Dans les débats actuels autour de l’enseignement du code, de l’éducation aux médias et à l’information (EMI), de la formation aux usages, il est temps de lever les barrières. En d’autres termes, il est temps de rapprocher plusieurs courants de pensée qui, s’ils ne s’opposent pas fondamentalement, sont au moins complémentaires, au mieux participent de la même complexité d’un fait social total : le fait numérique. La transition des termes et initiales (TIC) et autres, faisant passer en trente années du domaine informatique au domaine numérique n’est pas neutre. Il traduit un changement dans l’impact de l’objet informatique dans la société : de simple machine à automatiser le traitement de l’information, on en est venu à un environnement global envahi d’objets dont le fonctionnement est fondé sur l’informatique en réseau, c’est à dire sur des interactions à partir d’informations.
Le passage, dans de nombreux documents (parfois scientifiques) et de manière balbutiante, de la « science informatique » aux « sciences du numérique » est significatif d’un changement d’échelle : on passe d’une discipline associée à un ensemble d’objets et de concepts, « la science informatique », à plusieurs disciplines qui abordent la question de ce que ces objets et ces concepts font au monde, à la culture, à la société, « les sciences du numérique ». L’un n’est pas au-dessus de l’autre simplement ils n’abordent pas les choses de la même manière, même si, bien sûr, la science informatique fait partie des sciences du numérique. Pour le dire autrement, la science informatique forte de ses concepts s’est vue débordée par d’autres concepts ou plutôt par d’autres langages. Or ces langages ne sont plus seulement ceux issus de la mathématique, mais aussi ceux venus des sciences de l’humain. Certains parlent de littératie, d’autre de trans-littératie, d’autres encore d’appropriation, les mots ne sont que la traduction de l’invasion, de notre champ culturel, de langages plus ou moins récents qui se présentent le plus souvent de façon mélangée à l’humain que nous sommes. Ces trois langages sont, pour faire vite, le langage informatique, le langage d’usage et le langage d’information communication.
– le langage informatique
De par son origine même ce langage est une formalisation minimale à partir de laquelle la combinatoire des possibles permet de traiter l’information à une vitesse à laquelle l’humain ne peut accéder, utilisant lui d’autres formes que l’informatique ne sait pas modéliser de la même manière. L’automatisation du traitement de l’information est une révolution en cela qu’elle augmente la capacité humaine en prolongeant l’activité du cerveau et en permettant de nouvelles formes d’interactions humaines jusqu’à présent impossibles (on est passé de la communication du clocher et du sémaphore à celle de TCP-IP). Sur la base d’un langage à la logique quasiment implacable (zéro et un), s’est progressivement développé une grammaire, des syntaxes, des langages de plus en plus complexes basés sur des machines, des réseaux et structurés à partir d’algorithmes. C’est cet ensemble qui constitue un premier langage dont le code n’est que la partie émergée.
– le langage d’usage
Les informaticiens n’ont eu de cesse depuis le début de rendre leur travail invisible aux usagers. En concevant des systèmes d’interaction homme machine de plus en plus élaborés, ils se sont rendus invisibles, ou tout du moins ont réussi à s’effacer derrière les usages. Rappelons-nous le passage de la programmation à celle de l’utilisation du tableur et du traitement de texte au début des années 1980. Petit à petit les usages se sont développés, au regret de nombre d’informaticien qui pouvaient avoir une sensation de perte de reconnaissance, voire simplement de ressentir l’écart de leur activité d’avec les usages de ceux pour lesquels ils travaillent.
