements souhaités.
Rémi Brissiaud
Chercheur au Laboratoire Paragraphe, EA 349 (Université Paris 8)
Équipe « Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances »
Membre du conseil scientifique de l’AGEEM
Conférence Numération du Cnesco : le Dossier
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2015/CNESCOnumeration.aspx
Bibliographie
Brissiaud, R. (octobre 2014) Pourquoi l’école a-t-elle enseigné le comptage-numérotage pendant près de 30 années ? Une ressource à restaurer: un usage commun des mots grandeur, quantité, nombre, numéro, cardinal, ordinal, etc. Texte mis en ligne à l’adresse :
Brissiaud, R. (décembre 2014) Vers la fin de la confusion entre le nombre et la quantité représentée par une collection de numéros ? Texte mis en ligne à l’adresse :
http://www.cfem.asso.fr/debats/premiers-apprentissages-numeriques/BrissiaudCfem2.pdf
Brissiaud, R., & Sander, E. (2010). Arithmetic word problem solving: a Situation Strategy First Framework. Developmental Science, 13(1), 92-107.