« En concevant l’enseignement comme une transaction strictement cognitive, nous nous exilerions de notre propre pays, de là d’où nous venons et qui nous a fait choisir ce métier ». A propos du livre de Sorj Chalendon « Profession du père », Philippe Meirieu revient sur la part de l’humain, de la chair, de l’histoire et du sang dans la relation pédagogique.
Mauriac et Piaget
J’ai dit un jour, dans un très sérieux colloque universitaire sur la formation des enseignants, que, pour devenir professeur, « la lecture du « Sagouin » de Mauriac valait peut-être autant que celle de toute la psychologie de Piaget ». La formule était non seulement maladroite, mais aussi inexacte. Elle était maladroite parce qu’en plus de fâcher inutilement les psychologues piagétiens, elle risquait de me mettre à dos les admirateurs de Mauriac, dont l’œuvre se voyait ainsi enrôlée comme « outil de formation », au risque de faire oublier ses qualités littéraires exceptionnelles.
Elle était inexacte car elle établissait une forme d’équivalence entre deux registres de textes, tous deux essentiels, mais dans des domaines totalement différents. Je crois, en effet, qu’il est particulièrement utile d’étudier la psychologie de Piaget pour concevoir de vraies situations d’apprentissage : cela permet, comme il le préconisait, de ne jamais s’en tenir à des verbes aussi vagues que « connaître » ou « acquérir », mais de chercher les « opérations mentales » que l’élève doit effectuer pour apprendre (1). On oublie cependant trop souvent que Piaget, en quête d’un « sujet épistémique » universel, n’a guère étudié l’intelligence que sous l’angle « logico-mathématique » et a neutralisé méthodologiquement l’histoire singulière de chacun dans ses recherches…
Ce qui nous meut c’est bien l’aventure humaine
C’est pourquoi il faut lire, en parallèle, « Le Sagouin » de Mauriac : pour y rencontrer toute l’épaisseur humaine des situations d’apprentissage, qui sont aussi – qu’on le veuille ou non – des situations éducatives. Il n’existe pas, en effet, de relation pédagogique avec des « sujets épistémiques », car toute relation est relation avec des sujets de chair et de sang, héritiers de tout un passé, se dégageant plus ou moins bien de celui-ci, vivant au quotidien de désirs et d’angoisses, investissant les propositions des adultes d’une multitude de significations qui échappent à ces derniers, les inscrivant dans des histoires que les éducateurs les plus attentifs ne parviennent jamais à déchiffrer complètement.
Or, nous avons parfois tendance à oublier ce versant et, comme Piaget, à ne voir, dans nos élèves, que des « sujets épistémiques », « colorés » simplement d’une touche de sociologie. J’ai déjà dit tout ce que cette « ignorance méthodologique » peut avoir des vertus : elle exprime une forme de volontarisme qui appelle nos élèves à ne pas s’engluer dans leur pathos, à s’y arracher pour accéder aux satisfactions du comprendre, à s’exhausser au-dessus de leur histoire singulière et de leurs problèmes conjoncturels pour « entrer dans la culture ». Mais, comme Piaget, prenons garde à ne pas supprimer par décret ce que nous ne prenons pas en compte par méthode. Car, nous courrions alors le risque d’abolir ce que, précisément, nous cherchons à mobiliser : la force d’investir du désir dans le savoir. Nous nous couperions ainsi aussi bien des questions fondatrices que des ressorts mobilisateurs. En abolissant toute « émotion » – au sens de « ce qui nous meut » – nous n’enseignerions plus qu’à des ombres insaisissables et incapables elles-mêmes de rien saisir.
Plus encore, en concevant l’enseignement comme une transaction strictement cognitive, nous nous exilerions de notre propre pays, de là d’où nous venons et qui nous a fait choisir ce métier, de ce qui nous permet de reprendre tous les matins le chemins de la classe et d’oublier, en franchissant la porte, aussi bien la multitude des injonctions officielles que tous les tableaux Excel qui nous attendent à la fin du mois. Car ce qui nous meut – et nous permet de tenir le coup – c’est bien le frémissement du transmettre, l’aventure humaine dans laquelle nous décidons de nous embarquer quand nous choisissons de faire partager à des « petits d’hommes » ces savoirs que nous avons nous-mêmes appris de nos maîtres.
L’enfant est tellement sérieux
Je repensais à tout cela en lisant le dernier roman de Sorj Chalandon, « Profession du père » (2). Histoire d’enfances d’une rare densité. Histoire d’hommes, aussi, qui plonge au cœur du mystère de « l’humaine condition », comme l’auteur sait si bien – et si terriblement – le faire (3). J’y repensais et me disais qu’au regard de la force d’un tel récit, la formule de Korczak qui rappelle aux grandes personnes que « les chagrins des petits ne sont pas des petits chagrins », pourtant particulièrement juste, peut même paraître un peu niaise. C’est qu’ici l’enfance est montrée dans ce qui la caractérise, à mes yeux, le plus justement, à rebours des représentations sociales dominantes : le sérieux.
