La carte est un outil de connaissance et un déclencheur d’imaginaire : et si à l’heure où elle se consulte et se fabrique en ligne elle devenait aussi un support d’écriture ? En témoignent ici trois activités menées par des lycéens de l’Iroise à Brest : une carte collaborative inspirée du célèbre poème « N’importe où hors du monde » de Baudelaire ; un récit de voyage sous la forme d’un kaléidoscope verlainien ; un parcours de lecture dans un espace romanesque. Les exemples sont édifiants : potentiellement à l’heure numérique, « Le tour de la France par deux enfants », manuel phare de la IIIème République, s’élargit à toute la planète et peut être rédigé par les élèves eux-mêmes. Alors, par-delà la nostalgie des cartes murales de notre enfance ou des si beaux atlas de notre adolescence, un défi nous est lancé : faire de la carte un territoire, à habiter littérairement et pédagogiquement, autrement dit faire de l’écriture une tentative et un désir de conquérir le monde.
Une carte collective baudelairienne
« Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau ; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir ! …» (Charles Baudelaire, « N’importe où hors du monde », Le spleen de Paris, 1869).
Et si, pour reprendre une invitation et un titre de Pierre Bayard, on apprenait à parler, poétiquement, des lieux où on n’a pas été ? Menée dans le cadre d’une séquence en première L autour du poème en prose, l’activité aborde deux objets d’étude au programme (« « écriture poétique et quête du sens », « les réécritures ») en conduisant les élèves à en faire l’expérience. Elle s’attache simultanément, dans le cadre d’une « éducation aux médias et à l’information », à développer certaines capacités : rechercher, trier, exploiter l’information, utiliser des outils numériques de cartographie, publier en ligne…
L’atelier d’écriture s’ouvre par la lecture du poème en prose de Baudelaire « Anywhere out of the world », extrait du Spleen de Paris. Un débat de lecture littéraire, mené avec tableau numérique interactif, amène les élèves à en dégager aisément les caractéristiques essentielles : une vision très noire, très pessimiste, de la condition humaine ; un choix original d’énonciation puisqu’il s’agit d’un dialogue entre le poète et son âme ; l’exploration de quatre destinations possibles où chercher à fuir le monde (on utilise Google Maps pour éclairer immédiatement le poème par la géographie) ; la présence d’éléments tout à la fois objectifs et subjectifs dans l’évocation de ces villes ; une qualité poétique de l’écriture liée à sa musicalité, ainsi qu’au nombre et à la force des images.
Un défi est alors lancé : et si comme Baudelaire nous dialoguions avec notre âme ? et si à notre tour nous décidions de nous approprier le monde tout à la fois par la géographie et la poésie ? et si nous essayions de cartographier notre imaginaire ? La mission est ainsi fixée : à la manière de Baudelaire mais avec les outils du 21ème siècle, notamment de cartographie numérique, composer collectivement un « Anywhere out of the world 2015 ».
La feuille de route est collectivement négociée et tracée. Chacun doit choisir un lieu précis où comme Baudelaire il aimerait fuir pour échapper au « spleen de Brest ». Dans un premier temps, il s’agit de mener sur cette destination élue des recherches via internet (en utilisant au minimum Google Maps, Wikipedia et un autre site) : on s’enquiert de sa situation exacte et de ses caractéristiques précises (relief, végétation, monuments, économie, art, population ….) pour intégrer ultérieurement au texte des « effets de réel ». Il s’agit alors d’écrire à la façon de Baudelaire deux paragraphes autour de ce lieu : une interpellation de l’âme (avec description poétique du lieu) suivie de sa réponse (bien entendu libre : contrairement à ce qui se passe chez le ténébreux Baudelaire, l’âme de l’élève est autorisée à dire oui au monde, à acquiescer à la vie).
