A lire les textes qui critiquent l’autonomie dans les établissements scolaires et en particulier à propos de la réforme des collèges, il faudrait l’interdire, l’encadrer, la limiter. Il nous faut interroger cette critique au moment où le numérique permet un cadre différent pour envisager plusieurs formes d’autonomie. A première vue les deux questions semblent éloignées, mais quand on y regarde de près on trouve de sérieux entrecroisements. Les moyens numériques dont nous disposons depuis près de vingt années (c’est en 1995 qu’Internet a commencé à se déployer réellement en France) ont rendus poreuses des frontières jalousement gardées. Or cette porosité donne des idées d’autonomie, c’est vrai. Mais surtout cette porosité a d’autres conséquences dont en particulier de révéler les limites (et les peurs) du système ancien.
Autonomie des élèves, autonomie des enseignants, autonomie des établissements, autonomie des chefs d’établissements… la liste pourrait s’allonger mais on se rend compte que, très rapidement, la tradition d’encadrement et de contrôle revient sur le devant : contrôle d’accès, contrôle de présence, contrôle du travail des élèves dans les ENT, ou de celui des enseignants par le cahier de texte électronique etc… En corollaire de cette tradition, il y a la crainte, la peur de l’autonomie. Si l’on donne des marges de manœuvre est-ce qu’elles ne vont pas être mal utilisées ? Cela ne risque-t-il pas de rompre l’égalité de l’offre, voire l’égalité des chances. Car derrière l’autonomie, pour beaucoup il y a le risque de l’individualisation. Pour d’autres il y a le risque de prise de pouvoir sur l’autre (cf. la question du pouvoir de décision du chef d’établissement). Mais l’autonomie (celle de l’enseignant par exemple) c’est la possibilité de s’adapter au contexte. Quand on parle de cela pour un enseignant, c’est lui donner la capacité d’adapter le cadre prescrit au réel de ses élèves, de son contexte. L’autonomie c’est une porte ouverte sur un monde à connaître…
Les moyens numériques, personnalisables, sont une ouverture pour chaque utilisateur. Les industriels ont bien compris que pour diffuser massivement leurs produits (plusieurs millions d’exemplaires de smartphones et tablettes), il faut donner à chacun une part d’autonomie. Cela commence par les fonds d’écrans, puis par le choix des applications (natives ou téléchargées) et enfin par les paramétrages de celles-ci. Les jeunes sont les premières cibles « commerciales » et ils sont très preneurs de ces objets que Serge Tisseron à nommés « doudou ». On comprend bien que S Tisseron qui avait écrit cela avant les smartphone trouve une confirmation de son analyse avec cette personnalisation possible. Ces marges de liberté et d’autonomie sont, pour l’informatique comme pour le monde scolaire, sous contrôle. Mais en même temps ce sont des possibilités d’autonomie que nombre de détournements, contournements confirment. Cette tension entre les deux pôles est importante et soulève de nombreuses questions de fond sur la forme scolaire.
En créant l’institution scolaire, les politiques ont bien compris qu’il y avait là un double levier : accès aux savoirs, mais contrôle de cet accès. L’histoire du système scolaire, s’est appuyée sur des architectures, des organisations et des supports (les livres principalement) qui permettent ces contrôlent. Le nombre important de discours de méfiance a priori sur l’usage du numérique montre bien que nombre de responsables mais aussi une grande part de la population tient à ce contrôle par l’école et donc la mise à distance des possibilités du numérique. Est-ce pour autant une peur de l’autonomie ? C’est surtout une peur de son développement au-delà de ce contrôle. Car l’ambition de l’autonomie que construirait, pour les jeunes, l’école n’est pas refusée tant qu’elle en pose les limites. Or ce qui est en train de se produire c’est qu’elle se construit de plus en plus en dehors de ses prescriptions et surtout sous l’influence d’un monde industriel, marchand et commercial qui a ses propres logiques.
Aller à l’école, est-ce renoncer à développer son autonomie ? A écouter Sir Ken Robinson et d’autres, on peut penser que ce que l’école produit c’est surtout de l’appauvrissement de créativité et d’autonomie au profit d’une « conformation » à un modèle d’humain, sage et obéissant, à défaut d’être citoyen et engagé. Car au-delà de l’autonomie, il y a surtout l’avenir de la cohésion sociale qui est en question. A lire les éléments clés du rapport Grosperrin on peut facilement identifier que cet appel fait écho à cette peur de l’autonomie que s’autorisent les jeunes. De la même manière le vote unanime de la loi sur le renseignement confirme le fait que la vision du monde politique est bien celle d’un encadrement voire d’une surveillance. Il faut dire que l’inquiétude née des pratiques extrêmes provoque une peur légitime pour une grande part de la population. Mais l’éducation à l’autonomie et donc à la responsabilité peut-elle prendre, grâce à un usage pertinent du numérique la place qui aurait dû être la sienne, une place libératrice (cf. Condorcet) pour tous et en particulier les plus défavorisés.
Bruno Devauchelle