Les statistiques tendent à montrer la forte corrélation entre place sociale et réussite scolaire. Dans la suite de cette analyse, on tend à montrer aussi que la réussite scolaire détermine largement la place sociale. Le terme « d’égalité » inscrit au fronton de l’école et des institutions de notre pays est donc mis à mal par ces faits qui semblent confirmer l’inégalité (cf. Pisa) du système scolaire en regard de l’inégalité présente dans la société. Le numérique pourrait-il y changer quelque chose ? Si l’on en juge par les discours et échanges sur le sujet il y a de l’espérance. De Salman Khan à Sugata Mitra, de Sir Ken Robinson à nos politiques, tous semblent miser sur le numérique. Mais ils misent de deux cotés en même temps : d’une part la société, d’autre par les individus. Notre société ne serait pas concurrentielle si elle ne développait pas le numérique. Les individus qui ne maîtrisent pas le numérique seraient exclus de cette société qui vient. On peut imaginer, de manière un peu démoniaque, que l’encouragement au développement du numérique serait un nouveau levier pour asservir autrement la population, surtout celle qui ne maîtrise pas le numérique (relisons encore une fois Condorcet).
Le développement du numérique concerne-t-il particulièrement les enfants, les jeunes ? C’est souvent ce que l’on avance en oubliant simplement que si les jeunes sont très attirés, ce sont les adultes qui conçoivent promeuvent et acquièrent ces appareils. Ce qui a été particulièrement intéressant c’est le fait que, outre les foyers favorisés, ce sont d’abord les foyers avec enfants qui se sont équipés le plus rapidement en moyens numériques (source Insee, Credoc). C’est donc à la maison que se situe d’abord le lieu de foisonnement du numérique et ce dans une nébuleuse de pratiques et d’usages qu’il est très difficile de connaître de l’intérieur hormis de manière très impliquée, immergée et donc contextualisée. Pour le dire autrement on ne sait que très peu de choses de ce qui se passe à la maison, hormis par les récits de ses membres et rarement par l’observation directe et pourtant distante. L’expérience personnelle tient souvent lieu de référence parfois trop vite généralisée. Mais dans le même temps le récit des acteurs est trop souvent reconstruit pour apporter des faits probants. Le tracking fin (recueil de toutes les traces explicites et implicites que l’usage laisse) pourrait permettre, probablement, de mieux comprendre ce qui se passe, surtout si on le prolonge par un travail dialogué sur les traces ainsi recueillies. On le voit il est bien compliqué de savoir ce qui se passe « à la maison ».
Le fait de disposer de terminaux (smartphone, tablette, ordinateur, télévision, console de jeu…) ne préjuge pas des usages effectifs et surtout des modalités, procédures et négociations internes à l’espace familial à leurs propos. Il en est de même au sein de l’établissement scolaire : la mise à disposition d’équipements ne préjuge pas de leur usage en classe (même chez certains enseignants qui sont en charge de l’enseigner). Le développement, depuis 2002 et un fameux rapport Proxima, de l’idée d’une continuité numérique maison-école s’est installé dans le paysage et est devenu aujourd’hui un fait sur lequel reposent des espoirs (cf. le passage consacré au numérique dans le rapport de Jean Paul Delahaye sur la grande pauvreté). Cette continuité qui semble s’imposer dans le paysage ne va pas de soi et il faut l’interroger : que font les élèves de ce qu’ils font avec le numérique à la maison ? Que font les enseignants de cette possible continuité dans leurs pratiques pédagogiques ? Le cas des « classes inversées » est-il une cause ou un symptôme ? Le cahier de texte numérique, au premier rang des usages des ENT, est le dispositif et le symbole, avec les notes en ligne, de la continuité école maison. Que signifie son succès, si l’on en juge par le nombre d’utilisations?
En ouvrant un canal nouveau pour la communication qui permet à l’école d’être vue du domicile et à l’école de se « transporter » en dehors de ses murs et de ses heures d’ouverture, l’idée d’un lien meilleur au service de l’égalité des chances est envisagé. Cette idée, qui s’inscrit dans la ligne utopiste des concepteurs de l’Internet, ne peut se traduire en fait que si l’usage du numérique à domicile fait sens par rapport à celui de l’école. Il faut revenir à la place de l’écrit et du livre dans la scolarité depuis deux siècles pour s’apercevoir que la corrélation est forte entre pratiques familiales et réussite scolaire. Pour l’instant, le numérique n’est pas encore prépondérant face à l’écrit textuel et au livre, mais il est en passe de le devenir dans les dix années à venir. Pour l’instant, sans qu’on n’en parle plus que cela, c’est l’accès traditionnel à l’écrit et au livre qui reste prédominant. Le modèle scolaire en place est en cours de recomposition entre autres à cause du fait numérique. Les expérimentations, expériences et autres supposées innovations (classes inversées, twittclasses, BYOD, mais aussi ENT…) indiquent qu’il est temps de se préoccuper de ce renversement avant que les inégalités ne se développent aussi avec ces moyens.
Le numérique permet d’envisager une continuité école maison. Pour que cela fonctionne, il est probable qu’il faudra que le monde scolaire ne fasse plus de l’écriture textuelle le moyen premier d’organiser la sélection. Il est probable aussi qu’il faudra désacraliser les espaces scolaires physiques pour les faire réintégrer dans l’imaginaire collectif de manière positive. Non plus un lieu de séparation, mais un lieu de convergence. Non plus un lieu d’exclusion de la famille, mais un lieu du vivre ensemble, un lieu social. Il ne s’agit pas de faire venir les familles et leurs problèmes dans l’école, mais de réconcilier des univers éducatifs qui, au-delà du numérique ont subi des bouleversements et des remises en question fondamentales depuis le début des années 1960 (cf. Michel Serres, Petite Poucette, chapitres 1 et 2). Les modes de dialogue et de débat de la société française actuelle sont au point mort comme le montre la question de la réforme impossible et pourtant indispensable du collège. Toutes les obédiences politiques ont voté le socle en 2005, mais aucune ne semble capable de le mettre en oeuvre et ce n’est pas la nouvelle mouture, largement déséquilibrée, qui résoudra le problème.
Pour l’instant maison et école s’opposent, se refusent, se concurrence, en particulier dans le domaine du numérique. La famille s’est largement transformée, l’école non, et les réformes, depuis 1975, ne sont que des toilettages injonctifs qui ne changent rien au fond. Depuis le numérique a envahi la société et s’est invité dans le débat. Encore faut-il l’aborder avec courage et confiance et non pas en regardant derrière, vers ce monde idéalisé d’antan, qui n’a pourtant en réalité pas existé mais qui était bien rassurant.
Bruno Devauchelle