Il est devenu essentiel de former aux usages des produits logiciels dont la complexité et la richesse fonctionnelle est en soi un langage. Cependant c’est un langage qui s’appuie sur un autre qui disparaît. L’arrivée des équipements personnels connectés (smartphones, tablettes) a eu un double effet : beaucoup moins de complexité d’usage, et encore moins d’accès aux langages informatiques ce que permettent beaucoup mieux les ordinateurs traditionnels, portables ou non. Plus c’est simple d’usage, plus le travail informatique est sophistiqué et invisible. Lente disparition du langage informatique suivi de la lente disparition du langage d’usage (du moins à un premier niveau d’utilisation)
– le langage d’information communication (cf.EMI)
S’exprimer par écrit, par oral suppose un langage. Avec le développement du multimédia, l’expression et sa réception sont devenus plus complexes. Le langage humain s’est trouvé enrichi. Avec l’interaction permise par les moyens informatiques, c’est le langage qui a évolué. Mais ceux qui l’utilisent se sont très tôt emparés de ce moyen pour diversifier et enrichir l’environnement informationnel et communicationnel : de l’art de la rhétorique à la sophistique. L’exemple des débats entre les peintres et les premiers photographes illustre bien le changement de langage, certains estimant que la photographie fait disparaître le peintre. Avec la mécanisation, l’automatisation de l’information et de la communication se sont construits des langages qui peuvent sembler différents, mais qui ont bien des points communs à commencer par les humains qui les conçoivent et les reçoivent. L’industrialisation progressive de l’information s’est traduite par le développement de médias de flux qui, s’ils évoluent, ont fabriqué une sorte de langage spécifique. L’arrivée de l’informatique et d’Internet a ajouté à ces langages la dimension de la communication interpersonnelle que l’on peut aisément repérer dans la pratique des réseaux sociaux numériques ou celle de la messagerie électronique. Face à cet environnement informationnel, on se retrouve comme devant un livre, quand on commence à lire, on doit apprendre le langage mais aussi les éléments du langage liés à l’ordonnancement du support (table des matières, notes etc..). Lorsque je suis confronté au quotidien à un produit d’information et de communication, je suis confronté à trois langages spécifiques, informatique, usage, information. Mais la difficulté est l’action simultanée de ces trois langages dans le même objet et la difficulté que nous avons à les distinguer et ce d’autant plus que les deux premiers langages laissent de plus en plus la place au troisième.
L’éducateur, l’enseignant, ne peut balayer d’un trait l’évolution de ces langages en ne conservant que celui avec lequel il a été lui-même éduqué. Il doit aussi dépasser une forme de naïveté traduite dans le « vu à la télé » et ne pas se contenter de déplorer la légèreté des jeunes face au « vu sur Internet ». Tout autant il ne peut se suffire d’un regard distancé, un regard extérieur (souvent nommé esprit critique, sans en être réellement). Les objets issus du numérique nous obligent à « plonger dedans » si l’on veut comprendre le sens réel de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font au monde. Un exemple simple illustre cette question : je trouve une information sur Internet et je veux l’évaluer. Il me faut avoir recours aux trois langages si je veux parvenir à mes fins : identifier le mode d’expression, la forme et la médiation technique, et éventuellement les algorithmes sous-jacents à la fabrication et la circulation de cette information.
Le monde scolaire est à ce sujet en débat (code, usage, EMI). Chacun tente de défendre son approche. Certes les uns n’ignorent pas les autres, ils en minorent simplement l’importance. Pour l’enfant confronté à la réalité, il va donc se satisfaire, si on ne lui permet pas de déconstruire les objets, de la proposition la plus coercitive (enseignement), la plus séductrice (commerce publicité), la plus merveilleuse (idéologie, croyance). Or le monde scolaire ne parvient toujours pas à engager vraiment l’ensemble de la communauté dans cette réflexion et les actions associées nécessaires. Il se contente depuis trente années de plans et de replâtrages. Les lobbys divers et variés, de leur côté profitent de cette presque vacuité pour pousser leurs intérêts. Quant aux jeunes, ils finissent par voir ailleurs et se moquer du monde scolaire (et aussi universitaire), si pauvre en propositions et en actions et surtout avec si peu de visée prospective. Ce n’est pas la récente CPU (Conférence des Présidents d’Universités) et ses 10 propositions qui suffiront à rassurer, pas plus que les plans qui se sont succédés depuis 1985 en éducation dont le dernier ne date que de quelques semaines…
Bruno Devauchelle