23 novembre : Carole Guérin-Callebout présente son usine au 6ème Rendez-vous des Lettres, le séminaire national de formation destiné à explorer les « métamorphoses du récit à l’heure du numérique ». Il était une fois, à Tourcoing, une cheminée industrielle : celle de l’usine Lepoutre. Et une mission confiée aux élèves du Collège Mendès-France : en mener un travail de réappropriation et de recréation, en croisant perspectives littéraires, technologiques, mathématiques, plastiques et musicales. Le projet est d’ampleur par son interdisciplinarité, mais aussi par la variété des modalités de travail : lecture de Georges Perec, visite, écriture collaborative, modélisation avec Minecraft, exploration d’une œuvre multimédiatique, créations numériques diverses … Carole Guérin-Callebout, professeure de français, éclaire les enjeux d’une étonnante « tentative d’épuisement d’un lieu industriel » qui démontre combien la littérature dans l’Ecole du 21ème siècle peut encore réenchanter le quotidien.
La séquence s’appuie sur la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec : pourquoi le choix de cette œuvre, a priori difficile pour des élèves de troisième ? quelles démarches vous ont permis d’aider les élèves à s’en approprier la singularité ?
Ce choix est le fruit d’une série de rencontres à la fois personnelles et professionnelles. Il y a celle tout d’abord de Marion Fabien, artiste plasticienne belge qui à l’occasion d’un travail réalisé l’année dernière dans le cadre d’une résidence artistique – un travail de réécriture poétique du quartier à partir d’empreintes graphiques et urbaines – m’a permis de redécouvrir une première œuvre de Perec, Espèces d’espaces, tout en conduisant une première réflexion sur ces ponts à construire entre espace personnel, espace urbain, espace d’écriture. Mon parcours de lecture m’a alors conduit à relire d’autres œuvres de Perec. Convaincue ensuite que la notion d’espace est fondamentale pour appréhender notre monde contemporain, et donc pour inviter les élèves à s’en saisir, cette Tentative d’épuisement d’un lieu parisien proposée par Perec s’est imposée.
Œuvre singulière s’il en est, elle est en même temps de prime abord très accessible, à tout le moins pas rebutante : pas de vocabulaire complexe par exemple. C’est une œuvre ouverte qui invite à la lecture et à l’écriture, à la manière des ateliers d’écriture décrits par François Bon dans son livre Tous les mots sont adultes, sur lequel je me suis également appuyée pour construire cette séquence.
Et c’est bien grâce à un double parcours de lecture et d’écriture, volontairement sensible, que j’ai progressivement amené les élèves à se saisir de cette œuvre. Les élèves ont ainsi été conduits à mettre à distance le projet perécien en le confrontant à d’autres textes, d’autres récits, puis à se confronter tout d’abord par l’observation concrète d’un lieu puis par l’écriture à une nouvelle tentative d’épuisement.
Le travail présente une forte dimension interdisciplinaire : comment les autres disciplines se sont-elles intégrées au projet ? quels vous semblent les intérêts d’une telle interdisciplinarité ?
J’ai écrit le projet en juin dernier et ai ensuite proposé à mes collègues, une fois la répartition réalisée, de nous réunir pour y prendre part. Il s’agissait bien de permettre à chacun d’y « trouver son compte » sans aucune instrumentalisation des autres disciplines. Je leur ai exposé mes idées et tous ceux qui le souhaitaient ont décidé de s’impliquer, dans une plus ou moins grande mesure, en fonction de leurs propres objectifs de programme. C’est ainsi que mon collègue d’arts plastiques a fait le choix de commencer l’année par l’étude de la perspective, que ma collègue de musique travaille sur la mise en espace sonore du texte en faisant de la musique un nouvel outil d’écriture, que mon collègue de mathématiques – très impliqué – a construit sa progression pour suivre la lecture de l’œuvre, en plaçant en effet au début d’année le travail sur les mesures d’angles puis en travaillant sur les écritures algorithmiques pour que nous puissions prolonger les investigations à la manière de Perec en créant cette fois-ci des programmes d’écriture.