« A la façon de Baudelaire », est-il convenu, suppose aussi des jeux sur l’intertextualité, des clins d’œil, tels que des reprises de mots ou de tournures syntaxiques… Il s’agit encore de travailler à la dimension poétique du style : de transformer le texte descriptif (qui constitue souvent un premier jet) par le pouvoir de l’analogie, par le beau moyen de transport littéraire qu’offre le mot « comme », « que ce mot soit prononcé ou tu » (André Breton, Signe ascendant). Les élèves sont aussi invités à travailler la dimension multimédia de leurs productions en enrichissant le texte par une photo retravaillée et/ou un enregistrement vocal. Au terme de l’atelier, chacun publie son travail sur le site de la classe (le blog i-voix) en le géolocalisant avec Google Maps, outil intégré par défaut à la plateforme de blog utilisée. Au final, sur le compte Google du projet de la classe, une carte collective vient rassembler toutes ces productions et donner au projet toute son ampleur.
La qualité de la plupart des textes produits témoigne de la capacité du dispositif à stimuler la créativité des élèves pour réaliser les objectifs fixés : plusieurs d’ailleurs ont été si motivés qu’ils ont demandé à pouvoir réaliser plus d’une production pour s’emparer de destinations variées… Le caractère exigeant de la mission constitue sans aucun doute une forte stimulation : il faut tenter de s’élever à la hauteur de Baudelaire, chacun se sent alors comme auctorisé. La nature même du support d’écriture proposé en est aussi le secret : depuis Stevenson et de nombreux romans d’aventures, on sait combien la carte a le pouvoir de nous faire basculer dans le rêve pour explorer bien des îles au trésor, y compris intérieures. La dimension collaborative du travail renforce son efficacité : chaque élève tente de donner le meilleur de lui-même pour contribuer au « chef-d’œuvre » à venir de la classe. En témoignent les nombreux commentaires postés sur le blog au fur et à mesure de la publication des travaux, l’impatience puis la fierté de découvrir la carte polyphonique finale.
Anywhere around the world 2015 ? Le projet montre combien il convient de redonner sens à la lecture et à l’écriture en contexte scolaire : loin d’enfermer dans l’espace-temps de la salle de cours et dans les codes contraignants des exercices traditionnels, l’activité abat les murs de la classe pour inviter tout à la fois à parcourir la planète et à jouer avec les mots. De manière générale, cet essai pédagogique de géolittératie amène à faire d’un cours de français une expérience vivante de la littérature, à faire comprendre que celle-ci offre la possibilité de se construire comme sujet d’un monde à conquérir et à réinventer.
« Que dirais-tu, mon âme, d’une escale à Göteborg ? Ville du lion mélodieux dont les flocons éteindront les notes ardentes de ton chagrin. La couronne qui orne les souffles des jardins d’hiver ne saura qu’embellir la symphonie frivole des voiliers porteurs d’un partage voisin. Et du pont suspendu pourras-tu applaudir les couleurs agiles et apaisantes des bâtisses qui se penchent sur le Gota Alv, fleuve fauve et vif qu’il te faudra apprivoiser et qui ravivera en toi la ferveur combative qui t’animait autrefois. Toi, âme, que rongent les lambeaux de l’amour, pourras-tu embrasser les lèvres pulpeuses d’une ville dont les rails te mèneront vers un arrêt, dévoué, aimant. Cette ville saura panser tes maux et soulager tes cassures, âme… » (Logan, 1 L 2015)
Un récit de voyage verlainien
« Dans une rue, au cœur d’une ville de rêve
Ce sera comme quand on a déjà vécu :
Un instant à la fois très vague et très aigu…
Ô ce soleil parmi la brume qui se lève ! »
(Paul Verlaine, « Kaléidoscope », Jadis et Naguère, 1885)
Et si un compte rendu de voyage scolaire prenait la forme d’une cartographie poétique des lieux parcourus ? Le projet invite ici les élèves à s’inspirer du célèbre « Kaléidoscope » de Verlaine qui dans un premier temps est proposé à leur lecture : ils en apprécient l’art du mouvement qui fait tourner poétiquement les images au point qu’on ne sache plus guère si les lieux, les choses, les êtres y sont vus ou rêvés. Il est alors demandé à chacun de composer « un kaléidoscope poétique » du voyage que la classe s’apprête à faire en Toscane dans le berceau de la Renaissance chez les partenaires italiens du projet etwinning i-voix : pour chaque jour et chaque lieu, il s’agira d’écrire au moins un fragment, « une note qui fixera poétiquement un souvenir du voyage ». Une feuille de route est ici aussi collectivement négociée : chaque fragment commencera par « ce sera » ou « ce serait », l’anaphore d’inspiration verlainienne venant donner aussi son unité au projet global ; chaque fragment doit avoir une fonction référentielle, c’est-à-dire renvoyer précisément au réel par des détails descriptifs et/ou informatifs ; chaque fragment doit présenter une dimension poétique, par les jeux d’analogie ou de musicalité, les effets de rupture ou d’étrangeté.
