Comment la ministre explique-t-elle le décrochage entre les enseignants et la politique éducative gouvernementale ? A quoi s’attendre sur le plan de la revalorisation salariale ? Comment change-t-on sur le terrain les pratiques pédagogiques ? Quelles valeurs républicaines les enseignants doivent-ils défendre ? N. Vallaud-Belkacem répond aux questions du Café pédagogique. Elle annonce une rallonge budgétaire de 500 millions en 2016 et promet la revalorisation de l’ISAE avant la fin du quinquennat.
Cet été un sondage Le Figaro – Opinion Way et, auparavant, des sondages du Snuipp et de l’UNSA Education, ont montré un important décrochage des enseignants vis à vis de la politique éducative gouvernementale. Partagez-vous cette vision ?
Je constate bien un malaise chez les enseignants. Mais je l’attribue moins à la politique éducative conduite depuis 2012 qu’à un sentiment de dégradation continue, et qui vient de loin, des conditions de travail et de l’image des enseignants dans la société. Cette dernière se décharge beaucoup sur l’école et en demande toujours plus aux professeurs. Le diplôme a pris une telle importance dans l’insertion professionnelle que les parents ont légitimement des exigences de plus en plus élevées. Quant aux élèves eux mêmes, qui baignent dans une multitude de sources d’informations auxquelles ils accordent une légitimité sans hiérarchie, ils ne se privent pas de contester ici ou là l’enseignement, ce qui rend la tâche du professeur plus difficile encore. Enfin, un niveau de rémunération que l’on sait faible voire très faible. Voilà d’abord les raisons du malaise à mon sens.
Mais je veux revenir sur les réformes que nous avons conduites depuis 2013. On avait deux priorités : redonner à l’école les moyens de fonctionner et lui faire adopter les réformes dont elle avait besoin pour devenir plus exigeante et plus juste. Evidemment, c’est plus confortable quand on exerce des responsabilités d’arriver dans un secteur où tout va bien et où les transformations ne s’imposent pas comme une nécessité. J’ai conscience que chacune de nos réformes a pu chambouler les organisations des principaux acteurs de l’école. Mais de la maternelle au collège en passant par les rythmes scolaires, elles étaient toutes nécessaires si l’on veut contrecarrer la dégradation du niveau et le déterminisme social à l’école.
Enfin il y a un autre sujet : certains enseignants ne voient pas encore directement, dans leur quotidien, les effets des créations de postes que nous avons décidées. Cela s’explique par une raison que j’assume : ces créations de postes ne sont pas aveugles. On répartit les postes en fonction des besoins les plus criants sur le territoire. C’est bien la raison pour laquelle j’ai réactualisé la carte de l’éducation prioritaire avec, en plus, 350 millions d’euros supplémentaires, pour mettre davantage de moyens là où les difficultés se concentrent. Même chose avec cette nouvelle allocation des moyens qui nous permet de mieux prendre en compte le critère social et le critère territorial dans les attributions de postes. En revanche pas un enseignant ne doit douter du fait que 2012 a constitué une véritable rupture avec la politique délibérée d’assèchement des moyens de l’Education nationale que chacun pouvait constater de ses propres yeux.
Pourtant vous même avez parlé de « l’inquiétude » des enseignants devant les recteurs…
Bien sûr. Je ne nie pas les difficultés. S’agissant de la réforme du collège, l’année 2015-2016 va être une année charnière, celle de l’accompagnement des équipes pour leur permettre d’appliquer la réforme dans de bonnes conditions.
Un élément prend de plus en plus de poids chez les enseignants : c’est la revendication salariale. Vous êtes en discussion sur le budget 2016. Les enseignants doivent-ils s’attendre à des avancées sur ce terrain là cette année ?
Nous n’avons attendu personne pour prendre conscience du retard à rattraper dans la revalorisation des enseignants du 1er degré. Je vous rappelle que V. Peillon a créé l’ISAE pour les professeurs du premier degré et que la carrière a été améliorée avec un accès fortement amélioré à la hors classe. L’ISAE est une prime annuelle de 400 euros. Elle sera complétée : j’ai obtenu un budget qui permettra de l’augmenter encore sur les années 2016 et 2017. Mais il ne faut pas sous-estimer les efforts déjà réalisés. Quand on regarde, sur l’ensemble de la carrière d’un enseignant, les nouveautés que l’on a introduites ont un véritable impact. Rappelez-vous que désormais, grâce au retour de la formation initiale, les professeurs stagiaires sont rémunérés dès le M2. C’est une année de salaire en plus dans la vie du professeur. Faciliter le passage à la hors classe pour les enseignants du primaire aboutit par ailleurs à une revalorisation salariale. L’indemnité versée en éducation prioritaire a été réévaluée de 100% en REP+ et 50% en REP. Tout cela mis bout à bout, cela correspond à 85 000 euros en plus sur l’ensemble de la carrière d’un professeur des écoles, et même 100 000 € en plus s’il a enseigné plusieurs années en éducation prioritaire. Bien sur on ne va pas résoudre tous les problèmes avec cela. Je pense qu’il faudra faire plus. Mais on ne peut pas nous reprocher de ne pas avoir conscience de ce problème. Le prochain quinquennat aura à aller plus loin. En se donnant les moyens d’aller plus loin.
