Pourquoi a-t-on vidé les campagnes des écoles à classe unique pour imposer le « regroupement » des élèves, à grand renfort de transports scolaires, dans de grandes écoles avec un seul niveau par classe ? Comment a-t-on pu faire cela au moment où des études montraient de meilleurs résultats pour les classes multiâges ? C’est ce paradoxe qu’étudie Sylvie Jouan, formatrice en Espe, dans un petit livre bien écrit qui raconte un large pan de l’histoire de l’école primaire.
Un autre livre, celui de Jérôme Krop, nous avait expliqué que le choix de l’école sélective, méritocratique qui s’est imposé sous la 3ème République, remontait à O. Gréard et au Second Empire. C’est à Jean-Baptiste de la Salle, au débat entre enseignement mutuel et simultané que S Jouan fait remonter le choix de la classe à niveau unique. Notre organisation pédagogique de l’enseignement primaire resterait fidèle à des choix politiques et moraux pré républicains. Le premier avantage de ce livre c’est de raconter rapidement et clairement cette naissance de l’école républicaine à travers des débats qui nous semblent bien lointains mais qui dictent quand même le présent.
Un autre point très intéressant de l’ouvrage c’est de nous rappeler que les choix pédagogiques sont aussi des choix d’institution, c’est à dire qui renvoient au fonctionnement systémique de l’institution (cf Crozier). Ainsi S Jouan analyse finement le cas du redoublement, une pratique qui renvoie, comme la classe à niveau unique, au choix de l’homogénéité.
Reste la question centrale : qu’est ce qui explique ce véritable plébiscite par l’institution scolaire et les parents d’un modèle scolaire ? S Jouan fait le lien entre recherche d’homogénéité et modèle du maitre et d’une forme d’apprentissage opposée à toute forme d’enseignement mutuel des élèves.
Il y a peu de chances que les classes multiâges se développent en France. Mais l’ouvrage par cet exemple pointe une représentation de l’enseignement qui doit être questionnée car aujourd’hui les clases sont, presque partout, bien hétérogène.
François Jarraud
Sylvie Jouan, La classe multiâge d’hier à aujourd’hui. Archaïsme ou école de demain ? , ESF Editeur, 2015,ISBN 978-2-7101-2739-0
Sylvie Jouan : La classe multiniveaux, c’est la classe du 21ème siècle
Si la classe à niveau unique a pu s’imposer c’est que pendant longtemps elle a symbolisé pur les parents comme pour l’institution le Progrès. Comment ce choix s’est-il fait ? Pourquoi restons nous tributaires de décisions qui remontent au 19ème voire au 18ème siècle ? La classe multi niveaux c’est vraiment l’avenir ? Sylvie Jouan s’explique.
Votre ouvrage met en question la pratique de la classe de niveau à l’école élémentaire aux dépens de la classe unique qui regroupe plusieurs niveaux. A vous lire c’est une pratique héritée du 2d Empire ?
Oui, mais on peut remonter plus loin encore, jusqu’à la querelle des méthodes pédagogiques qui a eu lieu sous la Restauration, pour donner lieu un peu plus tard sous Guizot à des choix décisifs sur lesquels les fondateurs de l’école républicaine s’appuieront : cette querelle pédagogique opposait la méthode mutuelle, importée d’outre-manche et portée par des libéraux protestants, à la méthode simultanée, défendue par des conservateurs catholiques soucieux de respecter l’enseignement de Jean Baptiste de La Salle.
Si la méthode mutuelle permettait de réunir un très grand nombre d’élèves en déléguant la fonction d’enseignement à des moniteurs choisis parmi les élèves les plus avancés, la méthode simultané -consistant, comme son nom l’indique à faire faire la même chose à chacun simultanément- nécessitait la constitution de groupes plus réduits et plus homogènes pour que le maître-frère puisse officier seul face à son groupe classe.
