Publié au Journal Officiel du 4 aout 2015, l’arrêté sur l’enseignement d’exploration d’informatique et création numérique est intéressant pour plusieurs raisons. Il s’inscrit dans la volonté exprimée de rendre explicite la place de l’informatique (et du numérique) à l’école, au collège et au lycée (cf. le discours de la ministre). Il laisse de coté la question de l’éducation aux médias et à l’information (hormis dans les exemples donnés). Les modalités pédagogiques sont dans la même ligne que l’enseignement » informatique et sciences du numérique » (ISN). Le terme création adossé à numérique comporte un ensemble d’implicites qui méritent débat.
A la base de cet enseignement d’exploration la double entrée informatique et numérique est justifiée ainsi : « L’ambition de cet enseignement d’exploration est d’amener les élèves de seconde à comprendre que leurs pratiques numériques quotidiennes sont rendues possibles par une science informatique rigoureuse et qu’elles s’inscrivent à leur tour dans un réseau d’enjeux qui dépassent largement les apparences. En somme, il s’agira de partir de l’expérience ordinaire du numérique d’un élève de seconde, pour explorer les couches scientifiques et techniques qui la rendent possible ainsi que les sphères sociales, commerciales et politiques où elle s’insère »
Cette approche repose donc sur la tension constante, depuis les débuts de l’informatique, entre le fondamental scientifique et l’usage. De plus le texte inclut dans la notion de « pratique numérique quotidienne » et « expérience ordinaire » l’idée de lien avec le social, le commercial et le politique. En d’autres termes, on distingue ainsi les niveaux suivants : le scientifique, la technique, la pratique, le social et le politique. Mais ce que ce texte néglige, au moins dans son énoncé, ce sont les dimensions informationnelles et communicationnelles de la pratique de ce numérique. Certes on peut considérer que cette idée est dans l’évocation du social, mais il nous semble manquer ici très nettement l’approche « horizontale », par langage spécifique, de ce niveau informationnel et communicationnel, et dans une moindre mesure, l’approche verticale entre ce langage et les autres couches qui sont autant de langages spécifiques.
Les modalités pédagogiques proposées s’apparentent à ce qui est déjà en place avec l’ISN : « Cet enseignement privilégie un apprentissage par la mise en activité et en projet des élèves. …. » On approfondit donc la proposition en prenant l’entrée inductive, celle qui pose souvent problème aux enseignants pour lesquels un apport magistral de connaissances semble plus « rentable » en regard du temps et de la précision nécessaire. D’ailleurs cette pratique n’est pas rejetée systématiquement : « Les enseignants peuvent accompagner les élèves à plusieurs niveaux : pour les aider à structurer, clarifier, simplifier, mais aussi leur apporter des éléments théoriques et méthodologiques nécessaires. » On l’a souvent rencontré avec l’ISN, diffuser de l’information est plus facile que d’en permettre « l’infusion » et les propositions contenues dans le texte laisseront perplexe certains d’entre eux. Mais la structure des enseignements d’exploration devrait permettre de nombreuses ouvertures, dont on peut souhaiter que les enseignants vont s’emparer
Citons ici quelques exemples d’activités parmi les 8 proposés dans le texte officiel :
« Réaliser un site internet et comprendre les enjeux de la publication d’information
Développer une base de données et comprendre les enjeux de l’exploitation de grandes quantités de données
Réaliser un objet connecté et comprendre l’enjeu de la protection de mes données personnelles
Créer une œuvre cinétique et comprendre l’apport de l’informatique dans l’art contemporain »
Pour compléter le cadre il est précisé : « Un projet est finalisé à la fois par une réalisation technique et un questionnement sur les enjeux du numérique. » On perçoit clairement la démarche qui vise à ne pas dissocier le contenu scientifique et technique de son incarnation dans la société. Mais il reste un questionnement important à aborder : qu’appelle-t-on questionnement, et qu’appelle-t-on comprendre ? Suffit-il de se questionner pour comprendre ? Une phrase clef semble apporter la réponse : « Cette réflexion gagnera à être menée sous la forme d’une mise en problème, où seront discutés aussi bien les bénéfices des usages du numérique que les questions qu’ils posent. » C’est donc l’entrée par l’analyse du bénéfice/maléfice que l’on peut accéder à la compréhension de ce que l’on fait.
Si les similitudes avec le projet initial de l’enseignement de l’ISN sont réelles, on peut élargir cette similitude à partir d’une petite phrase qui fait écho aussi bien au rapport du CNnum que celui du Syntec numérique : « Ce bilan doit permettre aux élèves de prendre conscience de ce qu’ils ont réalisé, d’évaluer les compétences mises en jeu et, ainsi, de continuer une réflexion sur leur orientation ». On voit réapparaître ici ce souci d’amener des jeunes à choisir le secteur informatique et numérique pour leur avenir. Si l’on ajoute le propos de la ministre de l’éducation sur le numérique et qui précise que l’option sera proposée en première en 2016 et l’ISN élargie aux élèves de L et de ES en terminale, le dispositif d’ouverture au numérique se met en place. Mais est-il satisfaisant pour autant?
La notion de création associée au terme numérique, renvoie à plusieurs domaines : celui de l’art, celui de l’invention, celui de l’innovation. Ce triple implicite porte aussi l’idée, présentée dans plusieurs lieux, de développement de la « créativité » comme un élément à renforcer dans le système scolaire considéré par beaucoup comme normalisateur. Les exemples de projet montrent bien comment s’incarne ce terme de création. Toutefois, cette formulation porte aussi une dimension seconde que l’on nomme parfois idéologie du progrès a priori bon pour l’humanité. Cet a priori positif porté par ce texte met de côté ce que nombre d’enseignants réclament, à savoir le développement de l’esprit critique. En séparant l’éducation aux médias et à l’information de l’informatique et du numérique, on court le risque de présenter cela comme « inoffensif » voire neutre. Certes le monde de l’informatique voit d’un mauvais oeil la suspicion des usagers sur leurs intensions inscrites dans les algorithmes, aussi le texte évite d’enflammer le débat avant même qu’il ne soit posé. Il faudra que les enseignants soient vigilants lors des travaux avec les élèves pour justement éclairer ce point.
Sans discuter sur les moyens et les choix effectués, la démarche retenue semble cohérente et éviter l’écueil disciplinaire strict voulu par certains. De plus le projet continue dans la constance à articuler usages (réfléchis) et science. Toutefois, cela reste des options et donc ne permet pas de parler de généralisation comme certains le souhaitaient. Mais là où le manque est très important, c’est du côté de la formation de « TOUS » les enseignants au numérique. Car si l’on veut aller au bout de la logique qui associe usage et science, il faut retrouver l’esprit qui fut au fondement de la réflexion sur le numérique à la fin des années 90, à savoir l’inclusion disciplinaire et interdisciplinaire de la question numérique. Il est probable que les programmes des disciplines vont petit à petit aller dans ce sens, mais le problème reste celui de la formation initiale (et continue). Non pas sous forme de journées pour les enseignants en poste comme indiqué par la ministre, mais bien dans une démarche que nous qualifions « d’apprenance » (pour faire référence à Philippe Carré et son ouvrage éponyme) et qui associe les formes de la formation initiale et les formes d’exercice du métier, incluant l’autoformation et la coformation comme modalités reconnues et balisées.
Bruno Devauchelle