« Ce n’est pas une bombe à retardement. C’est une bombe pour aujourd’hui ». Vice-présidente du Sénat et membre du Cnesco (Conseil national d’évaluation du système scolaire) Françoise Cartron résume le 28 mai l’enjeu du débat national que va lancer le Cnesco (conseil sur la ségrégation sociale et scolaire à l’Ecole), une institution indépendante crée par la loi d’orientation. A l’appui de ces propos, deux rapports percutants produits par le Cnesco sur la ségrégation dans l’Ecole française et sur les politiques anti ségrégatives menées dans le monde. La conférence du Cnesco qui va s’ouvrir le 4 juin devrait fortement interpeller un ministère qui ne s’est toujours pas occupé avec force au problème.
La paralysie mortelle de l’Ecole
« Aux USA dès les années 1970, les premières expériences de busing s’accompagnaient d’un intérêt pour la mesure de la ségrégation à l’école. En 2015, en France, malgré quelques annonces gouvernementales récentes, aucun indicateur ne mesure nationalement la ségrégation sociale à l’école, alors que l’objectif de mixité sociale dans les établissements est désormais promu dans la Loi de la Refondation de l’école ». Nathalie Mons, présidente du Cnesco, dénonce la paralysie mortelle dans laquelle s’est installée l’Ecole. « Sur le terrain, les « ghettos » scolaires sont connus, dénoncés », dit-elle, « mais leur invisibilité statistique demeure. La ségrégation sociale à l’école reste taboue. Or, on ne peut développer de politiques publiques sans mesurer l’ampleur des phénomènes auxquels on s’attaque. La connaissance précède l’action. »
La ségrégation jusque dans la classe
L’étude dirigée par Son Thierry Ly et Arnaud Riegert (Ecole d’économie de Paris) fait un état des lieux objectif de la ségrégation qui complète d’autres travaux, comme ceux de l’Observatoire créé par la région Ile-de-France. « En France, les collégiens et lycéens d’origine aisée comptent en moyenne dans leur classe deux fois plus de camarades également d’origine aisée que les élèves des classes moyennes et populaires », écrivent-ils. « De même, les meilleurs élèves comptent en moyenne deux fois plus de camarades d’un niveau équivalent au leur que les autres élèves. Ces chiffres, qui résument la situation de ségrégation sociale et scolaire de l’enseignement secondaire français, sont inquiétants à deux titres : les différences d’environnements en fonction de l’origine sociale ou du niveau scolaire sont susceptibles d’aggraver les inégalités scolaires ; de plus, cet « entre-soi » est un obstacle à l’apprentissage de la citoyenneté et du vivre-ensemble ».
Leur étude analyse la ségrégation à deux niveaux : celui des établissements et, c’est beaucoup plus nouveau, celui des classes. » En troisième, 10% des élèves fréquentent des établissements contenant 5% ou moins d’élèves CSP+ dans leur niveau ; à l’inverse, 5% des élèves ont plus de 60% d’élèves CSP+ dans leur cohorte, et même plus de 80% de CSP+ pour les 1% d’élèves (soit plus de 7000 élèves) dont les environnements sont les plus favorisés. Si on s’intéresse aux élèves issus des milieux les plus populaires (ouvriers, chômeurs et inactifs), qui représentent 37% des élèves de troisième, 10% des élèves en comptent 63% ou plus dans leur établissement ; 5% en comptent 71% ou plus. De tels écarts sont également observés en termes de ségrégation scolaire : 10% d’élèves comptent 6% ou moins de « bons élèves » dans leur établissement, et à l’inverse 5% d’élèves en comptent plus de 43 %, et 1% en comptent plus de 58 % », écrivent-ils. Cette ségrégation sociale entre établissement va croissant de l 6ème à la terminale.
A cette ségrégation scolaire s’ajoute une ségrégation fabriquée par les établissements qui constituent des classes de niveau. » La constitution des classes contribue essentiellement à la ségrégation scolaire », écrivent-ils. « En classe de troisième par exemple, la ségrégation sociale entre établissements est de 17 %, et la ségrégation entre les classes des établissements est de 5 points, soit un total de 22 %. Ainsi, un élève CSP+ va compter une part d’élèves CSP+ dans son établissement supérieure de 17 points à celle connue par un élève non-CSP+, et une part d’élèves CSP+ dans sa classe supérieure de 22 points à celle connue par un élève non CSP+, soit 5 élèves sur une classe de 25. » Les mécanismes qui expliquent cette situation ont été montrés dans une autre étude : les établissements utilisent ce moyen pour garder une certaine mixité dans l’établissement et souvent faire face à la concurrence du privé. L’enquête relativise l’importance des classes bilangues et du latin dans cette ségrégation.