Je ne déflorerai pas, bien sûr, la trame du roman et je ne veux surtout pas m’engager dans un résumé qui serait bien fade. Il faut, en effet, se confronter à ce style si particulier de Sorj Chalendon, terriblement efficace dans sa simplicité incisive qui décourage le deuxième degré. « Se confronter » est bien le mot, tant la lecture nous projette brutalement dans les situations, sans commentaire inutile, sans que le lecteur, pris dans l’évidence du récit, ne puisse faire le moindre détour. Il suit l’enfant-narrateur qui arpente la ville, longe avec lui les vieux murs, monte les escaliers, rejoint sa chambre et sent, sur sa peau, les draps rêches qui ne protègent même pas du froid. Il frémit à chacun des coups reçus, non parce que l’auteur chercherait à l’apitoyer, mais justement parce qu’il est étranger à toute tentative de captation affective. On tremble parce que le propos est d’une sécheresse coutelière. Parce que le récit de l’enfant-narrateur ne se permet aucun « effet », qu’il est tout simplement « sérieux ».
L’enfant, en effet, « prend au sérieux » l’adulte. Au pied de la lettre. Et il se fabrique, à partir des bribes qu’il saisit au passage, un récit plausible qui lui permet de construire son univers. Il ne relativise rien, ni les excès, ni ce qui se voudrait humoristique, ni même les contradictions qu’il parvient souvent – en le payant au prix fort – à intégrer dans « son » histoire. C’est que l’enfant est tellement sérieux qu’il rétablit obstinément de la cohérence, même quand les adultes découragent, par leurs tâtonnements et leurs errances, par leurs conflits avec eux-mêmes et avec le monde entier, toute tentative de continuité. Dans « le bruit et la fureur » qui ne nous quittent guère depuis Shakespeare, l’enfant cherche toujours à se raconter une histoire « qui tient debout ». Et nous ne saurons jamais rien des enfants si nous ne voyons pas que, dans la folie collective des adultes, ils tentent de trouver quelque chose qui mette un peu d’ordre, quelque chose qui leur permette de comprendre – étymologiquement de « prendre avec eux » – ce qui leur arrive, tout ce qui leur arrive, et, en particulier, de la part des adultes qu’ils aiment ou qu’ils estiment.
Tordre le bâton dans l’autre sens
Il ne faut pas s’étonner, alors, que dans cette recherche de cohérence, ils aillent, parfois, bien plus loin que nous ne l’imaginons. C’est qu’ils sont fidèles, plus que tout, au récit qu’ils se sont construits. Fidèles parfois jusqu’à l’absurde, comme c’est le cas, dans « Profession du père », de Luca, l’ami du narrateur, qui, contre toute attente, ira jusqu’au bout de « l’histoire » : « C’était idiot, impossible. Plus de cinquante ans après, je n’arrive toujours pas à croire que Luca Biglioni ait pu faire ça », écrit l’auteur. C’est que Luca Biglioni était un être infiniment sérieux, infiniment fidèle, incapable d’entendre et d’admettre l’absurdité de ce qui lui était demandé… Ainsi l’enfant, par loyauté à l’égard des autres et de lui-même, par refus d’accepter les contradictions dans lesquelles s’empêtre allègrement son entourage, bascule-t-il dans l’emprise. Emprise à l’égard des autres, d’un autre le plus souvent, emprise qui n’est rien d’autre que le récit cohérent d’une vie qui se déroule « logiquement », contre toute attente des gens « raisonnables ».
Il faut donc, parfois, renverser les hiérarchies : l’adulte est souvent, selon les mots de Chalendon, « contorsionniste de music-hall, transformiste, clown, jongleur, équilibriste, bateleur de foire, vendeur de contes pour enfants », quand l’enfant, lui, se raconte dans sa tête une histoire qu’il tente de construire et de reconstruire sérieusement, méticuleusement, élément par élément, à l’endroit, à l’envers et dans tous les sens. Regardons-le : il est sérieux, quand nous nous agitons parfois de manière si désordonnée devant lui…
J’exagère… sans aucun doute ! Mais il faut savoir déplacer le regard et « tordre le bâton dans l’autre sens », comme disait Descartes. Pour ébranler nos certitudes, se rendre disponible à l’autre et voir les choses autrement. Parce que les métiers de l’humain nous imposent cette attention à l’altérité que la littérature nous permet, parfois, de retrouver. Et que « Profession du père » incarne si bien.
Philippe Meirieu
NOTES
(1) Sur ce sujet, voir l’ouvrage, extrêmement intéressant, de Hans Aebli, un disciple de Piaget, « Didactique psychologique » (Delachaux et Niestlé, Neuchâtel et Paris, 1951) : il y montre que l’apport essentiel de Piaget en matière de didactique, c’est de montrer clairement que « penser, c’est opérer » et il donne de nombreux exemples, en particulier en mathématiques, de la fécondité de cette conception.
(2) Grasset, Paris, 2015.
(3) Je pense, en particulier à Mon traitre (Grasset, Paris, 2008) et Retour à Killibegs, grasset, Paris, 2011).