Ce qui est intéressant, c’est de constater que dans cette querelle pédagogique, dont l’enseignement simultané est sorti gagnant, ce ne sont pas tant des arguments pédagogiques qui sont invoqués que des positions politico-religieuses : si la méthode des Frères est choisie dès Guizot (ce qui est pour le moins paradoxal de la part d’un ministre libéral), c’est pour garantir une finalité jugée essentielle : éduquer les enfants, et pas seulement les instruire, en transmettant des valeurs morales portées en acte par la présence une et continue d’un maître.
Cette exigence morale sera défendue avec ardeur de Guizot à Ferry en passant par Octave Gréard qui a joué un rôle essentiel, à la fin du Second Empire effectivement, pour l’organisation des écoles primaires : c’est lui qui a voulu généraliser le modèle des écoles à trois classes minimum pour éviter une trop grande hétérogénéité et faciliter la mise en œuvre d’un réel enseignement simultané, condition nécessaire pour que l’enseignement ne se réduise pas à une instruction mais qu’il puisse répondre à cette finalité morale à laquelle conservateurs comme républicains sont si attachés.
La classe par niveau s’est développée sous la IIIème République et après. On sent qu’elle est perçue comme un des éléments du Progrès général de la société et d’une urbanisation des moeurs. Est ce cela ?
Oui, elle s’est développée effectivement aux débuts de la 3ème République, mais essentiellement en ville… dans un pays pourtant essentiellement rural ! Il y a là encore un paradoxe qui montre le fossé entre les préconisations institutionnelles et la réalité vécue par les instituteurs.
Je cite en exergue de mon livre cette phrase du Dictionnaire de pédagogie de Buisson, ouvrage emblématique des valeurs et principes de l’école républicaine, qui réduit la classe unique à « l’état embryonnaire de l’école » : pour les républicains de la fin du 19ème siècle, la classe unique n’est pas véritablement une école… et pourtant cette configuration représente 86% des écoles françaises !
L’œuvre d’Octave Gréard y est pour beaucoup, puisqu’il a pensé l’organisation pédagogique des écoles primaires sur le modèle du département de la Seine, département qui a connu à cette époque une explosion démographique entraînant des contraintes de scolarisation très différentes de celles que connaissent les instituteurs de « province ».
Pourtant la classe homogène est déjà considérée comme un idéal, en ce qu’elle constitue la configuration la plus adaptée à l’application de la méthode simultanée, même si on a oublié dès cette époque les raisons de cette idéalisation : l’école de Jules Ferry, école laïque qui s’est construite contre le pouvoir de l’église, s’appuie sur les principes pédagogiques de Jean-Baptiste de La Salle, et c’est au nom de ces principes, dont on a oublié l’origine, que la classe unique sera associée à une école désuète dans laquelle les conditions d’un bon apprentissage ne sont pas réunies.
Pourtant pour vous la classe unique est plus efficace. Mais est ce vraiment établi ?
Question délicate à laquelle il est difficile de répondre en toute rigueur de manière univoque. Il y a un certain nombre d’études françaises que je cite dans mon ouvrage, mettant en évidence une efficacité pédagogique des classes à plusieurs cours d’autant plus grande que le nombre de cours par classe est important.
Mais la réussite des élèves étant multifactorielle, il est difficile de ne pas associer cette plus-value aux effectifs plus faibles dans les classes à très grande hétérogénéité d’âges qui sont le plus souvent en milieu rural. Le contexte socio-économique est lui aussi différent, et même si certaines études comparent la réussite des élèves à niveau socio-économique équivalent, le « climat » des écoles rurales – ces écoles de proximité induisant notamment davantage de relations école-familles-, y est certainement pour beaucoup.
