Comment le numérique transforme-t-il l’écriture littéraire ? Comment invite-t-il alors à réinventer l’enseignement de la littérature ? Ces questions, essentielles, parcourent un ouvrage collectif dirigé par Anne-Marie Petritjean et Violaine Houdart-Merot : « Numérique et écriture littéraire ». Plusieurs pistes y sont abordées : des pratiques renouvelées de l’atelier d’écriture, notamment collaboratives, des expériences pédagogiques menées sur les réseaux sociaux, de nouvelles formes littéraires à envisager (labyrinthiques, intertextuelles, multimédias, fragmentaires…), une remise en cause du statut de l’auteur et du rôle du lecteur … Au moment où de nouveaux programmes au collège invitent à faire enfin de l’écriture une réelle pratique de classe (et plus seulement un exercice d’application ou un mode d’évaluation), l’ouvrage explore des réflexions et des pratiques susceptibles de nous éclairer, et ce de l’école à l’université.
Formatages
C’est que le support, nous rappelle Romain Badouard, est essentiel : « Les spécificités des technologies que nous utilisons pour lire et écrire co-constituent en partie la manière dont nous percevons et réfléchissons ». Faut-il le rappeler : on n’écrira pas pareillement, avec les mêmes contraintes et les mêmes possibilités (les mêmes « façons d’écrire, manières d’être » pour pasticher le titre d’un bel essai de Marielle Macé), sur papier, via un traitement de texte, dans un forum, par mail, sur Twitter … Dès lors, il devient intéressant d’écrire pour développer aussi une conscience critique du support d’écriture utilisé. Sont par exemple relatées les expériences menées, à Compiègne par le projet PRECIP de Serge Bouchardon, autour des écritures interactives : ces pratiques de production de textes, par exemple sur un pad, peuvent aussi permettre aux élèves de mieux comprendre les processus de formatage et d’acquérir un savoir théorique sur le numérique. Pour Romain Badouard, l’enjeu alors est aussi politique : il s’agit de saisir « comment ce format technique et les programmes qui en découlent peuvent limiter ou augmenter nos possibilités d’action sur le monde ».
Auteurs
Ce qui change ? Jean-Marc Quaranta montre comment le numérique interroge en particulier le statut de l’auteur, le dérange même : par exemple lorsque, dans le cadre d’un projet Comenius, des lycéens slovaques et français écrivent un roman à travers un wiki ou encore lorsque, durant des ateliers d’écriture à l’université des textes individuels sont projetés et collectivement remaniés. Anne-Marie Petitjean s’intéresse précisément aux ateliers d’écriture universitaires tels que le numérique est susceptible de les transformer. Une enquête sur les usages a permis de dégager certaines constantes. Le numérique y est de plus en plus utilisé comme outil de projection (hypotextes, brouillons…), support d’écriture (traitement de texte, sites, blogs, Wiki…), instrument de révision collective (correction sur TNI, logiciel de traçage des réécritures…), possibilité d’échanges et de partages (mails, ENT…). Le numérique y reste cependant sous-exploité dans certaines de ses possibilités : peu de productions sont publiées et valorisées en ligne, les étudiants sont peu confrontés à la création numérique contemporaine, leurs pratiques ordinaires d’écriture sur internet sont peu prises en compte et utilisées.
Des voies ainsi semblent devoir s’ouvrir : favoriser dans la pédagogie un usage authentique du numérique pour dépasser la fracture entre les pratiques « savantes » (essentiellement centrées sur la réception) et les pratiques réelles des étudiants (si elles sont trop peu « exigeantes », c’est peut-être qu’elles sont encore trop peu littérarisées par l’enseignement). Anne-Marie Petitjean en analyse des exemples, dont « les résultats rendus au professeur sont souvent spectaculaires » : recherche formelle, habileté à investir et détourner des espaces communautaires, à se jouer des genres, des codes ou des frontières entre fiction et réalité… Certes, constate-t-elle, « l’arrêt scolaire sur le texte à évaluer, comme l’arrêt littéraire sur l’œuvre à lire » sont difficiles, mais n’est-ce pas le principe même de l’atelier d’écriture que de préférer « le processus » au « produit fini » ? La littérature numérique peut trouver pleinement sa place dans ces ateliers, notamment parce qu’elle « s’avère efficace pour produire un effet de distanciation », parce qu’elle provoque particulièrement bien « le plaisir réflexif du jeu littéraire conscient de lui-même ». En témoignent les expériences de « twittécriture » menées par les étudiants de Julien Longhi : la création d’une fiction sur Twitter intégrant les contraintes de taille, jouant aussi avec l’interactivité et les codes spécifiques au réseau (sa temporalité propre, les hashtags, les retweets, les avatars…).
Lecteurs
Ce qui change encore ? Le numérique, souligne, Anne-Marie Petitjean, transforme le lecteur et donc oblige à repenser la pédagogie de la littérature : « On peut dire que le paradigme du lecteur naïf, seulement sensible à la diégèse, à éduquer en lecteur critique qui trouve son plaisir esthétique dans la distance à l’histoire narrée, est dépassé par la figure du scripteur contemporain, l’internaute actif qui ne se contente pas de recevoir le texte, mais en fait l’occasion d’un acte de production personnelle. La condition d’actualisation devient générative. Or ce n’est pas l’exercice académique de glose du texte littéraire qui est le plus à même d’en développer l’habileté. »
Luc Dall’Armellina appelle lui aussi de ses vœux une plus grande place de l’écriture créative au sein de l’université, ainsi qu’une plus grande prise en compte des formes littéraires nouvelles que libère le numérique. « Nous avons changé de support et de techniques d’écritures, ce qui a donne naissance à un nouvel ordre scriptural qui est à l’origine de la littérature numérique. » Des œuvres combinatoires et des labyrinthes hypertextuels l’ont d’ailleurs anticipée dans les dernières décennies : pourquoi les délaisser en tant qu’objet d’étude ? De nouvelles pratiques sont à développer : elles invitent à « expérimenter la création littéraire en médias d’écriture-lecture-performance » pour restituer à la littérature son « pouvoir d’émancipation ».
Tous écrivains en devenir ?
Le numérique, est-il souvent démontré dans l’ouvrage, transforme le lecteur en créateur. Il s’agit bien là d’une chance à saisir pour l’Ecole dans son ensemble : la littérature peut cesser d’y être le privilège des écrivains et des enseignants, la chasse gardée des « professionnels de la profession » (Jean-Luc Godard) comme l’horizon lointain des « amateurs de l’amateurisme » (Laurent Loty). On reprendra alors, avec Anne-Marie Petijean et Violaine Houdart-Merot, le mot d’ordre de Paul Eluard en espérant qu’il devienne un impératif pédagogique : « Ecoutons Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous. Non par un. » Toutes les tours d’ivoire seront démolies, toutes les paroles seront sacrées. »
Jean-Michel Le Baut
Violaine Houdart-Mérot, Anne Marie Petitjean (dir.), Numérique et écriture littéraire. Mutations des pratiques, Editions Hermann, 2015, ISBN 9782705690441
Luc Dall’Armellina dans le Café