Le projet de nouveaux programmes récemment présenté par le CSP réveille bien des conservatismes, en particulier en français : et si nous allions vraiment les lire ? Et si nous acceptions d’écouter les explications de ceux qui les ont rédigés ? Car, c’est une grande nouveauté, les nouveaux programmes ont été réalisés dans la transparence : leurs auteurs sont connus. Jean-Michel Zakhartchouk, enseignant de collège expérimenté et pédagogue estimé, a piloté le groupe de travail sur les programmes de français. Il en éclaire ici les choix. Il invite à dépasser les a priori idéologiques, à rétablir la vérité sur leur contenu, à en percevoir aussi les enjeux : oui, la langue est amenée à devenir une pratique de classe, réelle et formatrice, à l’oral et à l’écrit ; oui, la littérature peut retrouver du sens au collège en devenant une expérience, authentique, diversifiée, réflexive, du monde. Le défi, ambitieux et stimulant, est lancé : « faire en sorte qu’à terme, le français ne soit plus considéré en début comme en fin de collège comme une des matières les plus ennuyeuses, si on en croit plusieurs enquêtes. »
Le « projet de programme pour le cycle 4 » publié par le CSP est amené à remplacer le programme 2008 mis en place par Xavier Darcos : en quoi ces programmes 2008 vous semblaient-ils contestables ou obsolètes ?
Les programmes de 2008, élaborés de manière peu transparente d’ailleurs, apparaissaient comme un retour en arrière par rapport non seulement aux programmes de 2002 mais aussi par rapport aux nombreuses pratiques intéressantes qui s’étaient développées. De plus, leur référence au socle commun était très formelle et il avait fallu la raccrocher dans une seconde version un peu améliorée. Les longs et fastidieux listings de notions grammaticales, le retour de la « leçon » formelle de langue, sans qu’on s’interroge sur son efficacité, le renvoi de la littérature jeunesse au « cursif » en oubliant combien elle peut être un puissant « passeur de culture », une absence de formation à l’oral dans les objectifs poursuivis et une réduction des travaux d’écriture à la traditionnelle rédaction, qui donne bien souvent de piètres résultats, autant de raisons qui ont amené le groupe de travail sur le français à modifier profondément l’orientation même du nouveau programme en ayant le souci de donner du sens, de relier le français au travail global sur le socle commun et de faire en sorte qu’à terme, le français ne soit plus considéré en début comme en fin de collège comme une des matières les plus ennuyeuses, si on en croit plusieurs enquêtes.
Vous avez piloté le groupe de travail sur les programmes de français : pouvez-vous nous éclairer sur le fonctionnement d’un tel groupe et sur le travail collectivement mené ?
Le Conseil Supérieur des Programmes avait donné mission à des groupes de travail de faire des propositions, cycle par cycle. On m’a proposé de représenter ma discipline, ce qui était pour moi un honneur. Mais si nous avons travaillé globalement sur les volets 1 et 2 du socle, sur les objectifs du cycle 4 en articulation avec le groupe cycle 3, il fallait aussi travailler en sous-groupe. Nous avons constitué une petite équipe disciplinaire qui est partie aussi de nombreux textes d’experts (chercheurs, linguistes, inspecteurs généraux) et qui a, pas à pas, dans un délai certes court, mais avec beaucoup d’échanges, en présentiel et par mails, construit un ensemble cohérent. Mais inachevé en un sens, puisqu’il est prévu bien sûr des annexes, des exemples, des documents complémentaires… Notre travail a été ensuite discuté, amendé, réécrit dans des échanges avec le CSP (Denis Paget servant souvent d’interface, de façon toujours constructive et féconde).
Dans l’avant-propos, un principe de liberté pédagogique est clairement affirmé : « Les projets de programmes n’entrent pas dans le détail des pratiques de classe, des démarches des enseignants ; ils laissent ces derniers apprécier comment atteindre au mieux les objectifs des programmes en fonction des situations réelles qu’ils rencontrent dans l’exercice quotidien de leur profession. » Pourquoi ce choix ?
