Peut-on débattre sereinement des méthodes de lecture ? C’est le pari du livre de Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, deux sociologues qui secouent les certitudes bien installées. Les auteurs brisent tous els tabous et prennent le risque de relacer une guerre des méthodes dont l’école n’a pas fini de payer le prix. Appuyées sur l’histoire des méthodes d’apprentissage, les auteurs ont aussi expérimenté leur propre méthode auprès d’élèves en difficulté. Leur thèse veut réhabiliter un enseignement explicite de l’apprentissage du déchiffrage.
Les politiques ont-ils tué toute possibilité de faire évoluer les méthodes d’apprentissage de la lecture ? On se souvient de la campagne menée par de Robien pour la méthode syllabique. En jetant le discrédit sur le travail des enseignants elle avait creusé le fossé entre l’école et les parents et au final aggravé les difficultés scolaires. Depuis un consensus officiel s’est fait dans l’institution scolaire. Mais la guerre des méthodes continue sur le plan commercial. Sur le terrain de la recherche les neurosciences prennent une influence croissante.
Sandrine Garcia, université de Bourgogne, et Anne-Claudine Oller, université Paris Est Créteil, abordent d’abord l’histoire des méthodes de lecture de façon très précise sur les 50 dernières années. Leur thèse montre comment un courant issu de la linguistique s’est imposé dans l’institution scolaire. Dans une seconde partie, les sociologues sortent du rôle d’observatrice de l’apprentissage de la lecture pour devenir des observatrices engagées dans l’action : elles aident des élèves en difficulté et finissent par proposer leur propre méthode, basée sur l’enseignement explicite du déchiffrage, dont elles évaluent positivement les effets.
Condamnant les méthodes enseignées aujourd’hui aux professeurs, elles estiment que les enseignants ont été dépossédés des aspects pratiques de l’apprentissage de la lecture. Cela expliquerait l’importance de l’échec scolaire. Cette situation conduit à médicaliser les difficultés scolaires et à en rejeter l’origine sur l’élève.
Même s’il se démarque des partisans de la méthode syllabique, avec ses critiques de l’institution scolaire, l’ouvrage prend le risque de rouvrir la guerre des méthodes. Pas tendre avec les acteurs de la formation des enseignants du dernier demi siècle, il devrait aussi susciter des réactions dans le monde de la formation.
François Jarraud
Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, Réapprendre à lire. De la querelle des méthodes à l’action pédagogique. Seuil. ISBN 978.2.02.128055.5
S Garcia et AC Oller : » On a excessivement déprécié les étapes et la progressivité »
Votre livre revient sur 50 ans de réformes et de réflexions sur l’apprentissage de la lecture. Une période où vous condamnez beaucoup d’acteurs et qui est présentée comme un champ de bataille. Est ce vraiment le cas ?
C’est hélas le cas quand on lit la tonalité de certains propos dans les médias dès qu’il est question de lecture ! Cela étant, notre propos n’est pas de condamner les acteurs qui ont eu une influence décisive dans les années 1970-1980 mais davantage de montrer que leurs conceptions sont fondées sur des croyances qui ont laissé des traces profondes et qui mettent enseignants et élèves en difficulté.
Cela étant, la polémique ne nous intéresse pas : quand on vient de passer 3 ans de notre vie avec des enseignants motivés et compétents – comme il y en a tant- ; avec des enfants dits fragiles ou en « difficultés », en réalité avides d’apprendre s’ils sont reconnus et encouragés, les querelles idéologiques nous semblent dérisoires…. »
Vous dites qu’on a « intellectualisé » l’apprentissage de la lecture. C’est à dire ?
Nous avons voulu montrer que quelques acteurs, qui étaient en position favorable dans les années 1970-1980, ont fait un usage instrumental et politique des apports de la linguistique dans le domaine de l’apprentissage de la lecture, quelques formateurs d’école normale en particulier.
Ce que nous appelons intellectualiste est le fait de défendre des conceptions qui « fonctionnent » théoriquement, elles peuvent être défendues logiquement, mais elles ne sont pas mises à l’épreuve du réel. Par exemple, on a dévalorisé la lecture à voix haute, sous prétexte qu’elle ne correspondait à aucune « fonction du langage » (au nom des découvertes linguistiques sur les « fonctions du langage »), alors que la lecture à voix haute est très utile pour l’apprentissage, on a voulu plaquer le modèle du lecteur expert, alors que précisément c’est l’apprentissage qui permet de développer l’expertise, etc. On a excessivement déprécié les étapes et la progressivité, alors qu’elles sont nécessaires, négligé le rôle de l’entraînement pour mettre l’accent sur « de vrais textes », donc inaccessibles techniquement.
