La notion « d’esprit critique » est souvent avancée sans forcément être précisée. La publication récente d’un article (revue « vivre au lycée » n°66 mars2015) et d’un dossier (Cerveau et Psycho n°72 novembre décembre 2015) sur le sujet apportent à cette notion des éclairages qui demandent à être discutés. En effet l’apparente évidence de l’esprit critique dont chaque adulte (et en particulier enseignant) est supposé pourvu est le plus souvent une impression, un sentiment, dont le fondement est discutable. Il suffit pour s’en rendre compte de constater combien chacun de nous utilise les outils les plus courants au quotidien (moteurs de recherche, télévision etc.) sans plus se poser de questions. Et ce alors que nous sommes prompts à argumenter sur l’indispensable esprit critique… dont tout le monde devrait faire preuve. Car la difficulté avec l’esprit critique c’est qu’il est plus facile d’en parler que d’en faire preuve.
Face à l’émotion et à la sidération des attentats commis depuis le début de l’année dans notre pays, mais aussi ailleurs dans le monde, que vaut l’esprit critique ? Or c’est dans ces moments-là qu’il faut encore davantage faire preuve de distance avec les faits et les dire. Les conseils donnés par les journalistes pour nous inciter à la prudence sont certes bien venus, mais ils sont bien faibles. En effet, compte tenu des modèles d’informations médiatiques du quotidien, quand tout semble aller bien, on est étonné de voir de si belles leçons de déontologie et de professionnalisme s’exprimer dans les moments difficiles. Il n’y a pas de différence d’esprit critique selon les évènements ! Mais par contre il y a des exutoires dont les donneurs de leçon sont prompts à utiliser les propos, en particulier ceux tenus sur les réseaux sociaux. Pour la bonne, comme pour la mauvaise cause, Internet est en train de devenir la première source d’information des professionnels et du grand public (continuant ainsi d’être un bouc émissaire bien pratique).
Du coup, il devient urgent de rappeler la nécessité de l’esprit critique, mais à condition de ne pas considérer a priori que le grand public est différent des professionnels de l’information, ce sont d’abord des humains. Et c’est là que se pose la question des fondements de l’esprit critique. Si l’on en croit les titres de la revue « cerveau et psycho », on pourrait penser qu’il y a des « mécaniques » que l’on peut « dresser ». Fort heureusement tout le monde n’emprunte pas le chemin de la « mécanique du cerveau » pour localiser les aires de la soumission ou celles de la liberté… Une lecture trop rapide et déviante, mais un peu suggérée, semble indiquer que nous sommes sous influence mais « qu’une partie du cerveau, correctement entraînée, remplit ce rôle. Elle dispose de neurones spéciaux capables d’éteindre littéralement les automatismes de pensée »(p.48). Nous retrouvons dans ces approches l’idée d’un rationalisme qui serait, seul, au fondement de l’esprit critique. Comme si le cerveau n’était qu’une machine…
Nous sommes à un tournant informationnel et communicationnel. A trop regarder l’information on en oublie le fait que, à l’instar de Jean Marie Gourio, c’est la conversation, cette communication de l’ordinaire, qui est (devenu ?) le premier repère pour la pensée. Internet et les réseaux sociaux ne font qu’amplifier ce phénomène et chacun de nous s’y perd facilement. L’écart entre le modèle académique de l’enseignement et ces pratiques sociales est soudainement devenu un gouffre. Les médias de flux, eux, en profitent pour assurer la continuité entre ces réseaux sociaux et leurs propres canaux de diffusion. De sorte que leur parole devient une sorte de garantie a priori puisque de modalité différente de celle des conversations des réseaux sociaux. Malheureusement l’analyse approfondie de ces pratiques demande à être questionnée, il est temps de remettre en cause cet a priori d’esprit critique qu’auraient certains (les médias, les experts, les universitaires etc…) et pas d’autres et de repenser l’éducation dans ce champ.
On découvre, avec les pratiques de l’internet, la faiblesse de la prise de distance avec les faits. Il est vrai que l’immédiateté du flux informationnel ne facilite pas l’analyse. Mais rappelons-nous que la distance imposée par les intermédiaires (journalistes et autres professionnels des médias) est souvent à questionner, voire à critiquer (comparez simplement quelques médias sur un même sujet pour le comprendre). Les intermédiaires ne sont jamais une garantie de qualité a priori. Du coup l’éducation doit s’emparer du problème, pas seulement de l’esprit critique, mais de l’éthique de l’esprit critique. Cette éthique est celle qui doit prévaloir dans l’usage de tous les moyens d’information et de communication en premier lieu. Mais elle doit prévaloir aussi dans nos modes de pensée qui érigent souvent ma perception subjective en vérité universelle que j’affirme. Enfin elle doit prévaloir dans la perception de soi, c’est dans dire dans la démarche réflexive et son exigence de pensée. D’où je parle ?
Si l’on veut engager une véritable éducation à l’esprit critique, il faut certes apprendre à se dégager des faits et de l’émotion, mais aussi pour y revenir. Revenir aux faits, car ils sont têtus et souvent bien difficiles à déterminer. Revenir à l’émotion, car c’est un des écrans majeurs à la perception critique des faits. L’éducateur doit avoir le souci d’analyser cet espace conversationnel que constituent désormais les réseaux sociaux qui sont en train de constituer le socle perceptif du monde qui nous entoure. Ce souci d’analyse, c’est le souci de comprendre les logiques sous-jacentes à ces expressions. Il est bien plus facile d’analyser les logiques sous-jacentes des médias de flux que celles d’un peuple qui s’exprime dans des échanges courts. D’abord à cause de la diversité, mais surtout à cause de l’absence de cadre technique qui impose des circuits à l’information. Certes ces circuits médiatiques sont eux-mêmes orientés, mais ils sont beaucoup plus contraignants que ne l’est l’espace numérique dans lequel nous nous déplaçons. Les circuits actuels de l’information communication sont d’une telle fluidité et accessibilité qu’ils sont rapidement saturant, augmentés qu’ils sont par les techniques de relais de l’information (curation, retwitt, etc…) qui s’ajoutent à l’information elle-même.
La libération permise par les moyens d’interaction numérique est aussi un enfouissement de la pensée construite et travaillée. Il vaut mieux « causer dans le poste », avoir des milliers de retwitts et autres relais que de construire un propos et l’assumer. Si l’éducation veut prendre la mesure des choses et tenter d’orienter les pratiques c’est dans la capacité à faire faire le lien entre conversation, information, connaissance, savoirs qu’il faut qu’elle s’oriente. Non pas en opposant des savoirs à des conversations mais en permettant de comprendre les continuités et les ruptures qui vont chez chacun de nous, au plus intime de soi, de l’émotion de l’expression immédiate à la pensée réfléchie et assumée, voire revendiquée. C’est aussi en amenant les jeunes et les adultes à s’impliquer dans la production d’informations et leur diffusion sous différentes formes que l’on peut être éducateur dans le domaine. Malheureusement le système scolaire fonctionne à l’envers, malgré les propositions récentes (un média dans chaque établissement…). Il forme d’abord à la réception et ensuite suggère la possibilité de produire. La parole de l’élève ne peut-être qu’une parole « vérifiée ». Former à l’esprit critique dans un monde numérique c’est désormais prendre en compte un nouveau continent rendu accessible par l’expression immédiate amplifiée dans ces nouveaux relais numériques.
Bruno Devauchelle