Déjà, nous nous sommes livrés à un exercice très salutaire : celui de nous limiter en nombre de signes pour ce texte-programme, en choisissant d’inscrire les grandes lignes et la cohérence plutôt que d’être exhaustifs et hyperprescriptifs. Je suis conscient que cela peut faire peur. Et pourtant tant d’enseignants de français réclament souvent plus de souplesse, plus d’autonomie, et d’ailleurs ils prennent plus qu’on ne le croit des libertés par rapport au programme de 2008, qui tel quel est infaisable (si on part de l’idée que ce que l’élève assimile qui est important !) Ne pas s’interdire de travailler sur Voltaire en troisième parce que le programme de cette année devait en rester au XX° siècle, ne pas considérer que l’accord simple sujet-verbe étant théoriquement acquis en fin de primaire, il ne faudrait pas revenir dessus, etc. : autant de possibilités qu’il faut pouvoir s’accorder, au-delà du formalisme bureaucratique.
Le volet 1 donne du sens aux « objectifs de formation du cycle 4 » : quels sont selon vous ceux que le français est particulièrement amené à mettre en œuvre ?
Le français contribue comme les autres disciplines à permettre l’accession à plus d’autonomie et à manier la complexité. Mais je vois son apport très important dans trois directions : l’apprentissage de la « langue de l’école » (consignes, manières d’acquérir du vocabulaire…) qui concerne plutôt le domaine 2 du socle, le rapprochement nécessaire entre la culture des jeunes et les grandes œuvres, parce que si on ne fait pas ces ponts, cette culture n’a aucune chance de toucher tous ceux qui en sont éloignés, l’acquisition de compétences orales qui manquent si cruellement à tant de jeunes et qui dans la vie souvent font la différence. Mais la lecture reste un axe central dans la continuité du cycle 3, lecture qui prend des formes très diverses et n’en reste pas aux formes conventionnelles de la « lecture analytique », justement en s’articulant avec l’écriture et l’oral.
En ce qui concerne le français, il est proclamé dès les premières phrases du projet l’importance de l’oral et de l’écriture, définies comme « des entrées majeures pour mobiliser lecture et ressources de la langue » : pouvez-vous expliquer cette hiérarchie des activités ou des priorités ?
Nous savions qu’en mettant l’oral en premier, nous allions provoquer de vives réactions. Mais nous voulions mettre l’accent sur ce paradoxe : l’oral est à la fois très présent dans le cours dit « dialogué » et en même temps très absent des apprentissages et de l’évaluation (à part l’innovation la plus intéressante de ces dix dernières années : l’histoire des arts et l’épreuve devant jury). En aucun cas, ce travail sur l’oral ne se fera au détriment de l’écrit. Parler avant d’écrire, parler sur ce qu’on a écrit feront partie intégrante d’un ensemble complet et cohérent. Il est quand même désastreux qu’on évoque seulement « lire/écrire » en oubliant « parler » alors que beaucoup de différences sociales et culturelles se développent à partir d’une maîtrise ou non d’oraux divers et adaptés aux différentes situations de la vie.
Concernant l’écrit, un point important est à signaler : ce qui doit compter c’est bien l’effort opéré par l’élève, les différents états de sa production plus que le produit fini. . Ce qui doit aussi faire évoluer les pratiques d’évaluation. Si l’élève comprend ce que signifie améliorer son texte de départ et s’il parvient à utiliser les bons outils pour y parvenir, on aura gagné.
Le projet restaure la séquence comme mode de structuration des apprentissages, l’étude de la langue étant intégrée à sa dynamique d’ensemble : quels arguments opposer à ceux qui préfèrent les traditionnels « cours » de grammaire ou d’orthographe ?
La séquence avait été timidement maintenue comme possibilité dans les anciens programmes. De nombreux enseignants ont continué de fonctionner avec, car cela apportait une cohérence et un mode d’articulation entre divers aspects de la langue que l’ancien cloisonnement ne permettait guère. Qu’il y ait eu des dérives, comme parfois des rattachements artificiels à telle question de langue à telle étude d’œuvre, sans doute, mais l’essentiel est de maintenir les interactions entre le travail sur la langue et les pratiques de lecture, d’écriture et d’oral. L’étude plus « méta » de la langue garde sa place s’il s’agit d’en comprendre le fonctionnement global, avec ses régularités et ses normes, qui peuvent d’ailleurs évoluer. Mais il reste bien plus productif d’étudier les adjectifs à partir des besoins apparaissant dès qu’on veut décrire ou de travailler les temps du récit en faisant écrire des récits. Quelle cohérence y avait-il jusqu’ici, alors qu’on recommençait souvent sur les mêmes objets d’étude, d’année en année, avec des manuels parfois inflationnistes sans priorités ni hiérarchie entre les problèmes de langue. Passer deux heures en éducation prioritaire sur les adjectifs de couleurs, et pour quel résultat, franchement ! Le point de clivage essentiel reste de savoir si on enseigne en se centrant sur ce qui est enseigné ou en se centrant sur ce que l’élève aura retenu sur le long terme ou, mieux, saura mobiliser sur le long terme
Le programme est organisé en 4 domaines : « Se chercher, se construire », « Vivre en société, participer à la société », « Regarder le monde, inventer des mondes », « Agir sur le monde ». Ces domaines sont rédigés sous la forme de verbes et non de noms (comme dans les programmes précédents) : en quoi ce choix est-il plus que grammatical ? autrement dit en quoi éclaire-t-il les finalités comme les modalités du travail en français ?
Les verbes symbolisent bien ce changement de paradigme ; c’est ce que l’élève fait réellement qui importe et non les bonnes intentions du professeur. Il s’agit moins ici de quatre domaines qu’un choix de grandes questions de type anthropologique ou philosophique qui donnent du sens au travail sur les textes et aux propositions d’écriture. Des annexes préciseront les justifications de nos choix, même si la consultation peut faire bouger telle ou telle formulation. Mais ceux qui critiquent ce nouveau dispositif sont souvent ceux qui sous-estiment en réalité les capacités des élèves à s’intéresser à ces questions et celles de la littérature d’être autre chose qu’une discipline gratuite ou formelle. Oui, Molière nous aide aussi à penser les rapports parents-enfants aujourd’hui, oui Rimbaud évoque aussi l’adolescence moderne, oui, les différentes versions d’Antigone interrogent les rapports de pouvoir et le rôle du politique. Situons là au passage l’importance des références à l’héritage gréco-latin-et chrétien, qui, loin d’être oublié, prend là aussi un autre sens en se frottant au monde d’aujourd’hui, comme ont su déjà le faire nombre d’enseignants de Lettres classiques inventifs ! Mais les bras m’en tombent quand je vois le degré de désinformation qui peut régner sur le contenu réel des propositions, entre démagogie de certains politiques et mauvaise foi ou ignorance de ces intellectuels médiatiques qui rejouent une nouvelle version de la trahison des clercs…
Ces domaines sont explicités par divers « questionnements » à mener chaque année au collège en français : ils s’éloignent quelque peu des injonctions précédentes axées sur les genres et les siècles de l’histoire littéraire traditionnelle. Pouvez-vous expliquer et illustrer ce changement de perspective susceptible peut-être de perturber les collègues dans leurs représentations et leurs habitudes ?
On nous reproche, semble-t-il, de ne pas avoir donné une liste d’œuvres, de ne plus suivre strictement l’ordre chronologique, de nous éloigner d’une culture littéraire pure et dure. En fait, nous redonnons une place majeure à la littérature ; justement parce que nous lui redonnons du sens aux yeux des élèves (du moins ce sera la tâche des professeurs dans la mise en œuvre) répondant aux critiques adressées il y a quelques années par Tzvetan Todorov à des programmes trop formalistes. Nous avons d’ailleurs pris soin de faire figurer des questions plus directement littéraires tel le rapport entre fiction et réalité ou la construction de mondes imaginaires, à côté de questions plus philosophiques mais qui sont aussi traitées par le théâtre ou le roman. Ce que certains appellent « bavardage », méprisant les capacités des enseignants à élaborer de manière créative un parcours largement littéraire autour de ces questions, alors que c’est souvent aujourd’hui qu’on est dans ce « bavardage » si on regarde le modelé des sujets de rédaction du brevet !
Nous n’avons pas malgré quelques hésitations, voulu donner une liste d’auteurs, les enseignants de français étant capables de l’établir ; d’autant qu’une grande diversité reste possible dès lors qu’on n’oublie pas les incontournables comme La Fontaine ou Hugo. L’ordre chronologique apparaissait souvent comme un carcan. On peut remarquer cependant que bien des ponts avec l’Histoire restent possibles et qu’en gros on continuera à travailler les textes fondateurs en sixième (mais pas seulement) ou le roman réaliste en quatrième (mais en ne s’interdisant pas de mettre en relation celui du XIXème et celui du XXème siècle en troisième.) L’accusation de négliger le patrimoine littéraire est vraiment mal venue ; je peux affirmer que ceux qui ont travaillé à ce programme sont tous des passionnés de littérature. Mais celle-ci prend des formes variées et intègre d’une part des genres comme la science-fiction et d’autre part sait établir des passerelles avec des formes populaires qui se nourrissent d’ ailleurs indirectement des schémas proposés par les grandes œuvres. Au fond, il est essentiel que les élèves friands de séries comprennent que celles-ci s’inspirent au départ de schémas narratifs très classiques ou que « Star Wars » se nourrit de l’épopée antique.