Quelles conséquences de la ségrégation ?
« Ce qui fait consensus c´est que la ségrégation sociale à l´école est très nuisible aux apprentissages des élèves les plus en difficultés », explique Nathalie Mons. ‘Donc, lorsque l´on crée des établissements « ghetto », c´est un frein à la qualité des apprentissages de ces élèves. Mais les chercheurs ont prouvé qu´il pouvait y avoir des effets différenciés selon les publics scolaires. La mixité sociale et scolaire est un plus pour les élèves en plus grande difficulté scolaire, ça pourrait être relativement neutre pour les élèves de milieu social moyen et par contre, c´est pour cela qu´il y a débat, ça pourrait être un handicap pour le petit décile d´élèves le plus avantagé socialement, scolairement parlant ». Par contre il n’ya pas photo sur les conséquences sociales de la ségrégation. » La ségrégation sociale nuit considérablement, quels que soient les élèves, quelle que soit leur classe sociale, quel que soit leur niveau scolaire, aux attitudes citoyennes positives, aux niveaux de tolérances, à la capacité de communication avec l´autre, ou encore à la reconnaissance de l´altérité », souligne N Mons.
« La ségrégation sociale est une bombe à retardement pour la société française. Ce séparatisme social et scolaire à l’école explique les difficultés de l’Education prioritaire depuis 30 ans », explique N. Mons. Pour Françoise Cartron, cette situation a déjà explosé après le 7 janvier. « Dans certains établissements on parle de République aux jeunes et eux voient que cette République ne respecte pas ses valeurs », dit-elle. Pour elle, les écoles des quartiers qui subissent cette ségrégation doivent devenir « zéro défaut ». « Par exemple il faut que les professeurs soient remplacés et que les affectations soient revues ».
Des politiques sont-elles possibles ?
« Partout, c´est sensible politiquement parlant », explique N Mons. « On a partout des hésitations, des avancées, des reculs mais certains résultats peuvent être mis en avant ». Elle évoque l’ajustement d ela carte scolaire avec des sectorisations plus grandes, une politique menée en Finlande et timidement tentée en France. » Dans certains districts américains ou dans certaines villes de Hollande, on demande aux familles de choisir entre plusieurs établissements et ensuite on va affecter les élèves en fonction de différents critères de façon à ce que la répartition des élèves soit équilibrée », poursuit-elle. « Une autre grande politique emblématique est celle des quotas menée en Angleterre depuis les années 1980-90 où là l´idée c´est que les établissements doivent accueillir des populations équilibrées scolairement et socialement, soit en pratiquant des loteries, soit en demandant aux familles de faire des choix, soir sur la base d´examens, vont les affecter dans le établissements. Cette politique de quotas se retrouve au Danemark ». Mais pour N Mons, pour que ces politiques réussissent sur le long terme il faut faire adhérer les parents et former les enseignants à accueillir des jeunes avec des codes sociaux différents. Une première préconisation est avancée par le Cnesco : mesurer la mixité sociale à travers un appareil statistique national du niveau de l’établissement jusqu’au niveau national. » De façon générale, dans toutes les expériences partagées, il y a l´idée de consensus national, c´est-à-dire que ces politiques ne peuvent pas être menées dans des cadres politiques restreints en termes de temporalité, par un gouvernement de gauche, par un gouvernement de droite », explique N Mons. « On voit bien que dans les pays qui se sont emparées de cette mixité sociale, en termes de politique, il y a eu un consensus national. »
Le colloque du Cnesco
L’enjeu du colloque du Cnesco va justement être d’échanger sur les solutions mises en place dans le monde et de proposer au ministère des politiques pour construire ce consensus. Près de 250 décideurs (personnels de l’éducation nationale, des collectivités territoriales, des administrations publiques, d’associations) sont attendus les 4 et 5 juin à Paris. Ils participeront à des ateliers et des études de cas. Ils se constitueront en réseau accompagné par des chercheurs. Ce nouveau levier sera -t-il suffisant pour que la voix du Cnesco arrive rue de Grenelle ?
François Jarraud
La mixité sociale interrogée par le Cnesco : article du 11 mai 2015