Il est assez comblant de voir ainsi, dans le vif des lieux parcourus et sur les machines à écrire mobiles que sont potentiellement les smartphones, un voyage scolaire se transformer en atelier d’écriture, autrement dit de voir l’écriture retrouver finalité et vitalité dans le projet de s’approprier le monde par les mots. Au retour en France, les élèves publient leurs divers fragments sur le blog, enrichis de photos personnelles, tous géolocalisés avec soin. Au final, un florilège de ces compositions est placé sur une carte collective, en l’occurrence réalisée avec l’application en ligne UMap (liée au projet OpenStreetMap qui tente de constituer une base libre de données géographiques du monde). Au bout du chemin se tisse et se fixe ainsi la mémoire collective du voyage, tout à la fois réel et rêvé, sur le mode du si troublant « déjà vu ».
« Ce sera à présent la beauté minérale
D’une cité ouverte au frais parfum des fleurs
Les murmures assourdis transpirent de ses dalles,
Antiques, où sont-ce les statues dont on entend le cœur ? »
(Lucques par Sonia, 1 L 2014)
Un compte rendu de lecture géolocalisé
Et si un compte rendu de lecture prenait la forme d’une cartographie des lieux littérairement parcourus ?
Dans le prolongement d’une séquence autour de l’humanisme, il est demandé aux élèves la lecture cursive d’un ouvrage à choisir dans une liste de romans se passant dans l’Europe des 15ème-16ème siècles. Plutôt que la traditionnelle et individuelle « fiche de lecture », ils doivent rendre compte de leur lecture en la partageant sur le blog de la classe : l’article doit comporter une présentation synthétique de l’histoire, une réflexion sur l’éclairage que le roman en question porte sur la période et le mouvement envisagés, une création numérique libre (bande annonce du roman, animation vidéo, affiche de cinéma pour une adaptation du livre, nuage de mots, florilège de citations en images…). Une élève choisit ainsi de cartographier (via Google Maps) le roman de Miguel Del Castillo « La tunique d’infamie » : de Furnes à Grenade en passant par Saint-Jacques-de-Compostelle ou Saint-Ambroix, on parcourt avec elle les différentes étapes d’un voyage initiatique dans l’Europe de la Renaissance, on fixe les principaux thèmes de l’œuvre (l’éducation, la religion, l’art…) grâce à des annotations géolocalisées qui présentent des citations bien choisies, souvent commentées voire retravaillées.