En ce qui concerne la langue, le programme insiste moins sur des notions à transmettre que sur des compétences à acquérir : pourquoi ce changement de démarche ? comment cela peut-il se traduire dans les pratiques de classe ?
Les compétences, au fond, c’est prendre au sérieux les connaissances et la culture. Si l’élève sait une conjugaison, à quoi bon s’il ne l’utilise pas à bon escient. Croire qu’il faille d’abord savoir pour ensuite utiliser est une erreur complète, ce que prouve d’ailleurs la grande méconnaissance linguistique des élèves actuels, malgré les heures et les heures de leçons fastidieuses et inefficaces. Nous voulons des connaissances solides, sur le long terme ! Nous proposons des exemples d’activités variées, que nous n’inventons pas et que nous avons déjà pratiquées, qu’il s’agisse de carnets de lecture ou de discussions orthographiques par groupes. Mais, bien sûr, le par cœur et des exercices d’entrainement auront toujours leur importance.
Il faudrait en fait que les élèves considèrent la langue, leur langue, moins comme un ensemble de contraintes que de ressources…
Un chapitre du programme est consacré à l’EMI (Education aux médias et à l’information) qui doit « irriguer tous les champs du savoir » : quelle peut être selon vous sa place désormais dans les cours de français ?
L’EMI est l’affaire de tous, bien entendu. Mais l’enseignant de français a un rôle éminent à jouer dans la recherche d’informations et surtout dans le tri et la vérification des sources. Le travail sur la presse, et aujourd’hui sur sa composante numérique, est essentiel et doit aller au-delà de la « semaine » qui lui est parfois consacrée. Travailler l’oral, c’est aussi savoir décoder les différentes façons de s’exprimer dans les médias. Lorsqu’on écrit un texte long, on va chercher du matériau sur internet ; utiliser des outils numériques de base (dictionnaire des synonymes par exemple). Lire sur écran, sans perdre trop de temps, sans céder trop au démon des clics incessants sur les liens, tout cela s’apprend en collaboration avec le professeur-documentaliste et les autres disciplines. J’ajoute une autre dimension de l’EMI : celle qui a pour ambition de former des citoyens créatifs, capables aussi d’utiliser le numérique pour échanger autre chose que des images de petits chats, pour utiliser mille ressources pour écrire, pour mêler de façon pertinente textes, sons et images…D’ailleurs, faire produire a un effet plus que bénéfique pour bien lire et retenir des connaissances.
Le collège est considéré par beaucoup comme le « maillon faible « du système scolaire français : de manière générale, en quoi la réforme du collège et ces nouveaux programmes vous semblent-ils susceptibles de changer la donne ?
Cette question, plus générale, m’amènerait à de longs développements. J’argumente sur mon blog d’ailleurs en faveur de la réforme. Le collège a besoin d’une transformation. Beaucoup de choses passionnantes se sont mises en place ces dernières années, ici autour des classes sans notes, là en utilisant le numérique ; là encore autour de projets culturels souvent incroyablement riches tellement loin des caricatures qu’on nous présente dans certains médias ignorants de la réalité. C’est en partant de ces initiatives que se construit la réforme qui n’est nullement l’élucubration de quelques « pédagogistes » fous. Il s’agit au fond de permettre à la créativité et à l’inventivité des enseignants de se déployer mais dans un cadre cohérent avec des attendus clairs et une grande liberté sur les manières de les atteindre. L’interdisciplinarité ou plutôt ce « croisement des savoirs » qu’évoque le numéro qui vient de paraître des Cahiers pédagogiques est un moyen supplémentaire de donner du sens aux activités des élèves. Mais rappelons au passage qu’en aucun cas il ne s’agit de mener la guerre aux disciplines seulement d’abattre les barrières qui les séparent et empêchent les coopérations.
Reste que ces réformes devront être accompagnées, ce qui signifie formation, documentations, exemples et implication forte de l’Inspection.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le projet de nouveaux programmes pour le cycle 4
Le blog de Jean-Michel Zakhartchouk