Le préambule de chaque année scolaire, depuis 11 ans, c’est à Ax les Thermes, en Ariège, qu’il a lieu pour le numérique. Ayant choisi comme thème « Appropriation et détournements », les évènements parallèles ont rassemblés des acteurs très impliqués venus d’horizons différents, dont entre autre la Haute Ecole Pédagogique (HEP) du canton de Vaud en Suisse. Un préambule plus qu’une introduction d’ailleurs, car c’est l’occasion pour toutes les sortes de spécialistes du numérique : du curieux au professionnel, de l’usager aguerri au passionné voire plus, du praticien du quotidien au chercheur ou au responsable institutionnel. C’est pourquoi les participants viennent prendre dans cette vallée des Pyrénées un bon bol d’air, quelques calories ariégeoises et/ou gasconnes (on n’est pas très loin), et faire grossir leurs globules rouges au cœur des montagnes. Le numérique éducatif a bien besoin de ce lancement car l’année qui s’annonce risque de relancer nombre de débats sur ce qu’il convient de faire pour que l’éducation (nationale entre autres) n’obtienne pas à nouveau un non-lieu dans l’affaire de l’introduction à l’école et dans tous les espaces de formation. En effet cela signifierait qu’une nouvelle fois nous sommes dans un entre deux qui oppose des manières de voir, alors qu’il faut essayer de penser en la question, avant que les concepteurs et les marchands ne s’en emparent (ce qu’ils tentent de faire de plus en plus habilement).
Dépasser les visions mythiques
Si l’on considère cette dimension de la rencontre et du dialogue autour du numérique en éducation, alors Ludovia est le « Mythic » de l’espace francophone. Rencontre entre les différents pôles que les organisateurs tiennent à faire cohabiter, collectivités, institutionnels, entreprises, enseignants et responsables des établissements, éducateurs, chercheurs. Pourquoi Mythic ? Au-delà du jeu de mot avec le réseau de rencontres qui se veut évocateur de ce qui caractérise une grande partie des activités des personnes présentes, on y reviendra, c’est surtout la rencontre entre Mythes et TIC qu’il faut souligner. Il faut d’abord évoquer les interventions d’André Tricot, lors de la première journée. Sans reprendre l’ouvrage qu’il a co-écrit avec Franck Amadieu, il a surtout mis en évidence, dans ses interventions, l’importance de revenir à quelques éléments essentiels de l’évolution actuelle : l’espace-temps pédagogique et la scénarisation des activités. En évoquant dès la première journée cette approche, il a mis en évidence un point qui questionne de plus en plus : ENT, BYOD, tablettes, etc… arrêtons de mythifier les matériels et autres logiciels, passons enfin au questionnement pédagogique. De l’école maternelle à l’enseignement supérieur, il faut amener chacun, à son niveau d’intervention, à dépasser les visions mythiques et l’imaginaire collectif du numérique et surtout des objets techniques pour entrer dans le « dur », la réalité pédagogique.
Sans mettre de côté l’intérêt des propositions d’enseignants innovateurs dans leur pratique quotidienne, il faut aussi permettre une véritable prise de conscience et de mise en action de tous, en particulier de ceux qui n’étaient pas à Ludovia (ce qui a été souligné dans une des tables rondes organisée par les collectivités territoriales. D’ailleurs dans ces propositions on peut observer que le détournement ou encore l’adaptation sont à la base de nombre de ces propositions pédagogiques : twictées, cartographie dynamique, boitiers de votes, logiciels de conception de jeux vidéo… Le raffinement des pratiques de certains ne doit pas faire oublier le cadre, la forme scolaire, comme le montre le travail de thèse de Mélina Solari (Laboratoire Techne). Or ces pratiques ont souvent « maille à partir » avec l’organisation prévue. C’est pourquoi les réflexions ne peuvent s’engager que sur uniquement les pratiques pédagogiques du numérique mais aussi sur le contexte et le cadre des possibles de ces pratiques.
