L’analyse de nombreuses expérimentations autour de l’usage du numérique en classe (ou de pratiques d’enseignants expérimentés) amène à constater que « l’enseignant expérimentateur est celui qui construit un écosystème techno pédagogique au sein duquel il va autoriser les élèves à effectuer une démarche et un parcours apprenant. » Cette phrase qui peut sembler « ampoulée » demande certes d’être expliquée, mais également prolongée et approfondie.
Un enseignant expérimentateur n’est pas forcément un enseignant inventeur ou innovateur. C’est d’abord quelqu’un qui essaie d’organiser son enseignement pour mieux répondre aux besoins des élèves, compte tenu de l’analyse qu’il fait du groupe, des individualités, de l’histoire de ce groupe et des contraintes de contexte, aussi bien proches qu’éloignées. C’est donc un « ingénieur » qui doit construire des dispositifs pertinents et ensuite les mettre en oeuvre. Mais la particularité de cette ingénierie c’est qu’elle s’applique à un contexte composé majoritairement d’humains, de personnes et pas seulement d’élèves voire de jeunes et encore moins de machines.
De quoi parle-t-on quand parle « d’écosystème techno-pédagogique » ? L’espace de travail d’un enseignant est très souvent structuré par des contraintes externes qui sont aussi bien architecturales qu’organisationnelles ou institutionnelles. Il dispose en même temps de ressources dans cet espace au sein duquel il va devoir articuler ces éléments. Comme nous avons déjà eu l’occasion de l’écrire, l’arrivée de l’ordinateur dans l’espace d’exercice professionnel de l’enseignant a créé un dérangement important qui a évolué au cours des années, de la salle informatique au BYOD d’aujourd’hui. Cet espace est aussi le lieu de rencontres entre des personnes et des informations. L’enseignant a comme responsabilité de permettre la transformation de ces informations en connaissance « utilisables », et donc permettre l’accès à l’autorité de cette connaissance maîtrisée.
On conçoit dont aisément que cet espace est un système au sein duquel les différents éléments sont en concurrence. Il comporte de manière imbriquée plusieurs surfaces qui vont de la salle de classe à l’établissement, voire au-delà, plusieurs types d’espaces, du relationnel à l’organisationnel ou au technique. Aussi l’idée d’un écosystème vise à considérer la régulation des équilibres comme une tâche essentielle pour l’enseignant. Pourquoi alors parler de techno-pédagogique pour qualifier cet écosystème ? Parce que nous observons que les objets techniques, présents depuis longtemps dans l’espace de classe, se sont déployés de manière de plus en plus importante depuis les débuts de l’informatique scolaire. Or ce déploiement, dont la dimension technique désormais omniprésente est incontestable, se fait en lien avec des pratiques pédagogiques dont l’observation montre qu’elles sont encore très hésitantes hormis justement dans le cas de ces enseignants expérimentateurs.
Comment comprendre l’idée « d’autoriser » les élèves ? Le jeune, en venant à l’école, est a priori sur un chemin de formatage, d’encadrement en vue d’une libération à venir (cf. L’histoire de l’école en France). C’est le paradoxe de la forme scolaire que de prétendre autoriser en interdisant ou au moins en séparant l’élève du monde qui l’entoure. Les moyens numériques à la disposition de chacun changent désormais la donne : ils ouvrent des possibles sans pour autant autoriser, renvoyant à l’usager ce potentiel et donc ce qu’il peut en faire. En d’autres termes des portes sont ouvertes, encore faut-il s’en emparer. Et l’école a depuis bien longtemps su structurer ce chemin vers la « libération » et en faire un modèle. C’est ce modèle qui actuellement domine les esprits des adultes et par transmission celui des enfants qui face à de nouvelles situations pédagogiques semblent perdus, ou incapables d’aller à la rencontre des propositions nouvelles : pédagogie inversée ou pédagogie de projet ou encore pédagogie collaboratives. Le constat de ces élèves qui n’entrent pas dans le jeu de ces propositions est plus répandu que ce que les médias et les passionnés veulent bien rapporter. Et il concerne souvent les élèves les plus fragiles. Car face à une institution aussi puissante que l’école et l’imaginaire qui l’entoure, le potentiel des moyens offerts par le numérique n’est pas perçu comme capable de rivaliser. C’est pourquoi l’idée d’autoriser est beaucoup plus difficile à établir que les apparences pourraient le laisser croire.