Ce qu’il manque pour établir des résultats probants, c’est une comparaison, en milieu urbain, entre classes à un seul cours et classes à grande hétérogénéité d’âges (+ de 2 cours, jusqu’à la classe unique). Et encore… on pourra toujours incriminer « l’effet maître » de ces classes urbaines atypiques portées par des enseignants militants qui ne comptent pas leur temps de travail ! Il faudrait que ces classes soient, en milieu urbain, beaucoup plus développées pour que ce type d’étude soit possible à une échelle significative.
Cela dit, l’objet de ma recherche n’est pas exactement celui de la réussite des élèves dans les classes à plusieurs cours, d’où la prudence de mon positionnement : je me suis intéressée au paradoxe d’un discours de l’institution française hostile aux classes multiâges, a fortiori aux classes uniques, alors que la recherche française met en évidence au même moment cette plus-value pédagogique.
C’est en mettant en évidence cette discordance entre le discours institutionnel, porté notamment par plusieurs rapports sur l’école rurale publiés par le ministère dans les années 1990 et 2000, et les recherches françaises sur la réussite des élèves dans ce type d’école publiées à la même période, que j’en suis venue à me questionner sur l’origine de ces réticences. C’est ce questionnement qui m’a alors conduite à l’investigation historique développée dans mon livre.
Je ne pensais pas alors remonter jusqu’au écrits de Jean Baptiste de la Salle du début du 18ème siècle ! et pourtant je vois un écho à ses propos dans un rapport de 2003 sur l’école rurale proposant de redéfinir le statut d’une école par la présence d’au moins 3 classes : les écoles lassaliennes devaient précisément être constituées de 3 classes minimum, de manière à ce que les Frères ne soient pas moins de 3…
Pourquoi serait-elle plus efficace ?
On peut évoquer plusieurs hypothèses. La première est celle de la familiarisation avec la différenciation : dans une école à un seul cours, on peut appliquer la méthode simultanée en faisant comme si on avait affaire à une école à niveau unique. On peut ne pas voir l’hétérogénéité et donc ne pas la prendre en compte. Dans une classe à plusieurs cours en revanche, la différenciation s’impose, et ce d’autant plus que le nombre de cours augmente.
Je mettrai un bémol pour les classes à cours double qui peuvent fonctionner comme des classes à cours simple, sans aucune différenciation à l’intérieur des groupes (la recherche scientifique ne révèle d’ailleurs pas d’effet positif pour ces classes). Plus il y a de cours dans la classe, plus l’hétérogénéité est visible, et surtout, plus l’enseignant est contraint de développer des outils d’apprentissage en autonomie (puisqu’il ne peut pas être au four et au moulin !): c’est alors par la constitution de ces outils que la différenciation à l’intérieur des niveaux peut s’opérer (on peut par exemple citer le plan de travail individualisé).
Il y a aussi, dans la même logique, l’argument de l’utilisation du temps, mis en évidence par C. Leroy-Audoin et A. Mingat dans une étude de l’Irédu de 1996 : dans une classe dite homogène, les élèves attendent que les autres aient fini pour s’attaquer à une nouvelle activité. En classe à plusieurs cours, on passerait son temps à attendre si on attendait le maître ! Et bien justement on n’attend plus mais on travaille, à son rythme. Cette étude montre ainsi de manière très claire que les temps d’attente sont considérablement moins longs dans les classes multicours.
Cela nous amène à un troisième élément qui est celui du respect du rythme d’apprentissage des élèves : la logique des cycles est beaucoup plus facile à mettre en œuvre dans une classe de cycle, la plupart des obstacles vécus par les enseignants d’une classe à un seul cours étant levés. Il y a bien des conseils de cycle… mais pour faire vivre le continuum sur trois années, c’est quand même plus simple pour un enseignant qui suit ses élèves sur une progression pluriannuelle !
Pourtant les enseignants ont des difficultés réelles à gérer l’hétérogénéité des élèves. Comment dans ce cas la classe unique peut-elle être efficace ?
