Il était une fois 3 enseignants du collège Nikki de Saint-Palle à Valbonne. Ils invitèrent leurs 5èmes à visiter une abbaye médiévale. Puis, par le croisement magique de leurs disciplines, lors d’ateliers littéraire, plastique et technologique, à réaliser de fort belles missions : écrire des nouvelles policières se passant dans l’abbaye, réaliser des photomontages artistiques pour illustrer le livre numérique qui les rassemblerait, s’en inspirer pour créer un jeu de type Cluedo. Dominique Khaldi (français), Jérôme Sadler (arts plastiques) et Catherine Verduci (technologie) nous révèlent les secrets de fabrication d’un projet qui en favorisant la passation des savoirs trace aussi des pistes intéressantes pour les EPI à venir. Le livre numérique qui rassemble les créations des élèves est présenté au 6ème Rendez-vous des Lettres à Paris les 23 et 24 novembre dans le cadre du PNF : un séminaire destiné à explorer les « métamorphoses du récit à l’heure du numérique »…
Le projet a été inauguré par la visite de l’abbaye du Thoronet : pouvez-vous nous présenter ce lieu ? pourquoi avoir choisi d’en faire un espace pédagogique ? comment les élèves ont-ils procédé pour se l’approprier durant la visite ?
Dominique Khaldi : L’abbaye du Thoronet est une abbaye cistercienne, construite à la fin du XIIème siècle, située dans le département du Var. Ce monastère présente une architecture romane exprimant un art fait de dénuement, de pureté des lignes, de simplicité des volumes, de rigueur. L’acoustique générée par la pierre et les voûtes est remarquable. L’ensemble est construit pour dépasser le « visible » et atteindre « l’invisible », c’est-à-dire la présence du divin. En Lettres, le récit permet de découvrir et s’approprier ce lieu patrimonial du XIIème siècle et l’univers médiéval.
Jérôme Sadler : En Arts plastiques, les élèves, en vivant l’espace architectural et l’acoustique de l’abbaye, ont utilisé leur smartphone comme carnet de bord multimédia. Ainsi, ils ont pu restituer leur parcours en classe. Ils ont exploité leurs clichés pour réaliser des photos montage en salle réseau, des images qui vont appuyer le texte, la fiction. Il était important que ces images construites deviennent le lieu du récit, le lieu de « la storia », selon l’expression consacrée en histoire de l’art, dans les peintures du Trecento et du Quattrocento, pour définir ce qui se joue dans le lieu du récit. Ce lieu devient l’élément constitutif de la fiction, une image du récit.
Catherine Verduci : En Technologie : les élèves se sont approprié le lieu par le transfert des mesures d’éléments architecturaux de l’abbaye pris « in situ », grâce à une corde à noeuds conçue durant l’atelier organisé par l’abbaye, base d’une démarche d’investigation afin de produire, par la suite, un jeu de société.
En français, la séquence s’est articulée à un travail de lecture : quels textes avez-vous fait lire pour enrichir les compétences d’écriture ?
Dominique Khaldi : Grâce à l’étude de textes patrimoniaux, tels que l’œuvre intégrale « L’Elixir du Révérend Père Gaucher », d’Alphonse Daudet, des extraits du Nom de la Rose d’Umberto Eco (le réfectoire, l’infirmerie, les jardins, l’armarium, etc), les élèves ont compris la « motivation » de l’insertion des lieux dans le récit, pour reprendre l’expression de Vincent Jouve, dans sa Poétique du roman, et les enjeux qui la sous-tendent.
Des lectures cursives appartenant au Roman de Renart, œuvre patrimoniale, et à la littérature de jeunesse, Double meurtre à l’Abbaye et Crime à Hautefage de Jacqueline Mirande, leur ont également été proposées afin qu’ils découvrent la figure emblématique de l’enquêteur, nécessaire à une écriture de la révélation. Ces récits et les extraits cités ont permis aux élèves de nourrir leur imaginaire, d’enrichir leur vocabulaire et de le « teinter » de vieux- français.
