Entre angoisse et inconscience, la question de la protection personnelle, des mineurs plus particulièrement, sur Internet et plus généralement dans la société actuelle, envahie par le numérique, remonte à la surface de manière récurrente. Est-ce à dire qu’on ne résout pas la question ? Est-ce à dire que cela évolue « tellement » vite qu’il faut remettre à jour ? Est-ce à dire qu’on a bien du mal à formuler des propositions claires et stables ? Il y a la loi, et le travail de la CNIL est essentiel pour la rappeler, la mettre en œuvre et la faire évoluer. Cette page récemment mise à jour de leur site est suffisamment explicite pour qu’on ne reparle pas de cette question. Un marronnier ? pas sûr ! par contre la montée progressive d’une nécessité de choisir une posture éducative.
Éduquer c’est protéger pour apprendre à se protéger ! En d’autres termes, l’éducateur est appelé à rendre possible, pour l’éduqué, la compréhension des dangers auxquels il s’expose et ainsi acquérir les comportements adaptés pour l’avenir. Le paradoxe est qu’on a du mal à transmettre lorsque l’objet de la transmission ne fait pas clairement sens pour celui que l’on veut éduquer. Certains prônent l’apprentissage des règles avant toute action, d’autres, l’essai erreur, d’autres, l’immersion accompagnée. Examinons chacune de ces trois postures dont on sait qu’elles sont partielles.
– Celui qui apprend les règles hors situation avant d’agir en situation risque de se trouver en difficulté si le contexte est essentiel pour la compréhension du lien entre règles et actions. Si l’on m’apprend à ne pas aller sur certains sites parce qu’ils sont mauvais pour moi, comment saurais-je si un site est mauvais pour moi ? Il faut que cet apprentissage soit suffisamment précis et circonstancié pour que le transfert puisse s’opérer. Est-ce réellement possible ? C’est le problème posé traditionnellement dans l’enseignement sur la transférabilité des acquis scolaires en situations non scolaires.
– Ceux qui prônent l’apprentissage par essais-erreurs tentent au contraire de rapprocher au plus près les situations réelles des situations scolaires. Certains vont même jusqu’à dire qu’il faudrait simplement apprendre dans les situations réelles. Mais alors comment éviter les « accidents » ? La particularité du numérique c’est justement que le monde scolaire s’est fait « doubler » par les familles et que chacun fait l’expérience personnelle et donc apprend avant ou en parallèle du système. On trouve donc une concurrence entre deux systèmes, ce qui est probablement la source de la valse-hésitation à laquelle on assiste depuis le plan IPT de 1985.
– Ceux qui prônent l’immersion accompagnée tentent de trouver un chemin médian entre la vie sociale et la vie scolaire. Le risque est évidemment la confusion, le mélange, sans recul, sans analyse. C’est toute la difficulté de développer cet autre serpent de mer qu’on appelle « l’esprit critique » dont on parle tant qu’on oublie d’en préciser souvent les contours. En proposant de faire des blogs, d’utiliser les réseaux sociaux en classe, de faire des twittclass ou encore de filmer avec son smartphone (en attendant le direct live pendant le temps de classe avec des applications comme Periscope), les enseignants tentent ce pari de l’immersion accompagnée. Évidemment on leur demande des justifications non seulement sur la forme mais aussi sur le fond et surtout sur les résultats. Mais là encore difficile d’évaluer, surtout si l’on sort des habituelles formes scolaires.
Éduquer et protéger à l’ère du numérique c’est la tentative récente de deux productions : un ouvrage accompagné d’un site, « Clicky, l’énigme numérique »(Virginie Tyou, Marie Aline Bawin, double jeu, ker éditions, 2015) et un document en ligne proposé par la « Commission de l’éthique en science et en technologie » qui publie un avis intitulé : « L’ÉTHIQUE ET LES TIC À L’ÉCOLE : un regard posé par des jeunes » téléchargeable ici. Les deux documents sont de nature bien différente mais concourent chacun à leur manière à rechercher le « principe d’éduquer ».
Le livre de Madame Tyou est un support pour engager des activités pédagogiques et/ou éducatives pour permettre à des enfants de l’école primaire de prendre conscience de l’univers numérique dans lequel ils vivent et à s’interroger sur ce qu’il convient de faire. A partir du récit de l’arrivée d’un intrus numérique dans une famille, l’auteur invite non seulement à la lecture mais propose en ligne http://cliky.eu/ un ensemble d’activités pour prolonger la lecture. Cette tentative pour aborder ces questions en s’appuyant sur un récit, malgré quelques invraisemblances, semble effectivement propice à développer chez les enfants des interrogations, à condition qu’un accompagnement pédagogique soit mis en place.
Le document proposé par la Commission de l’éthique du Québec s’adresse à un autre public, celui de la fin du lycée et du début de l’enseignement supérieur (Cegep). Écrit à partir d’un groupe d’enseignants de philosophie et d’étudiants à partir d’un dispositif de travail en commun, cet « avis » met en évidence plusieurs aspects qui permettent un développement éthique du numérique dans le contexte d’enseignement. Les recommandations émises par le groupe concernent l’ensemble des acteurs de l’établissement et le contexte technique de leur activité. Ce qui pourra aussi intéresser certaines équipes, c’est la démarche elle-même qui a permis la réalisation de ce document « collaboratif ». Son mérite est de rapporter clairement les éléments du débat et de ne pas cacher les incertitudes et les oppositions sur certains points tout en proposant des modalités d’action.
Ces deux documents qui s’inscrivent dans le cadre d’une « immersion accompagnée » montrent que de nombreuses modalités peuvent être employées pour aborder ce questionnement. En prenant le parti de tenter d’éduquer, les auteurs de ces documents témoignent que l’on ne peut se suffire de discours, de recommandations ou d’interdictions, s’il n’y a pas un véritable travail avec les jeunes, quel que soit leur âge, pour décortiquer le réel, de manière ludique ou non. Si les cadres, les cartes les règles sont nécessaires, il ne faut pas se méprendre. Ils ne sont rien sans un véritable travail d’implication. Étant données les « vies parallèles » des usages du numérique évoquées plus haut, la démarche de réconciliation des deux mondes est indispensable. Mais dans le cas du numérique, l’engagement individuel dans ces usages peut aller très loin, en particulier dans la vie privée, personnelle. C’est ce qui rend l’éducation au numérique délicate, car chacun n’a pas les mêmes formes d’usage. Même si certains auteurs évoquent fortement la contagion des pratiques, en particulier chez les jeunes, il serait risqué de les voir comme uniformes, homogènes. Malheureusement l’organisation scolaire tente depuis deux siècles de s’appuyer sur une certaine idée de l’homogénéité des jeunes dans le cadre scolaire. La confrontation avec la réalité des usages individuels du numériques devrait être une bonne occasion de réfléchir à ce paradoxe de l’individuel et du collectif, de différent et du semblable, bref à ce mythe de la classe homogène…
Bruno Devauchelle