Des associations, des groupes faisant du lobbying sur le numérique ont répondu aux questions sur les compétences posées par la concertation sur le numérique. Autant de points de vue qui sont intéressants mais qui méritent débat. Le socle commun, en diluant les compétences numériques dans l’ensemble des domaines, de manière essentiellement implicite, ne permet pas vraiment de guider les enseignants et les acteurs de l’éducation sur des champs d’action précis et suffisamment définis. Les nombreuses critiques portées sur le B2i ont oublié le fait qu’il avait le mérite de mettre en évidence un ensemble qui cherchait à être cohérent en regard de ce que les jeunes démontrent comme utilisation des moyens numériques, mais aussi comme besoins de maîtrise. Mais à force de fustiger les B2i et autres C2i, C2I niveau 2, on a laissé le champ à un affrontement de groupes qui ont chacun tenté de remédier à ce qu’ils jugeaient insuffisant. Malheureusement, en tirant chacun de son côté, ils n’ont obtenu qu’un éclatement bien difficile à résorber désormais.
Or pendant ce temps (quinze années, tout de même) les usages des moyens numériques se sont développés dans la société, l’usage d’Internet est devenu ordinaire, les moyens d’accès en mobilité se sont généralisés, les réseaux sociaux ont envahi l’espace en ligne, les équipements se sont généralisés. Entre 2000 et 2015 : émergence des tablettes, généralisation des téléphones portables et des smartphones, remplacement des ordinateurs fixes par des appareils mobiles et connectés, développement de l’interactivité en ligne (pompeusement appelée Web 2.0, en signe de nouveautés qui n’en étaient pas vraiment), et plus généralement démocratisation et massification des usages. Le tout se traduisant par une reconfiguration progressive du vivre ensemble dans les sociétés occidentales dont les meilleurs exemples sont le développement des sites de trocs de biens et de services, démontrant s’il en était encore besoin, la capacité des populations à permettre des solutions alternatives à ce que tente d’imposer un pouvoir centralisé (ce n’est pas nouveau en soi, mais c’est accéléré par les moyens numériques).
Le monde scolaire continue son petit bonhomme de chemin pendant ce temps. L’élastique se tend. On nous montre en exemple l’École 42 comme une révolution alors qu’il s’agit simplement d’une autre façon de sélectionner les élites (on part de l’idée que tous peuvent y accéder, alors que le système scolaire a organisé des systèmes de filtres par l’intermédiaire des filières d’excellence, l’École 42 « tamise » les jeunes qui candidatent et retient les rares jeunes qu’ils estiment à niveau). On nous magnifie la classe inversée ou les Moocs alors qu’ils ne sont que l’actualisation de pratiques bien anciennes (le discours du maître suivi de l’étude et de l’exercice pour faire rapide). On nous met en avant Salman Kahn qui illustre quelques principes simples permettant d’apprendre. Et dans le même temps on regarde d’un œil distant (magnifié d’une autre façon) les travaux de Sugata Mitra – SOLE (utopie qui nous vient de l’Inde, comme jadis l’expérience d’Auroville dans la ligne de Sri Aurobindo) qui pourtant nous ouvrent les yeux sur une réalité simple : « chaque humain porte en lui une formidable capacité d’apprendre. Les moyens numériques doivent être une opportunité pour lui permettre de s’exprimer. ». Et pendant ce temps le monde scolaire continue son petit bonhomme de chemin.
Pour alimenter le débat, il semble important de repartir des pratiques sociales observables pour tenter de définir des priorités d’action dans l’éducation et en particulier dans le monde scolaire et universitaire. Ces observations ne se limitent pas aux jeunes ou au numérique, mais plus globalement à ce que le numérique fait à la vie en société. Dans un travail d’analyse et de synthèse qui s’effectue en continu (il est loin d’être terminé, voire interminable), il semble possible d’exprimer sept axes de travail qui peuvent ensuite se décliner en activités concrètes dans le cadre scolaire et/ou universitaire, ou encore en formation continue:
– 1 Parce que le numérique nous ouvre une fenêtre sur le monde de l’information et des savoirs : Accéder à l’information et la transformer en connaissance
– 2 Parce que le numérique nous ouvre des portes vers les autres : Participer à un travail à plusieurs et y tenir sa place en respectant le groupe
– 3 Parce que le numérique permet à chacun de choisir en donnant accès à la diversité : Se diriger par soi-même dans son développement et ses apprentissages
– 4 Parce que le numérique offre des possibilités nouvelles d’autoformation, d’apprenance : Mettre à profit les situations quotidiennes de vie pour se développer, apprendre et apprendre à apprendre de
– 5 Parce que le numérique envahit et surcharge notre environnement cognitif : Organiser et structurer son travail intellectuel et mental en utilisant les ressources internes et externes
– 6 Parce que nous sommes de plus en plus mobiles et connectés, distants et présents : Gérer son nomadisme en étant capable de maîtriser les espaces temps et les contraintes de la distance
7 – Parce que le numérique offre à chacun une vitrine pour se montrer, se dire : Se construire et développer son identité et son image personnelle
Cette proposition n’est évidemment que provisoire et toujours à repenser compte tenu des évolutions constantes de la vie en société et surtout de la capacité des humains à inventer de nouvelles façons de faire dans un contexte qui évolue surtout du fait de la science et des techniques, portées par un système politique et marchand qui tente de contrôler ces développements.
Dans cette perspective il nous faut revenir sur la concertation numérique. Chacun a pu observer qu’au lendemain de la fin des échanges, le plan numérique, porté par les services du premier ministre était annoncé. En d’autres termes, on est fondé à penser que s’exprimer dans ce contexte ne sert à rien d’autres que de calmer les intentions. Les revirements successifs, d’un plan massif d’équipement de tablette à un plan pour trois cents collèges connectés, laissent de côté la réflexion de fond que la concertation était censée ouvrir. Mais force est d’observer que l’on est encore loin du compte… Encore une fois la question de l’équipement reste au cœur de tous les projets que pourtant les établissements tentent d’exprimer. Car souvent le jeu est là : le projet pédagogique est le cheval de Troie du projet d’équipement… Sans dénigrer la volonté des équipes, et les réels problèmes auxquelles elles tentent de répondre, on ne peut qu’observer ces pratiques qui sont la simple conséquence de près de quarante années de dissension grandissant entre deux mondes qui sont devenus quasiment rivaux. L’un garde le monopole, l’autre tente de le contourner… l’affaire est en cours et bien sûr à suivre…
Or l’enjeu est bien de définir une ligne de conduite, ce que semblait avoir initié la stratégie de Vincent Peillon bien que discutable. Mais à chaque fois on laisse de côté les enjeux pour aller vers le faire à l’aide des équipements. C’est pourquoi nombre de groupes de pression reviennent systématiquement à la charge dès lors que le pouvoir laisse le champ libre. Puisque le politique ne sait quoi faire de ce numérique, alors tentons de l’influencer dans notre sens. Du coup ce sont d’autres enjeux qui s’invitent à la table de l’éducation : politique industrielle des filières du numérique, évolution du secteur de l’édition scolaire, changements de fonctionnement des médias de flux en médias interactif etc. Chacun est alors tenté d’imposer son regard, et surtout la direction à prendre. Il nous semble qu’il faut reprendre la réflexion sur des éléments clés que nous tentons de mettre à jour dans cette liste, volontairement limitée (évitons les listes pléthoriques) mais qui tente de prendre en compte ce qui est observable.
Bruno Devauchelle