Je pense que cette difficulté est d’autant plus grande que les enseignants sont porteurs, à leur insu, de ce que j’appelle l’idéal de la classe homogène. Pour penser l’organisation d’une classe à forte hétérogénéité, il faut s’affranchir du modèle de la classe homogène, issu de la méthode simultané, qui porte avec lui une certaine conception de l’apprentissage : l’élève apprend en présence du maître.
La classe unique, ou du moins à forte hétérogénéité, est d’autant moins difficile à organiser que l’on accepte que les élèves puissent apprendre sans la présence une et continue du maître. Cela ne veut pas dire que l’on se passe du maître, mais son rôle en est redéfini : il organise les apprentissages (le temps et l’espace, différenciés pour chaque groupe), il prépare des supports permettant l’apprentissage en autonomie (ce qui ne veut pas dire que les élèves travaillent seuls), autrement dit sa présence est moins visible mais son travail d’autant plus conséquent. C’est quand même la fin du magister centre de mire de tous les élèves… qui peut sembler à certains dépassé depuis longtemps mais qui pèse encore dans l’esprit des acteurs de l’école : en tant que formatrice en milieu rural, je vois tous les ans des stagiaires affectés en classe multicours qui expriment un véritable sentiment de culpabilité quand ils doivent laisser un groupe travailler sans eux…
Pour vous la classe de niveau comme la pratique du redoublement ont d’autres fonctions scolaires que la réussite de élèves ?
Oui j’ai évoqué plus haut la fonction morale du maître qui a conduit, de Jean-Baptise de La Salle à Ferry, à penser sa présence une et continue comme une obligation, obligation vécue aujourd’hui comme une nécessité pédagogique parce que l’on ignore les justifications idéologiques de l’époque.
Le redoublement répond aussi à des fonctions cachées, « latentes » pour reprendre l’expression de H. Draelants , parmi lesquelles j’ai retenu particulièrement celle du maintien de l’homogénéité du groupe classe : on fait redoubler un élève pour limiter l’hétérogénéité du groupe classe supérieur, entre autres raisons bien sûr. Il y a dans les travaux de T. Troncin sur le redoublement des éléments d’enquête auprès des enseignants qui montrent que cette préoccupation est bien présente, et d’ailleurs l’enseignant qui sait que son successeur développera dans sa classe une différenciation sera moins enclin à faire redoubler les élèves en difficulté.
On peut aussi citer les travaux plus récents de Jérôme Krop (La méritocratie républicaine, Presses Universitaires de Rennes, 2014), qui montrent que le redoublement s’est développé, dans le cadre de l’organisation pédagogique de Gréard, pour maintenir une certaine homogénéité des classes supérieures : on maintient les élèves en difficulté dans les cours préparatoires et élémentaires pour garantir un minimum d’homogénéité dans les cours moyens et supérieurs de manière à ce que les maîtres de ces classes puissent appliquer la méthode d’enseignement simultané.
Les classes par niveau font consensus dans la société. L’institution, les maires, les parents, les profs les défendent. Ce consensus n’a t’il pas plus de valeur pour l’Ecole que tous les autres arguments pour la classe hétérogène ?
De fait ce consensus a plus de valeur, disons qu’il pèse plus lourd. Mais cela ne le rend pas légitime pour autant dès lors qu’il fait obstacle à la prise en compte de l’hétérogénéité d’une classe. Or dans le cadre d’une école inclusive, l’école qui fait droit à la différence, celle que l’institution elle-même défend aujourd’hui comme l’école du 21ème siècle, on ne peut qu’accepter l’hétérogénéité de sa classe et pour cela remettre en cause le modèle de la classe homogène.
À l’époque de Ferry, et a fortiori de Guizot, il n’était pas question d’une « école pour tous et pour chacun » ! Pour faire vivre une école qui réponde aux besoins spécifiques de chaque élève, il convient désormais de changer de paradigme…
Propos recueillis par François Jarraud