Plus récemment, on a prétendu qu’il était nécessaire que l’entrée dans l’écrit se fasse par de vrais textes littéraires (albums jeunesse) qui ne devaient pas être faits pour l’apprentissage de la lecture. Concrètement, comment les élèves, et tout particulièrement ceux qui sont les plus distants de la culture scolaire et qui n’apprennent pas à lire (ou même quelques rudiments de la lecture) chez eux, font-ils pour lire des textes issus de la littérature jeunesse, dont les tournures de phrases sont complexes et dont les mots sont eux-mêmes composés de graphèmes complexes ? C’est un héritage ou une séquelle de cette période de l’histoire : il faut partir de vrais textes qui comprennent déjà tous les éléments auxquels est confronté le lecteur expert. C’est très bien pour noyer les élèves mais est ce le but ?
Une autre accusation c’est qu’on a dépouillé les enseignants de leur savoir Que voulez vous dire ?
On dit plutôt qu’on leur impose trop souvent des choses qui sont de l’ordre de la croyance, de la conviction, de l’impossible à tenir ou de l’inutile. Par exemple, certains inspecteurs vont être attachés à ce que les enseignants fassent des Programmes de Réussite Educative (PPRE) alors que cela peut se faire au détriment du temps passé à aider l’élève et que cela ne garantit absolument rien, l’important étant ce que les enseignants font avec les élèves. On leur demande aussi de différencier la pédagogie, tout en leur reprochant de le faire par un « ajustement à la baisse » des exigences. Mais les élèves ayant un niveau déjà très inégal à l’entrée du CP (et sans doute avant), leur demander de différencier la pédagogie dans le cadre de la classe et sans leur apporter de forces supplémentaires, c’est de fait les placer dans une situation où ils ne peuvent qu’adapter les attentes et le travail de l’élève à son niveau, donc à creuser les inégalités, ce qu’on leur reproche aussi de faire.
Vous dites aussi qu’on les a laissés seuls, livrés à eux mêmes. N’est ce pas contradictoire ?
Ce n’est pas contradictoire, puisqu’on les laisse seuls avec des prescriptions impossibles à tenir. Les enseignants avec qui nous avons travaillé pendant trois ans (et avec qui nous poursuivons le travail) ont pu, suite à la mise en pratique d’un dispositif expérimental, conscientiser et verbaliser la difficulté dans laquelle ils sont mis à cause de ces prescriptions. Ils ont pu nous dire qu’ils se perdaient dans la différenciation pédagogique, qu’ils ne pouvaient pas accrocher tous les élèves et que certains étaient très rapidement « largués », ce qui était logique puisque les outils érigés comme légitimes ne sont pas adaptés à des élèves non lecteurs. Ils sont laissés seuls parce qu’on ne leur apprend pas souvent à réduire les écarts de niveau trop importants entre les élèves. Par ailleurs, on leur demande beaucoup de choses aujourd’hui à travers toujours plus de nouvelles missions, ils ne peuvent pas résoudre tous les problèmes de la société, tout en enseignant ce dont les élèves ont besoin pour réussir.
Vous présentez une démarche appuyée sur une approche sociologique : c’est à dire des apprentissages différents selon les classes sociales ?
Surtout pas ! Il ne faut pas avoir une lecture réductrice de Bourdieu, qui a été mal compris et suspecté de nourrir une vision déficitariste des classes populaires. Au contraire, à la fin de leur ouvrage, La Reproduction, Bourdieu et Passeron formulent l’idée de la possible mise en œuvre d’une « pédagogie rationnelle », c’est-à-dire efficace pour tous les élèves et qui permette à ceux qui sont les moins dotés en capital culturel et scolaire, de pouvoir combler les inégalités scolaires d’origine sociale (qu’on ne peut nier). Et justement, c’est l’hypothèse de la possible mise en œuvre d’une pédagogie rationnelle que nous avons souhaité tester et mettre en œuvre. Ce qui varie en effet, c’est le temps d’entraînement : en étant en plus petit groupe pendant les « ateliers lecture », on permet aux élèves rencontrant des difficultés de pouvoir plus s’entraîner (concrètement 15 minutes de lecture par élève, 30 minutes d’encodage). Ce point n’est pas insignifiant, au contraire, il est fondamental puisque ces élèves ne passent pas leur temps à essayer de rattraper un retard impossible à combler puisque dans l’ensemble des dispositifs habituellement mis en œuvre, pendant que les élèves en difficultés sont pris en charge, le reste de la classe poursuit ses apprentissages, apprend de nouvelles choses. Ici, ce n’était pas le cas et nous insistons dessus : tous les élèves travaillaient la même chose (même graphème, même page de manuel), mais le temps de lecture par élève était bien supérieur pour ceux pris en « atelier lecture ».
Vous défendez un enseignement explicite de l’apprentissage de la lecture. Mais ce n’est pas ce que font les enseignants ?
Non, parce que les supports mêlent apprentissage explicite des syllabes, mots à mémorisation par cœur (qu’on appelle « mots outils ») et devinettes, appelées officiellement anticipations. Cependant, nous ne nous limitons pas à défendre un enseignement explicite de l’apprentissage de la lecture. Ce qui est fondamental, c’est d’articuler enseignement explicite et ce que nous avons appelé « incorporation » de l’apprentissage, possible grâce à un temps d’entraînement important.