Les élèves ont été amenés à écrire des nouvelles s’inscrivant au cœur de l’abbaye : quelles ont été les étapes et les modalités de travail pour mener à bien cette écriture longue, donc délicate et ambitieuse ?
Dominique Khaldi : Un atelier d’écriture longue sous forme de séquence « décrochée » a été consacré à la rédaction de ces nouvelles policières : soit 12 séances, à l’issue de l’étude de l’œuvre intégrale et du groupement de textes, à savoir une heure par semaine, l’écriture de ces nouvelles illustrant les codes et les enjeux de ce genre narratif.
La 1ère séance, commune aux 3 disciplines, a consisté en la visite de l’Abbaye. Les élèves ont participé à différents ateliers concernant l’emploi du temps journalier d’un moine cistercien, l’architecture et sa symbolique, le nombre d’or, etc. Ils ont photographié différents lieux et détails de lieux susceptibles de faire naître ou d’alimenter une intrigue policière. Lors d’une 2ème séance a eu lieu le compte rendu de la visite et le partage des impressions : appropriation par les élèves du déroulement de la journée d’un moine, scandée par les prières, le temps de l’histoire devenant un actant essentiel du récit. Les élèves ont été répartis en binômes ou trinômes.
La séance 3 a permis de mettre en place le schéma du récit en 5 étapes (forcément en 5 étapes !), d’apprendre à passer chronologiquement d’une étape à l’autre, jusqu’à l’état final, celui de la révélation. Le schéma actantiel a été vu lors de la séance 4 : il permet de construire la quête, celle de la découverte du meurtrier, de son arme et de son mobile par un sujet, le moine enquêteur. Les différents actants « possibles » ont été inscrits au tableau : coupables, victimes, mobiles, armes, etc. et chaque groupe a fait la « collecte » qui lui paraissait convenir le mieux à l’intrigue imaginée. La séance 5 a consisté en l’écriture du schéma de l’énigme : chaque groupe met en place l’armature de son intrigue, en respectant les schémas narratif et actantiel. Ce qui importe, pour l’instant, n’est pas l’élaboration d’une écriture, mais la cohérence d’un récit, sa logique, d’autant qu’il s’agit d’une nouvelle policière.
Lors de la séance 6, chaque groupe a rédigé la situation initiale de sa nouvelle : lieu, temps, personnages et ce qu’ils font au seuil du récit. Les séances 7 à 10 ont permis de composer les étapes suivantes : l’élément perturbateur (découverte de la victime), les péripéties (enquête, indices relevés), la résolution (découverte du criminel), la situation finale (retour au calme et sérénité retrouvée, au sein du monastère). Lors de la séance 11, les élèves ont été invités à insérer 1 ou 2 descriptions « motivées » : à décrire les lieux ou les personnages de leur histoire. Le professeur passe dans les rangs et signale les passages à enrichir pour que le sens de l’intrigue prenne toute sa puissance. La distribution des lieux, dans l’Abbaye est d’ailleurs remarquable, il s’agit d’un véritable discours architectural et religieux : les élèves ont compris ce que cela signifiait et ont pu travailler ainsi sur l’insertion de la description et l’éclairage qu’elle apportait à leurs nouvelles. Les outils de la langue afférents sont réinvestis ou construits en lien avec les séances de lecture ou d’écriture. La séance 12 est une séance de corrections : tous les textes sont lus et corrigés. Les séances suivantes permettront l’édition d’un e-book et sa publication sur papier.
Le projet a été aussi mené en arts plastiques : quels outils numériques ont été utilisés pour réaliser ces étonnants photomontages ? quels plaisirs et quels profits les élèves ont-ils tirés de ce travail ? comment textes et images se sont-ils articulés ?
Jérôme Sadler Le projet consistait à produire des fictions illustrées de qualité pour soutenir les textes qui allaient être rédigés en français. Aujourd’hui, au sein des réseaux sociaux, l’image est devenue peu silencieuse : elle est commentée, argumentée, critiquée. En réalisant ici un e-book, un objet facile à partager sur smartphones et tablettes, l’objectif est de poursuivre l’appropriation du patrimoine de proximité par une lecture partagée par toute la communauté scolaire. Acteurs de leurs écrits, à la fois graphistes, consultants puis éditeurs, les élèves ont ainsi découvert ces nouveaux métiers liés à l’industrie numérique.