Pourquoi utiliser la notion de « démarche et parcours apprenant » ? Les pratiques d’enseignement, dès lors qu’elles tentent de comprendre comment l’élève se développe, mettent en évidence la diversité des trajectoires pourtant sensées être neutralisées par l’homogénéité des classes d’âges dans les niveaux scolaires. Parler de différenciation c’est faire référence à cette impossible rêve de la « classe homogène ». Dès que l’on s’est intéressé à ce que les élèves savent avant d’entrer dans la classe, on a compris la nécessité de prendre en compte leurs différences. Ne pas prendre en compte ce qui est en amont de la classe c’est faire acte de déni. Or avec les usages des moyens numériques, on a l’impression que nombre d’éducateurs sont dans ce déni et qu’ils tentent de contenir ce qui devient de plus en plus difficile à accepter : les démarches et parcours apprenant prennent toujours le pas sur la volonté éducatrice. Certes le modèle du parcours scolaire reste dominant, mais il est de plus en plus mis en question, aussi bien par les élèves, que par les parents et nombre d’éducateurs. Cet assouplissement de l’organisation traditionnelle est devenu incontournable, mais ce sont les modalités de mise en application qui sont encore difficiles à préciser. Aussi l’enseignant qui peut prendre en compte ce fait dans son organisation pédagogique favorise-t-il cette diversification
Les compétences des enseignants qui mettent en œuvre ces expérimentations sont celles qui permettent la prise en compte de ces trois éléments. Or l’analyse de nombreuses expérimentations montre que la mise en place d’un dispositif pédagogique pertinent est fondée souvent de manière implicite ou au moins non exprimée sur ces piliers. Expérimenter s’appuie sur la capacité à maîtriser l’environnement et à s’en faire un allié. Mais plus que l’expérimentation, c’est l’aisance professionnelle qui s’exprime ainsi.
A l’opposé, nombre d’expérimentateurs sont isolés dans leur établissement. Cet isolement, parfois relatif, est surtout lié à une pratique personnelle dont les autres enseignants ont du mal à comprendre, au-delà de la technique, le modèle. Cet engagement est aussi une prise de risque et peut faire exprimer des peurs, des craintes, voire des reproches (les élèves ne sont pas des cobayes, par exemple; ils n’améliorent pas leurs résultats scolaire…). L’utilisation des moyens numériques n’est pas obligatoire, mais le fait de les utiliser induit fortement la nécessité de compétences spécifiques qui souvent ajoutent au sentiment de ne pas maîtriser l’environnement. La maturité pédagogique d’un professionnel se trouve dans la capacité à intégrer l’incertitude et l’inattendu, mais ne peut s’exprimer tant que l’écosystème techno-pédagogique n’est pas suffisamment compris et maîtrisé.
Attention, toutefois, certaines expérimentations sont des fuites en avant vers un ailleurs maîtrisé (technique et informatique) à la place d’un ici et là dans lequel on est en difficulté (conduite du groupe, pilotage des activités). Dans ce cas, on s’aperçoit que c’est l’effet nouveauté qui donne le sentiment de maîtrise : on trouve la situation formidable, les élèves motivés et sérieux. Et puis le soufflé retombe et alors il faut fuir à nouveau vers d’autres techniques.
La formation des enseignants gagnerait beaucoup à prendre en compte ces éléments. Encore faut-il que les situations de formation soient envisagées dans ce contexte et le permettent. Encore faut-il aussi que les formateurs soient eux-mêmes en mesure de proposer cela et le maîtriser. Le déploiement des moyens numériques en éducation ne peut se faire sans prendre en compte ces éléments. L’articulation entre technique et pédagogie est complexe aussi faut-il considérer que ce ne sont pas que de simples outils au service de la pédagogie, mais bien des éléments d’un environnement qui modifie les stratégies cognitives possibles et donc les apprentissages
Bruno Devauchelle