Exposer de façon explicite à un élève les correspondances graphèmes-phonème, ne suffit pas, loin de là. Il faut lui permettre de s’entraîner, de se tromper, de s’auto-corriger, avec un adulte. Et il vrai que le temps collectif de la classe ne permet pas aux élèves qui sont les moins avancés, de s’entraîner suffisamment. C’est pour cela que le dispositif mis en œuvre consiste à prendre des petits groupes de 3 élèves sur 45 minutes en plus d’un enseignement explicite et d’un travail avec les parents. Le temps de lecture et d’encodage par élève est donc considérablement plus important que lorsque sur ces 45 minutes, il y a 25 élèves à faire lire et écrire.
Ce n’est pas parce qu’il y a 5 syllabes ou 5 mots à « décoder » sur la page du manuel, que l’enseignement est explicite et systématique. Les enseignants rétorqueraient qu’ils ne se limitent pas au manuel, en effet. Ils créent des « cahiers de syllabes et de mots ». Mais en quelle quantité et surtout, arrivent-ils d’une manière ou d’une autre à permettre aux élèves, qui ne peuvent pas s’entraîner chez eux, d’avoir un temps d’entraînement suffisamment important ? En transposant le dispositif dans une école dont le recrutement est très populaire, et bénéficiant du dispositif « plus de maîtres que de classe », nous avons pu voir qu’une telle ressource permettait à ces élèves d’incorporer les apprentissages et de pouvoir suivre en CE1.
Mais quelle place donnez vous alors au sens ? Peut on apprendre à lire sans maitriser le sens ?
L’opposition entre déchiffrage et la compréhension fait justement partie de ces croyances héritées des années 1970-80. Ce n’est pas le déchiffrage qui empêche de comprendre, c’est un déchiffrage de mauvaise qualité. Nous accordons au sens toute son importance. La différence, c’est que nous faisons une différence entre les différents usages de la lecture et les différents degré du sens : le sens littéral (qui est tout de même le plus courant dans la vie quotidienne) et la compréhension des inférences. Nous ne disons pas qu’il ne faut pas travailler sur la compréhension du sens littéral et sur la compréhension des inférences. Ce que nous disons, c’est qu’il n’est pas possible d’accéder au sens littéral d’une phrase et plus encore à son sens caché si on ne lit pas correctement et de manière suffisamment fluide. C’est bien l’articulation entre justesse et vitesse du décodage (ne pas ânonner) qui permet l’accès au sens, littéral. Une fois que les automatismes sont bien incorporés par l’élève, on peut travailler avec lui sur la compréhension des inférences à partir d’un texte écrit. Jusque là, il est bien sûr possible de les travailler à l’oral. Ce qui importe, c’est bien la qualité et la vitesse de lecture. Une fois que l’élève est « déchargé » cognitivement du déchiffrage, il peut accéder au sens. Cela étant, il y a des petites techniques qui aident les élèves à faire le lien entre le sens d’un mot qu’ils connaissent à l’oral et le mot écrit : par exemple, une fois qu’il sait déchiffrer, on lui demande de « recoller ses syllabes » et de relire plus vite le mot précédemment déchiffré.
Votre étude repose sur un échantillon limité. Peut on vraiment en étendre les conclusions ?
Nous n’empêchons personne de faire la même chose sur de plus effectifs, bien au contraire ! Nous donnons toutes les clés, théoriques et pratiques ! La question de l’échantillon est d’ailleurs un faux problème car nous ne nous sommes pas limitées à aller voir une fois 4 classes de CP. Nous y avons consacré de longs temps d’observation participante et d’investigation en faisant passer des tests de fluence afin d’objectiver les résultats. Nous avons également eu le souci de pouvoir mettre en place le dispositif construit dans deux écoles socialement différenciées et de pouvoir les comparer à partir d’écoles « témoin », socialement comparables.
Grâce au dispositif, nous avons pu constater que des élèves de milieu très populaire obtenaient de meilleurs résultats que des élèves plus dotés socialement et dont l’apprentissage de la lecture n’était ni explicite, ni systématique. On peut alors réduire considérablement les inégalités, ce qui est selon nous, le véritable enjeu de l’école de demain.
Dans quelques jours Roland Goigoux rendra compte d’une étude plus vaste sur les pratiques d’apprentissage de la lecture. Quelle place pour la votre alors ?
Il s’agit de deux recherches différentes et toutes deux légitimes, même si nos moyens étaient infiniment plus réduits et nos hypothèses sociologiques. Roland Goigoux et son équipe ont observé les pratiques usuelles et vont sans doute apporter une somme considérable de connaissances sur ces pratiques, leurs différences et leurs effets. De notre côté, nous avons cherché à tester l’hypothèse sociologique d’une pédagogie qui réduirait les inégalités, en suscitant à partir de pratiques non usuelles, mais généralisables dans des conditions ordinaires, par exemple avec un dispositif plus de maîtres que de classe. Pourquoi l’une des recherches devrait-elle invalider l’autre ?
Propos recueillis par François Jarraud
Sandrine Garcia est professeure de sciences de l’éducation à l’université de Bourgogne et Anne Claudine Oller est maitre de conférences à l’Université Paris Est Créteil.