L’augmentation de l’ISAE c’est pour le prochain quinquennat ?
Non c’est bien sûr pour les années restantes de ce quinquennat. Les discussions budgétaires ont été arides cet été. Mais elles nous permettent d’avoir 500 millions d’euros de plus sur le budget 2016. Cela va non seulement nous permettre de financer les nouveaux emplois et la formation continue, mais aussi d’augmenter l’ISAE.
Devant les recteurs le 24 août, vous avez annoncé un effort budgétaire pour le primaire. Les 500 millions n’iront qu’au primaire ?
Cette somme concerne tout le budget de l’enseignement scolaire, primaire et secondaire. On sait déjà qu’il nous faudra 24 millions pour la formation continue. Nous avons aussi décidé de financer 10 000 AVS supplémentaires.
Pour cette rentrée les professeurs se sont plaints d’avoir de nouveaux programmes sans documents d’accompagnement et de se sentir bien seuls. C’est le cas par exemple en Enseignement moral et civique (EMC) et encore très récemment pour les programmes de maternelle. Cela sera-t-il le cas pour les programmes du collège ?
En maternelle, les nouveaux programmes ont été très bien accueillis et ils sont connus des enseignants. Près de 70% des professeurs de maternelle y ont déjà été formés à la fin de l’année 2014-2015 et près de 90% d’entre eux bénéficieront d’une formation entre la rentrée et mi-octobre. L’ensemble des enseignants de maternelle auront donc été formés d’ici là. Des ressources pédagogiques sont par ailleurs à leur disposition sur Eduscol, et Canopé a réalisé un livret numérique comprenant des mises en situation et des entretiens. J’ai envoyé un mail à chacun des enseignants de maternelle pour les informer de l’existence de ces outils et les orienter vers les liens utiles. Pour l’EMC, nous avons engagé en mai une formation exceptionnelle qui a bénéficié à un millier de formateurs. Ils vont maintenant se déployer pour former 300 000 enseignants d’ici la fin de l’année.
Pour le collège, il y a un véritable plan de formation d’une ampleur exceptionnelle, qui permettra de former tous les enseignants en trois vagues successives. Elles toucheront tour à tour les personnels de direction et les formateurs d’ici octobre, puis une seconde vague concernera les membres des conseils pédagogiques. Puis de janvier à mai, tous les enseignants. La formation portera sur l’organisation du nouveau collège, les nouveaux programmes et le numérique. Elle durera 8 jours par enseignant, ce qui est considérable.
Ce sera une formation hors temps scolaire ? Elle sera rémunérée ?
On propose, pour la première vague, de pouvoir la faire durant les vacances de la Toussaint. Celle-ci sera alors rémunérée. Pour les autres vagues, on demande d’organiser les choses de telle sorte que la formation ait lieu le plus possible hors du temps d’enseignement. Nous allons favoriser la formation des équipes ensemble et sur place dans les établissements.
Faut-il s’attendre à de gros changements dans les nouveaux programmes ?
Suite à la consultation des enseignants, j’ai saisi le Conseil supérieur des programmes (CSP) notamment pour rendre les programmes plus lisibles et pour améliorer la répartition que le CSP avait proposée en histoire entre des thèmes obligatoires et d’autres facultatifs, qui n’était pas satisfaisante. Le CSP me remettra sa copie mi septembre.
L’année dernière a vu une multiplication des réformes. J’en ai compté 12 ! Cette multiplication ne nuit-elle pas à leur crédibilité ?
J’ai lu un très bon article d’Antoine Prost dans lequel il déconstruit le mythe selon lequel on réformerait trop l’Education nationale. Il explique qu’il y a effectivement beaucoup de velléités de réforme mais que peu ont abouti. Alors, ce dont souffre l’Education nationale, c’est plutôt de ne pas s’être réformée. Par exemple, nous venons de revaloriser les statuts des personnels de l’Education nationale, ce qui n’avait pas été fait depuis 1950. On n’avait pas actualisé la carte de l’éducation prioritaire depuis 30 ans. Et puis j’ai également conduit la réforme de l’allocation des moyens : elle adapte la dotation de moyens aux établissements en fonction de leur situation sociale. Honnêtement, même si c’était lourd et intense, je suis fière de ce que nous avons conduit cette année. Il y a bien eu des avancées.