L’interdisciplinarité est donc fondamentale dans le projet. Elle sert la lecture de l’œuvre. C’est elle ainsi qui a permis aux élèves d’aiguiser leur regard sur le monde qui les entoure et plus précisément sur ce phare industriel qu’est l’usine Lepoutre, pierre angulaire du projet, en croisant perspectives littéraires, technologiques, mathématiques, plastiques et musicales. C’est elle ensuite qui enrichit le travail de réappropriation et de recréation de l’œuvre en permettant aux élèves de nourrir leur création des apports des différentes disciplines.
Le lieu que les élèves ont été invités à « épuiser » est l’usine Lepoutre à Tourcoing : pourquoi le choix de ce lieu ?
Impossible à Tourcoing, et plus largement dans l’agglomération lilloise de ne pas voir les nombreuses usines, vestiges d’une industrie textile autrefois florissante, qui structurent le territoire et qui sont mises aujourd’hui à l’honneur à l’occasion des journées du patrimoine et du projet européen de réappropriation des cheminées industrielles. L’usine Lepoutre constitue ainsi un lieu imposant, majestueux, bordé d’un côté par le « boulevard industriel » et de l’autre par le quartier de la Bourgogne dans lequel vivent la plupart de mes élèves. Ce lieu m’intéressait donc au départ parce qu’il faisait partie de l’environnement familier des élèves sans que ceux-ci y soient sensibles. Il permettait donc de reconstruire le projet perécien en rendant visible ce qui ne l’est pas au départ. La géographie du lieu possède également de nombreuses similitudes avec le café de la place Saint-Sulpice choisi par Perec : c’est un lieu central, de passage ; c’est aussi un carrefour au cœur duquel transitent les tourquennois.
Pour se l’approprier, quel travail les élèves ont-ils été amenés à réaliser durant la visite et après la visite ?
Les élèves ont réalisé trois travaux distincts. Il y a tout d’abord eu les relevés (accompagnés de photos et de films réalisés par les élèves eux-mêmes) effectués lors de la visite réelle de l’usine, initiés par les différents professeurs impliqués dans le projet.
Pour le français : des notes d’écriture à la manière de Perec. Les élèves, répartis en groupes, ont chacun observé le lieu pendant vingt minutes en choisissant un point d’observation. Ils ont alors écrit ce qu’ils voyaient.
En mathématiques : des mesures d’espaces. Les élèves ont tenté de mesurer la hauteur d’un des murs de l’usine en exploitant plusieurs propriétés mathématiques (mesure du cosinus, propriété de Thalès).
Sous la conduite de mon collègue d’Arts Plastiques : des croquis en perspective. Les élèves choisissaient un espace, puis réalisaient leur croquis.
Des articles ont été rédigés pour rendre compte de cette visite et ont été publiés dans le blog créé spécialement pour le projet « Mesures d’espace » ouvert à la classe et à tous les professeurs, au sein de l’ENT.
A distance de la visite, et à la manière du projet « lieux » de Perec, les élèves ont été ensuite invités à se remémorer leur visite pour écrire collectivement au sein d’un pad leur première tentative d’épuisement d’un lieu tourquennois. Certains ont enfin choisi d’exploiter cette visite pour leur travail de recréation final.
La séquence intègre une utilisation du jeu de construction Minecraft : comment l’avez-vous utilisé ? avec quels profits selon vous ?
L’utilisation du jeu Minecraft a été faite avec la collaboration active du Pôle Multimédia de la ville dans le cadre de la préparation des journées du patrimoine au sein desquelles le projet a été intégré. Plusieurs lieux de la ville ont ainsi été modélisés, des maisons de l’architecte Jean Prouvé à l’usine. Les élèves experts de ce jeu ont guidé les autres, et tous ont été accompagnés par un architecte de la ville qui a mis à disposition les plans de l’usine, leur en a rappelé l’histoire et des responsables du Pôle Multimédia qui ont paramétré le jeu, pour faire attention en particulier aux mesures.