Une grande frilosité
La soirée d’ouverture a, comme l’an passé, mis en parallèle d’une part les discours officiels (première table ronde), et d’autre part le début d’une réflexion sur le thème de cette année « appropriation et détournements ». Le robot « Beam » arrivé seul sur scène, porteur de l’image de l’animateur a donné le ton en mettant en scène l’écart et le lien entre robot de télé-présence et présence physique. Mais c’est surtout la présentation d’un cours de droit à distance sur la procédure judiciaire (Matthias Murbach université de Lyon 3) qui a été l’élément déclencheur du questionnement sur le détournement, ici sous la forme de l’utilisation détournée de la série « Game of Thrones » comme moteur de situation permettant l’apprentissage dans un premier temps et utilisant l’espace virtuel reconstitué d’une salle d’audience pour permettre la conclusion du travail d’étudiants réalisé sur plusieurs semaines. Une étudiante (Maelle Manguy) invitée à s’exprimer sur ce qu’elle ressentait au vu des pratiques pédagogiques vécues au cours de ses deux premières années à l’université nous a rappelé que l’ordinaire était loin d’être celui présenté. Et le débat a évolué davantage vers les pratiques ordinaires des enseignants que sur ces quelques, rares, pratiques vraiment nouvelles. Car c’est bien cette réalité qui est ressentie, dans l’enseignement supérieur comme dans le secondaire : une grande frilosité à effectuer les évolutions que le numérique invite à faire et permet aussi parfois de faire évoluer.
C’est donc sur le thème de la formation des enseignants que légitimement les questions se posent. Au-delà des débats sur les compétences et sur le code informatique, c’est la Directrice du Numérique pour l’Education (Mme Becchetti-Bizot) qui permit d’envisager des ouvertures. Reprenons quelques-unes des phrases qui ont été rapportées par les multiples personnes qui twittaient pendant les échanges :
– Chaque enseignant peut être formateur de ses pairs!!!
– « le #numérique permet d’entrer dans une nouvelle démarche de co-construction des parcours de formation »
– Il faut repenser la manière de construire le savoir, prendre conscience de ce qu’on est en train de vivre
– « la pédagogie c’est l’art du détournement »
– La formation pertinente d’aujourd’hui : horizontale, collaborative, hybride, continue et qui favorise l’autonomie
– « e numérique n’est pas un ensemble d’outils mais c’est une culture que l’on doit pouvoir enseigner »
Le cercle vertueux
Du coté des décideurs (séminaire collectivités territoriales en particulier) il a été rappelé de manière avancée qu’il fallait renforcer le travail partenarial entre collectivités territoriales et Education Nationale. Si ce « cercle vertueux » invoqué semble bien séduisant, il a été rappelé qu’il est un peu limité si, sur un territoire, les autres acteurs concernés par de tels projets n’étaient pas invités à participer au premier rang desquelles les entreprises (principalement en lien avec l’éducation et le numérique) et les universités (en particulier les laboratoires de recherche), mais aussi les autres acteurs qu’ils soient des autres services de la fonction publique, ou des associations et en particulier celle du périscolaire ou de l’éducation populaire.
La « forme scolaire » veille
Revenons à la dimension « Mythic » de Ludovia. Rappelons ici que c’est une terre de rencontres (l’an dernier nous l’avons rapproché des foires du moyen âge), fondement de collaborations à venir. Car dans la « valise à mots » de ce genre d’évènement, le mot collaboratif a côtoyé les initiales ENT ou encore le BYOD et autres mobilités. Le dernier de ces mots qui entre dans la valise en ce moment c’est celui de « citoyenneté ». On sent bien que cela va constituer un des fleurons des rencontres qui vont avoir lieu cette année. « Faire société » disait récemment un anthropologue au risque que le « vivre ensemble » ne soit qu’un simple ajustement de l’individualisme libéral de plus en plus présent dans les têtes et parfois dans les discours. Or faire société c’est aussi faire le passage entre l’individuel et le collectif et éventuellement le collaboratif. Mais ne rêvons pas. La « forme scolaire » veille et le retour aux réalités de la rentrée scolaire va rapidement faire rentrer dans le rang nos joyeux « colloqueurs ». Peut-être mais pas complètement, car habitués de cette pression du quotidien, ils ont pu se ressourcer au cours de ces trois jours et de se donner l’envie de continuer malgré les obstacles trop souvent présents dans le quotidien : infrastructures défaillantes, matériels insuffisants, absence de vrais projets pédagogiques, voire éducatifs…
Impossible de rendre compte de tout ce qui s’est passé, les blogueurs invités à Ludovia ont terminé leurs synthèses et elles seront bientôt en ligne. Quant à l’Ariège, la terre d’accueil, elle a su tenir son rang : faire d’une vallée éloignée de tous le centre d’un foisonnement pour tenter de rêver demain. Car dans Mythic, il y a bien ce rêve qui pousse chaque enseignant à s’engager mais aussi et c’est peut-être une idée clé à retenir : le numérique doit être le terreau d’une éducation responsable et d’une éducation à la responsabilité.
Bruno Devauchelle