Ainsi, en classe entière, en salle réseau, les élèves ont exploité le numérique comme outil de création et de communication. En maîtrisant le vocabulaire de l’image fantastique et de ses effets spéciaux au cinéma (ceux qu’ils « reconnaissent » – Harry Potter, Le Seigneur des anneaux, Twilight … ), puis les opérations plastiques du photomontage, ils ont pu restituer ce que l’on nomme dans les peintures du Trecento et du Quattrocento la storia – ce qui se joue dans le lieu du récit – et aujourd’hui comment se construit au sein de l’image cinématographique, la culture des effets spéciaux depuis l’œuvre de Méliès aux productions plus récentes. Alors dans l’abbaye du Thoronet « revisitée », l’image prend toute sa dimension symbolique. Une image qui ne demeurera pas longtemps silencieuse, si l’on en croit les sept nouvelles publiées.
L’outil utilisé a été le logiciel de retouche Photoshop en salle réseau. Les élèves ont appris la spécificité et le paramétrage de l’image numérique, en fonction de son poids, sa taille, son format.
Aussi la spécificité du photomontage qui se construit à l’aide de la superposition de plusieurs calques, le détourage des objets, la composition. Les élèves ont appris également les notions de calibrage colorimétrique utilisé à outrance dans le cinéma fantastique et devenu une étape essentielle dans la production et dans le succès d’un film, comme le révèle le documentaire de Keanu Reeves, « Side by side ».
La projection des propositions convenablement paramétrées et enregistrées dans le bon répertoire, donne lieu à des verbalisations en classe entière. Il s’agit d’interroger quelle composition, quels lieux, quels objets, quelle atmosphère conviennent le mieux au récit. Les élèves ont été ravis d’ancrer leur culture de l’image fantastique dans une réalité numérique, d’images et d’écrits. Ils ont ainsi apprécié de voir leur production devenir un e-book facilement partageable via les réseaux et les smartphones de chacun. Un élève a d’ailleurs commenté le livre numérique en comparant son travail à celui des moines copistes, mais transposé au XXIème siècle.
En technologie, les élèves ont produit un jeu de stratégie, le « Cluobaye » : de quoi s’agit-il ? comment ont-ils procédé pour le concevoir et le réaliser ? avec quels profits ?
Catherine Verduci : Ce jeu de plateau, inspiré du CLUEDO, est le résultat d’une démarche d’investigation où les élèves, artisans de leur inventivité technique, ont pu mobiliser et acquérir des connaissances à l’aide de matériaux, d’outils et de systèmes qu’ils connaissaient et dont ils avaient besoin pour mener à bien un tel projet.
Le jeu qu’ils ont nommé CLUOBAYE a pris forme sous leurs yeux, au rythme des solutions techniques présentées et retenues. Chaque groupe, composé de quatre élèves, devait prendre en charge une des composantes du jeu et la mener à son terme : plateau, pions, cartes, règles, cadran…. Cette création « ex nihilo » des élèves dépendait des ressources disponibles et surtout de la « faisabilité » technique. Les élèves devaient inventer, proposer, entreprendre. Cette prise de responsabilité, véritable moteur du travail en équipe, les a conduits à s’écouter et à partager leurs idées, transformant le laboratoire de technologie en véritable « bureau d’étude » d’un projet collectif. Ce projet a incontestablement développé la motivation et l’ enthousiasme des élèves, notamment ceux en difficulté, qui ont trouvé leur place au sein des groupes. Un diaporama Prezi retrace toutes les étapes de fabrication du jeu.
L’interdisciplinarité est au cœur de cette belle expérience : quels vous en semblent les intérêts ? y a-t-il des conditions susceptibles de la rendre davantage possible ?
Catherine Verduci : A travers ce projet, l’ interdisciplinarité a permis de tisser le lien nécessaire entre le virtuel et le concret mais également entre nos matières.
Dominique Khaldi : Le récit d’aventures, et/ou policier, étant une des attentes du programme de 5ème en Français , il nous a semblé pertinent de proposer aux élèves plusieurs écritures longues, une écriture plastique qui se substitue, parfois/ souvent, au texte de manière à proposer une production simultanée Lettres et Arts plastiques, à la manière d’André Breton, dans Nadja, ou d’Elsa Triolet , dans Ecoutez-voir, une formalisation concrète et jubilatoire en Technologie, sous la forme d’un jeu de société. Ce jeu valorise l’esprit d’initiative, apprend le partage et la convivialité.
L’écriture d’un second recueil de nouvelles policières pourrait être envisagée avec la participation d’un professeur d’Education musicale qui exploiterait l’acoustique exceptionnelle de cette église construite comme un instrument de musique par le biais de la pierre, des proportions, des formes, particulièrement la forme des voûtes, et celle d’un professeur de mathématiques qui étudierait le principe du nombre d’or, clé de la construction du monastère. Bien évidemment, les nouveaux récits et leurs images s’inspireraient et exploiteraient les apports de ces deux disciplines.
Cette interdisciplinarité nous semble être le « moteur » de notre enseignement, diffusant ainsi une véritable culture qui ne serait pas « tronçonnée » en différents domaines « étanches », et qui permettrait à nos élèves une approche du réel , du monde présent, passé et futur, plus authentique, à l’échelle de l’homme en qui tout existe.
Ce projet, comme vos projets précédents, invite les élèves à être créatifs : d’après vos observations sur les élèves au travail et votre regard sur la production finale, en quoi vous parait-il important de favoriser à l’Ecole cette créativité ? Le numérique vous semble-t-il en particulier changer la donne : transformer notre façon de raconter le monde ou ouvrir de nouvelles possibilités de le faire ?
Dominique Khaldi : Nos élèves, en collège, sont de très jeunes adolescents. Ils sont des individus « en construction » et cette construction passe par le « jeu », espace de créativité et mode d’expression fondamental de l’enfant qui lui permet de faire émerger ses interrogations, ses doutes, ses peurs, ses rêves, ses joies … Il semblerait donc que le « jeu » libère cette créativité. En imaginant des ateliers d’écriture plastique et littéraire où les élèves endossent l’identité d’un artiste, d’un écrivain et créent un nouveau texte, une nouvelle image, en réinvestissant, à leur manière, la poétique de leur avatar, personnage-artiste-écrivain, ils s’approprient son esthétique et donc son œuvre. Et cela donne, par exemple cette question, absolument extraordinaire, je dirais même assez bouleversante, pour un professeur de Lettres, d’un élève qui, lors de notre projet 2013 « Dans la peau numérique d’un artiste », était « dans la peau » de Raymond Queneau : « Madame, j’ai lu « Exercices de style » et j’ai répété plusieurs fois la même phrase en différents registres. Qu’est-ce que je pourrais lire, maintenant de Queneau pour continuer à jouer, sans me répéter ? »
Dans le projet, aujourd’hui abouti, qui nous occupe, il est intéressant de noter que les trois élèves perturbateurs de la classe ont travaillé ensemble, qu’ils se sont emparés de leur intrigue avec un sérieux et un plaisir que nous ne leur connaissions pas. Ces élèves sont les auteurs d’une des meilleures nouvelles du recueil et leurs images sont d’une grande qualité. Ils ont d’ailleurs éprouvé une véritable jubilation à transformer leurs professeurs, devenus deux moines, en personnages : Frère Dominique, le scriptor et Frère Jérôme, le pictor !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le site du Rendez-vous des Lettres PNF
Sur le site du collège Nikki de Saint-Phalle
Sur le site de l’académie de Nice
L’e-book « Les 7 mystères de l’abbaye »
Le jeu Cluobaye
Le projet « Dans la peau numérique d’un artiste »
Le projet « Sauver la station Prouvé »