Pour ces réformes, la cohérence est aussi importante. Par exemple, on ne dissocie pas la réforme du socle de celle des programmes. La réforme de l’évaluation en est l’aboutissement logique. Le malaise enseignant, dont on parlait tout à l’heure, est aussi le résultat de la façon dont ces dernières années on a réformé par petits bouts. Quand on a essayé de mettre de l’accompagnement personnalisé au collège mais sans changer les programmes, trop lourds, on n’a pas permis aux enseignants de le faire correctement. Quand on a adopté en 2005 le socle commun avec son livret personnel de compétences mais qu’on n’a pas veillé à ce que les programmes en soient une déclinaison, on a complexifié la tâche des enseignants. Finalement, on leur a trop souvent adressé de vraies injonctions paradoxales qui à mon avis nourrissent aussi le malaise qu’on évoquait tout a l’heure.
Vos réformes visent à changer les pratiques pédagogiques ce qui n’était pas le cas des précédentes. Or, on n’a pas d’exemple de pratiques pédagogiques changées par une réforme. Comment allez-vous faire pour atteindre cet objectif ?
C’est vrai que c’est un sacré défi que de faire évoluer les pratiques pédagogiques. Ca ne peut pas s’ordonner par voie de circulaire. C’est pour cela que la formation et l’accompagnement que nous mettons en œuvre sont essentiels. Nous allons aussi demander aux inspecteurs, dont les missions sont en évolution, d’accompagner davantage les enseignants.
Et puis, il y a une prise de conscience chez la majorité des enseignants. Ils voient bien la nécessité de faire évoluer leurs pratiques et sont demandeurs d’outils pour le faire. Je suis confiante. Le changement des pratiques se fait petit à petit, à bas bruit. Les professeurs souvent ne nous attendent pas pour le faire et ce sont même eux qui inspirent nos réformes, typiquement celle du collège, avec cette idée simple à laquelle j’ai toujours cru : dès lors qu’une expérience s’avère vertueuse, pourquoi la réserver aux seuls chanceux élèves du professeur bien inspiré ? La responsabilité des pouvoirs publics ce doit être de la faire passer à l’échelle pour en faire bénéficier tous les élèves et tous les établissements.
Une réforme est particulièrement attendue et crainte par les enseignants : celle de leur évaluation. Vous semblez y tenir. Qui évaluera les enseignants ?
L’ancienne réforme Chatel, annulée par V. Peillon, prévoyait de faire évaluer les enseignants du second degré par les seuls chefs d’établissement, ce qui a suscité des craintes. Mais les enseignants sont des fonctionnaires qui savent bien qu’il y a une hiérarchie au-dessus d’eux et que, dans la plupart des cas, les rapports avec elle sont bons. On va reprendre ce sujet avec les syndicats durant l’année 2015-2016. Ils sont demandeurs d’une évolution de l’évaluation. La négociation menée avec le ministère de la Fonction publique aura aussi un impact.
Le système éducatif français a un problème principal : ce sont les inégalités sociales à l’école. Ne faudrait-il pas ne s’attaquer qu’à ce seul problème et y consacrer les moyens ? Par exemple, n’aurait il pas fallu mettre les 4 000 postes de la réforme du collège sur les seuls établissements les plus en difficulté plutôt qu’arroser tous les collèges ?
Les résultats se dégradent dans tous les collèges et nécessitent de moderniser l’enseignement partout. Avoir des collégiens qui développent leur créativité et leur sens critique, qui maitrisent l’expression orale, qui savent travailler en groupe, on en a besoin partout. Ma priorité est bien la lutte contre les inégalités. Mais on ne parviendra pas à obtenir des résultats si on en fait une politique à part. Par exemple, quand on va introduire le Parcours Avenir, on va réformer l’orientation et en même temps lutter contre les inégalités induites. La réforme du collège est un défi qui dépasse les inégalités sociales.
La laïcité, la défense des valeurs républicaines ont pris une importance très grande ces derniers mois. Pourtant on observe des incohérences. On a à la fois des propos touchants sur l’accueil et en même temps des textes sur la détection des élèves en voie de radicalisation. Quelles valeurs républicaines doivent défendre les enseignants ? Doivent ils être obsédés par l’atmosphère anti terroriste ou transmettre des valeurs humanistes ? Percevez-vous vous aussi ces contradictions ?
Elles existent bien. Pour vous répondre, allons voir les nouveaux programmes de maternelle. Ils mettent l’accent sur la découverte du monde, des autres, la sensibilité, la vie en commun. Ce qu’on cherche à développer, c’est l’apprentissage du vivre ensemble. Je ne mettrais pas dans le même paquet l’effort de prévention de la radicalisation et cet apprentissage. La prévention de la radicalisation s’impose à l’école comme un problème exogène qu’elle doit traiter, aux côtés d’autres institutions, la police, la justice, la protection de la jeunesse avec lesquelles elle doit légitimement coopérer. Ce qu’on entend par la nécessité de transmettre les valeurs de la République à l’école, c’est profiter de cette chance inouïe que l’on a, grâce à l’école, d’accueillir toute une génération dans le même espace, pour lui inculquer l’apprentissage de la vie en commun. Cela passe par le respect de la laïcité.
Propos recueillis par François Jarraud