Quand le matériel informatique de l’établissement manque ou défaille, pourquoi ne pas faire appel à celui des élèves ? Au lieu d’interdire les smartphones, ne serait-il pas plus pertinent d’en inventer des usages pédagogiques ? C’est la question, cruciale, du BYOD (« Bring Your Own Device », « apportez votre propre matériel »). C’est le pari lancé et gagné par Jérôme Lagaillarde, professeur de lettres au collège Georges Méliès à Paris. Il éclaire ici les modalités, les possibilités et les enjeux d’une utilisation des smartphones en cours de français : un choix que certains jugeront risqué, et qui s’avère pourtant essentiel pour renforcer certains apprentissages tout en éduquant à la responsabilité.
L’usage du smartphone est officiellement interdit dans les collèges : pourquoi avez-vous décidé d’autoriser vos élèves à l’utiliser envers et contre tout ?
Il me semblait important d’être cohérent avec la réalité des établissements : la présence des smartphones dans la poche de presque tous les élèves est un fait, malgré l’interdiction. Aussi, lors d’un atelier de réflexion sur les usages numériques en classe, constatant que le manque d’équipement des établissements était un frein évoqué par de nombreux collègues, j’ai pensé à l’intérêt d’accorder une place pédagogique à ces outils nomades.
Concrètement, dans quel cadre avez-vous mis en place cette utilisation ? Y-a-t-il eu des dérives ?
J’ai proposé l’idée à mes élèves, leur exprimant mes réflexions et ne cachant pas mes doutes et mes inquiétudes quant à leur capacité à être raisonnables dans la gestion de leur appareil et dans le respect du cadre pédagogique. Conscient de susciter un vif intérêt chez eux, je leur ai proposé alors de définir le cadre, les règles et les usages lors d’une séance de réflexion collective. Aussi se sont-ils prêtés au jeu avec beaucoup d’intérêt et de maturité. Ils ont eux-mêmes proposé de cesser l’expérimentation s’ils n’en respectaient pas les règles.
C’est vraiment sur la confiance que j’ai basé cette expérimentation et je ne le regrette absolument pas. Les élèves ont su se saisir de cette occasion pour comprendre tout l’intérêt qu’ils pourraient tirer d’un usage scolaire de leur outil. Quant aux autorisations, elles m’ont été accordées par la Délégation Académique au Numérique Educatif de l’Académie de Paris, qui encourage ce genre d’expérimentation ainsi que par mon chef d’établissement.
Le smartphone est pour beaucoup devenu plus qu’un téléphone : il sert en particulier aussi souvent d’appareil photo. Comment les élèves sont-ils amenés à utiliser cette fonctionnalité dans la classe ?
L’appareil photo est en effet un outil que j’utilise beaucoup. Je retiendrais principalement sa fonction d’archivage (afin de fixer une étape d’un travail, une prise de notes au tableau, que l’on n’aurait pas le temps de faire noter aux élèves), une fonction de diffusion dans le cadre de la continuité pédagogique pour les élèves absents. Une utilisation intéressante est aussi la diffusion d’un document aux élèves et le travail d’annotation, avec l’application Skitch par exemple – excellente activité pour apprendre aux élèves à sélectionner des informations importantes dans un document, sur un plan, dans une page web, sur un tableau…
En quoi les possibilités d’enregistrement audio ou vidéo vous semblent-ils elles aussi intéressantes sur le plan pédagogique ?
L’enregistrement vidéo ou audio permet de développer le travail autonome de l’élève et un retour constructif sur ses pratiques. Je les encourage à se filmer à la maison dans le cadre de la préparation de leurs oraux (Histoire des Arts par exemple) afin de porter un regard sur leur prestation et essayer d’améliorer leur posture, leur diction, la cohérence et l’articulation de leur propos…
Je les autorise aussi à filmer ou à enregistrer certains de mes cours, comme les leçons de grammaire, durant lesquelles nous faisons beaucoup de démonstrations au tableau. Ainsi, un élève en charge diffuse par email auprès des camarades le support vidéo du cours. C’est très utile pour réviser une notion, comprendre ou se remémorer une démarche d’analyse.
L’outil vous paraît-il susceptible d’aider aussi les élèves à développer leurs compétences d’écriture ?
Les applications dictionnaires et conjugueurs sont deux outils essentiels pour inciter et aider les élèves à se corriger. Aussi, la facilité d’utilisation et la rapidité de la recherche permettent de mettre en place rapidement de bonnes habitudes de correction. Les résultats sont probants.
Dans « Petite Poucette », Michel Serres explique combien le numérique externalise le savoir, combien « notre tête est jetée devant nous, en cette boîte cognitive objectivée » : à l’usage, le smartphone vous semble-t-il un outil intéressant de connaissance et de mémorisation ?
À mon sens, le smartphone, via les applications et internet, facilite l’accès au savoir et rassure les élèves quant à leur difficulté de mémorisation d’une masse de connaissances. Il permet alors de se concentrer sur l’exploitation de ce savoir, sa compréhension et facilité ainsi son appropriation. Il s’agit alors de guider les élèves dans ce travail d’exploitation « intelligent » des données, des outils. Sans s’en rendre compte, les élèves retiennent le savoir et développent des savoir-faire.
L’exemple le plus parlant est pour moi l’appropriation des réflexes d’autocorrection par la vérification. Tout comme avec le bon vieux Bescherelle, lorsqu’un élève cherche un verbe dans le conjugueur, il doit s’interroger sur son infinitif, et sur le temps verbal auquel il souhaite le conjuguer, il doit repérer le sujet grammatical du verbe. Aussi, derrière ce qui semble être une facilité, presque un jeu (pour eux, tout est jeu lorsqu’il s’agit d’utiliser leur outil !), se dessine tout un réseau de réflexions essentielles dans l’appropriation de compétences et dans la mémorisation.
De manière générale, pourquoi vous semble-t-il pertinent d’intégrer dans le cadre scolaire les pratiques numériques réelles des élèves ?
D’une part le bon sens : pourquoi se priver d’outils pertinents que les élèves maîtrisent souvent bien mieux que nous et dont ils perçoivent beaucoup mieux l’intérêt pédagogique. Les adolescents sont reconnaissants quand l’adulte accepte qu’il a aussi à apprendre d’eux. C’est un échange constructif entre l’élève et l’enseignant, basé sur un rapport de confiance.
Ensuite, les outils nomades sont performants, peu encombrants, faciles d’utilisation et, nous l’avons vu, pertinents dans le cadre des apprentissages. Derrière le truchement du « ludique », les élèves sont amenés à se concentrer sur leur activité, encouragés à enrichir leur culture, à réfléchir sur leurs productions écrites, à être autonomes en développant leurs propres techniques d’apprentissage. Dans mon établissement, qui relève de l’éducation prioritaire, c’est une victoire non-négligeable.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut