En rencontrant enseignants et élèves, il est aisé de percevoir les difficultés dans les établissements pour utiliser le numérique. Après plus de trente années de pratiques, le fonctionnement des moyens informatiques reste encore trop souvent aléatoire et est encore souvent dissuasif pour nombre d’enseignants. Pour les élèves, c’est aussi souvent une déception qu’ils transforment parfois en joyeux ennui ou récréation impromptue, en attendant que ça fonctionne, merveilleuse occasion de sortir le smartphone et de constater que lui, au moins, il fonctionne. Les enseignants l’ont bien compris et cette année on observe la multiplication des usages des matériels personnels des élèves dans les classes. Le BYOD (Bring Your Own Device), appelé aussi AVAN (Apportez Vos Appareils Numériques) ou AVEC (Apportez Vos Equipements personnels de Communication), est devenu en peu de temps une vision possible de l’évolution des équipements. Depuis trois ou quatre années, nous annonçons la nécessité de prendre en compte cette évolution, les nombreux dysfonctionnements des matériels, logiciels et infrastructures, dans les établissements ont conforté cette idée auprès d’un nombre croissant d’utilisateurs.
Pour le numérique le dysfonctionnement est intolérable
Face aux difficultés, renoncement, contournement, bricolage, voilà ce que l’on observe. Dès lors qu’une assemblée d’enseignants est réunie sur le sujet, c’est un des points phares de revendication avec la formation. Aussi est-il nécessaire de rappeler aux décideurs qu’il ne suffit pas de dire que les problèmes techniques peuvent toujours être réglés. Au quotidien, c’est face aux élèves que ça doit marcher. Certains décideurs disent aussi que les enseignants font preuve de mauvaise volonté (volontaire ?) et de manque de compétence (volontaire ?). Au-delà de ces déclarations qui ne résolvent rien, il est nécessaire de préciser les points de difficultés principaux et éventuellement des pistes pour les résoudre. A moins que, selon une règle cachée des services informatiques, les dysfonctionnements soient normaux et que les utilisateurs n’aient qu’à s’y faire (propos entendus aussi ici et là).
Trente-cinq années de pratique de l’ordinateur peuvent convaincre d’au moins deux points : d’une part les dysfonctionnements sont récurrents et ce quel que soient les machines et les systèmes, d’autre part on ne prend conscience du fonctionnement des appareils que lorsqu’ils dysfonctionnent (comme l’actualité ou les trains à l’heure). L’informatisation de la société est devenu tellement évidente (voire naturelle pour certains) que ses dysfonctionnements sont devenus acceptables, en dessous d’un certain seuil qui varie selon les contextes et les personnes. Or c’est là que le monde scolaire n’est pas comparable avec une entreprise, ce qui fâche d’ailleurs nombre de responsables informatiques en établissements d’enseignement.
Quand ça marche pas…
– Cela commence par l’installation du logiciel dont j’ai besoin : impossible de le faire du jour pour le lendemain. L’enseignant serait peu prévoyant, mais en même temps l’évolution technique et les besoins des élèves varient selon les contextes, or un enseignant est justement en devoir d’adapter au contexte son dispositif.
– Cela continue par les matériels de la salle ou du chariot qui sont défaillants : il manque toujours une partie des machines en état de fonctionner. L’enseignant devrait prévoir sa salle, mais il devrait aussi prévenir quand il voit un dysfonctionnement.
– Cela se poursuit par les diverses non mises en route des matériels : on appuie sur l’interrupteur et ça ne marche pas. L’enseignant devrait vérifier les branchements, mais en même temps, souvent, après cette vérification (si tant est qu’elle soit possible quand les câbles sont encastrés) la situation est la même.
– Cela perdure lorsqu’il s’agit d’accéder à Internet par le réseau : impossible d’accéder rapidement voir effectivement au réseau. L’enseignant devrait éviter de faire connecter tous ses élèves en même temps, mais les heures d’enseignement sont fixées et impossible de décaler le travail des élèves lorsque l’on a juste une heure de cours dans une salle réservée trois semaines auparavant.
– Cela se poursuit aussi lorsque, doté de matériel dernier cri et sensé fonctionner (les tablettes en réseau de classe par exemple), impossible de faire fonctionner tous les élèves de manière correcte à défaut d’identique. Les enseignants devraient avoir des usages testés, mais malheureusement, entre les promesses de vendeurs et la gestion quotidienne il y a quelques écarts.
– Enfin cela se termine par les ENT dont les usages sont plus souvent aléatoires qu’on ne le pense. Les enseignants devraient se former et « faire avec » entend-on souvent mais le nombre important de contournements sauvages laisse à penser que c’est à ce prix que la « paix numérique » est gagnée.
Adapter sa visée au contexte
Nombre d’enseignants dits-innovants (ou pas) et férus du numérique (ou pas) sont devenus des spécialistes du bricolage du contournement pédagogique et/ou technique, mais pas du renoncement (fort heureusement pour la majorité). Mais ils sont aussi des arbres que l’on montre pour mieux cacher la forêt. Les politiques massives sont un échec, les adaptations locales sont couteuses et difficiles à mettre en place. Autrement dit entre un plan massif d’équipement et une réflexion au coup par coup, le décideur, soucieux d’une image et d’un retour médiatique sur investissement préférera l’équipement massif. L’effet d’annonce sert de prétexte, mais on laisse de côté le suivi et le devenir de ces annonces. Or c’est là qu’il faut agir. Trop d’annonces, de plans d’équipements, ne sont pas évalués à moyen terme, voire à long terme. Les blessures occasionnées par de nombreuses années de difficultés récurrentes ne sont pas prêtes de se refermer. Les concepteurs et les marchands, fin connaisseurs du milieu, ont bien compris leur intérêt : une bonne annonce est toujours plus efficace (commercialement et médiatiquement) qu’un non usage ou un mésusage voire un dysfonctionnement dont ne parlera que très rarement quelques années plus tard.
Et pendant ce temps ces enseignants, ces équipes, ces établissements, qui, au quotidien, se débrouillent avec leur contexte, que ce soit avec le numérique ou avec d’autres moyens ou encore avec des expériences pédagogiques différentes, montrent le chemin. Or c’est bien cela la professionnalité de l’enseignement : adapter une visée à un contexte. Or ce contexte est éminemment variable et diversifié. Dès lors que celui-ci dysfonctionne d’une manière ou d’une autre, et ici en l’occurrence dans le domaine du numérique, cela amplifie les difficultés préexistantes : essayez de conduire un groupe d’élèves peu en phase avec l’école quand vous devez mettre votre énergie ailleurs que dans la relation pédagogique !
Bruno Devauchelle