« Des rencontres à deux voix, deux voix qui se contredisent pour se compléter, parce qu’un narrateur du XXème siècle ne peut pas toujours se mettre à la place d’un religieux du XVI-XVIIème siècle, même si ce dernier a toujours plus ou moins vécu en lui. J’ai littéralement dévoré le roman de Miguel Del Castillo, La tunique d’infamie : voici le travail que je vous propose pour explorer cette œuvre (le résumé ainsi que l’analyse des principaux thèmes et enjeux autour de la Renaissance et l’Humanisme sont présents dans la production). J’espère en avoir dévoilé juste assez pour vous donner envie de le lire et de profiter du style très plaisant de Miguel Del Castillo ! … » (Présentation de Brenda, 1 L 2015)
Le travail ainsi mené éclaire la capacité du dispositif de cartographie à travailler esprits d’analyse et de synthèse. La compréhension du livre lu est favorisée par le souci pédagogique chez l’élève d’en transmettre les enjeux le plus clairement possible. Le processus de transformation, depuis la page lue jusqu’à la carte publiée, contribue à la réflexion et à la mémorisation des connaissances. Le plaisir de la lecture se trouve aussi renforcé par la créativité, que le livre libère et nourrit. La cartographie fait d’ailleurs sans aucun doute sens pour l’élève qui semble nous dire combien pour elle lire c’est voyager, dans le temps comme dans l’espace.
On notera enfin que la cartographie du roman ne faisait pas partie initialement des propositions de travail de l’enseignant : inspirée par la dynamique collective d’innovation qui règne dans la classe, c’est l’élève qui de son propre chef a conçu et réalisé ce projet ! Comme pour illustrer ces propos suivants de François Taddéi ? « Nos systèmes éducatifs sont fondés sur la résolution de problèmes classiques. Typiquement, pour entrer dans une grande école, il faut passer des concours qui consistent pour l’essentiel à résoudre des problèmes ordinaires. Or il y a d’autres formes d’intelligence, comme la résolution de nouveaux problèmes. Par exemple, dans les start-up, les hackerspace ou encore les communautés d’informaticiens, les participants sont jugés sur leur capacité à faire quelque chose que les autres n’avaient pas fait jusque-là, ce qui est très différent de faire la même chose que d’autres ont déjà fait mais plus vite. La troisième forme d’intelligence, encore supérieure aux deux autres, est la capacité à définir soi-même un problème. Ainsi, ceux qui ont conçu Amazon ont redéfini ce qu’est un libraire. »
Invitations au voyage pédagogique
« La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde», écrivait Arthur Rimbaud. Et si « la vraie vie » en réalité était ici et maintenant : dans le pouvoir conféré par l’Ecole de s’emparer d’espaces inconnus pour être davantage au monde ?
Ces 3 expériences montrent combien le numérique permet de réunir aisément les mots et les cartes, d’une modeste façon la littérature et la géographie, pour inventer de nouveaux dispositifs d’écriture par-delà les murs de la classe et jusqu’à faire bouger les lignes de démarcation disciplinaires.
Les élèves peuvent ainsi se faire explorateurs, y compris des « lointains intérieurs » chers à Henri Michaux : « Voilà donc un conseil aux aspirants écrivains comme aux auteurs aguerris : en cas de baisse de régime, fermez les yeux comme on boucle une valise et franchissez les frontières de votre pays personnel. Tout est déjà là, en nous, à portée de main. Le voyage ne durera pas forcément très longtemps, mais vous n’en reviendrez de toute façon pas indemnes. » (Neil Jomunsi, « L’écriture est une affaire de cartographes »)
Jean-Michel Le Baut
(A SUIVRE)
Note : La carte « Anywhere out of the world 2015 » fait partie des « auras » intégrée à une édition numériquement enrichie par des lycéens de « Petite poucette » de Michel Serres. Elle illustre en particulier combien dans la culture numérique un nouveau rapport à l’espace est développé par la jeune génération « maintenant tenant en main le monde », pour reprendre les mots du philosophe. Ce projet, qui rassemble des productions d’élèves québécois, belges et français, a été réalisé et présenté dans le cadre de Refer 2015.
La carte “Anywhere out of the world 2015” :
“Anywhere out of the world 2015” sur le blog i-voix :
La carte “Kaléidoscope du voyage en Italie”
“Kaléidoscope du voyage en Italie” sur le blog i-voix
La carte compte rendu de lecture
Interview de François Taddéi
Article de Neil Jomunsi
Edition enrichie de « Petite poucette »
Tutoriel UMap
Tutoriel Google Maps