La modélisation, réalisée essentiellement en dehors du temps scolaire sur la base du volontariat, a permis aux élèves d’aiguiser encore leur regard sur l’usine. Beaucoup ont admis la regarder seulement depuis que le travail de modélisation virtuelle a été réalisé. L’exploitation du jeu et le travail final accompli a finalement constitué une médiation pour revenir à l’œuvre de Perec. Forts de cette expérience, les élèves ont été beaucoup plus sensibles au projet de l’auteur, à cette tentative de se saisir d’un lieu par l’écriture, comme eux ont essayé de se saisir de l’usine par une réécriture numérique. Les blocs du jeu ont initié le travail de lecture littéraire de l’œuvre.
Les élèves ont aussi été amenés à explorer une œuvre hypermédiatique de Philippe de Jonckheere : pouvez-vous expliquer en quoi elle consiste ? comment les élèves s’en sont-ils emparés ? avec quels bénéfices ?
L’œuvre de Philippe de Jonckherre, disponible en ligne, reprend intégralement le texte de Perec et en propose une métamorphose hypermédiatique. L’artiste a ainsi placé des hyperliens sur de nombreux mots du texte, ouvrant sur des pages web de natures très différentes. Parfois en lien avec les mots de Perec – notices biographiques, illustrations – elles sont souvent très décalées et renouvellent totalement la lecture sans jamais l’épuiser, mais sans épuisement !
J’ai proposé aux élèves de découvrir l’œuvre au terme du parcours d’étude pour en dresser un bilan. Il me paraissait en effet essentiel que les élèves connaissent bien le texte originel pour être sensible au processus numérique de sa récréation. J’ai volontairement laissé les élèves lire l’œuvre librement pour qu’ils en éprouvent la richesse, pour qu’ils s’y épuisent aussi en quelque sorte afin d’interroger les enjeux de cette réécriture numérique, de cette migration de l’œuvre perécienne au sein de l’espace numérique. Cette réflexion a d’ailleurs été nourrie par un article paru dans rue 89, que j’ai adapté.
Au terme de la séquence, les élèves ont été invités à proposer leur propre « Tentative d’épuisement d’un lieu tourquennois » : quelles formes ont pris ces créations ?
Les formes sont multiples. Les élèves, par groupes, ont réfléchi au projet qu’ils voulaient construire avant de le réaliser. Tous se sont demandé quels outils, quels espaces numériques ils pouvaient investir pour produire leur propre « tentative ». Ils se sont ici largement inspirés des activités qu’ils avaient déjà réalisées dans d’autres disciplines. L’idée de l’épuisement de l’image est née d’un article écrit sur le blog pour présenter la visite de l’usine, à l’initiative de ma collègue documentaliste. L’idée du stop motion est née d’une première exploitation de l’application en SVT.
Cette étape s’est révélée particulièrement riche et féconde, révélant du même coup combien les élèves s’étaient approprié l’œuvre. Certains ont voulu travailler à la manière de Philippe de Jonckherre et ont réalisé une « version » hypermédiatique du texte écrit de manière collaborative à l’issue de la visite de l’usine ; certains se sont appuyés sur ce même texte pour en effectuer une mise en espace sonore, une réécriture vocale ; certains ont voulu traduire symboliquement et métaphoriquement l’idée d’épuisement en réécrivant une nouvelle tentative sous forme de « tags » qui au fur et à mesure de leur ouverture épuisent l’image de l’usine qui sert de support à l’écriture ; d’autres ont davantage travaillé la vidéo en métamorphosant le texte sous la forme d’un récit en stop motion, pouvant être relancé à l’infini. Un groupe a même réalisé une transposition du récit permettant de voir l’auteur en train de réaliser sa tentative d’épuisement.
Au final, en quoi le travail mené vous semble-t-il avoir transformé ou enrichi le regard des élèves sur le monde et sur la littérature ?
Les projets listés ci-avant révèlent, il me semble, combien le travail mené a enrichi le regard des élèves. Tous se sont investis, tous surtout ont réalisé, je pense, combien la littérature était un langage à investir, combien la lecture pouvait éclairer et renouveler leur quotidien. L’œuvre de Perec a renouvelé leur réflexion et leur créativité.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Exemples de productions d’élèves sur Thinglink
Une vidéo sur l’usine Lepoutre
Un pad d’écriture collective pour se souvenir du lieu visité
L’œuvre hypermédiatique de Philippe de Jonckherre
Sur la littérature à l’heure numérique