Avec l’affaiblissement du modèle traditionnel d’enseignement, les supports pédagogiques ont pris une importance croissante dans la classe. Hors de la classe, le développement de la littérature jeunesse et du parascolaire montre que les attentes des familles sont fortes. Comment avec la multiplication de ces supports peut-on voir les inégalités scolaires se creuser ? Comment en est-on arrivé au rejet de l’Ecole par certaines familles et à un sentiment d’injustice aussi généralisé ? Pour répondre à cette question, Stéphane Bonnery et les chercheurs de l’équipe Escol ont analysé manuels scolaires, ouvrages de littérature jeunesse et supports d’éducation musicale sur un demi siècle. Pour eux, ils jouent un rôle dans la montée des inégalités. Mieux les utiliser devient nécessaire…
Vous avez analysé les manuels scolaires sur une longue période. Quelles conclusions en tirez-vous ?
On voit deux types d’évolution quand on observe les manuels scolaires : sur leur contenu et sur ce qu’il sollicite chez l’élève.
Le contenu dépend bien sûr des programmes. Mais quand on observe sur un demi-siècle l’évolution des manuels scolaires, le recul donne des résultats saisissants. On voit que les contenus de savoir sont beaucoup plus notionnels aujourd’hui. Par exemple quand on compare une leçon sur le hanneton. Dans les années 1950, on avait quelque chose de très narratif avec des contenus de savoir explicites. Aujourd’hui les contenus sont plus notionnels. On est passé de la vie du hanneton à une articulation entre les notions de reproduction et de métamorphose. Ça interroge sur les difficultés des élèves. L’école a dû faire face à deux défis : la massification et en même temps un défi moins connu, celui de la complexification des savoirs. De réforme en réforme on a ajouté des contenus de savoir et on les a complexifiés. On est passé de savoirs simplifiés à des savoirs montrés dans leur complexité. C’est risqué.
Autrefois il y avait un texte de savoir linéaire. Aujourd’hui le cheminement intellectuel n’est plus donné. Et en plus la lecture doit se faire en pointillés à travers une diversité d’éléments (graphiques, textes etc.). Il faut étudier chaque élément sous l’angle de la notion qui est donnée à apprendre. L’élève est dans un raisonnement permanent et à double niveau.
On a la même évolution dans les albums de littérature jeunesse. Les textes sont devenus plus complexes. Ils ne donnent pas toute l’histoire. Celle-ci est souvent à lire dans la confrontation entre le texte et l’image. Parfois l’image montre que le personnage se trompe. Cette évolution est plus stimulante mais aussi plus difficile.
Dernière évolution : la place du maitre a changé dans la classe. Il n’est plus celui qui donne le savoir mais celui qui pose les questions qui permettront d’accéder au savoir. Dans ce cas le support devient plus important.
Le fait de faire réfléchir les élèves, à travers des tâches complexes, ce n’est pas mieux ?
Bien sûr que c’est mieux ! Mais il y un risque de passer d’un défaut à un autre. Si on cherche à faire réfléchir les élèves mais qu’on ne se donne pas les moyens d’y arriver alors il y a le risque de baisser les bras. C’est justement pour sauver l’idée qu’il fait faire réfléchir les élèves qu’il faut faire attention. Sinon ces supports vont devenir un moyen de faire renaitre et cohabiter dans la classe les 2 anciens ordres scolaires avec des questions de constat pour l’école du peuple et des questions plus élevées pour les autres.
Il faudrait que les manuels cadrent mieux la progression des élèves ?
Il est clair que la société d’aujourd’hui demande d’articuler des informations plurielles et que le niveau d’exigence demandé est différent de celui du passé. Il n’est donc pas question de revenir aux manuels d’antan. Mais il faut réfléchir à la façon de cadrer les élèves pour qu’ils puissent être conduits à réfléchir et ne soient pas, pour une partie d’entre eux, simplement spectateurs de la réflexion des autres. Il faut mettre de la progressivité. Il faut sans doute chez les auteurs arrêter de se faire plaisir en mettant en avant des tâches toujours plus complexes dès la petite enfance…
Vous pensez que les supports ont une importance plus grande qu’avant ?
Dans les années 1950 le rôle du maitre et du manuel scolaire étaient convergents. Tous deux tenaient le discours de vérité. Aujourd’hui ils ont un rapport complémentaire. Les manuels scolaires ne sont plus un lieu de ressources pour des savoirs informatifs. Ils sont un lieu d’activités à partir duquel le maitre guide des activités.
Mais dans les manuels on trouve encore des résumés…
Oui mais ils sont plus courts qu’autrefois. Et ils ne renvoient plus vers une lecture narrative qui donne les informations mais vers une lecture référentielle qui renvoie à des notions présentes dans chaque page. Les résumés ont une fonction différente des résumés d’autrefois. D’ailleurs les enseignants qui sont confrontés à ce problème distribuent souvent des photocopies de textes de savoir rédigés à l’ancienne.
Vous pensez que cette nouvelle organisation profite davantage à certains élèves qu’aux enfants des classes populaires. Comment l’expliquer ?
L’exigence de faire réfléchir pourrait bien sûr profiter à tous. Mais il y a un effet de système. On a élevé les exigences partout en même temps qu’on a diminué le temps scolaire et qu’on a ajouté des disciplines. Il faut donc faire en moins de temps des choses plus compliquées. D’où cette pression du temps que les enseignants ressentent. Il y a eu plusieurs évolutions. Faire prendre conscience aux élèves de ce qu’ils apprennent et en même temps individualiser plutôt que chercher à limiter les difficultés de tous.
En même temps on se focalise sur des activités opératoires dont on ne signifie pas assez le lien avec les activités intellectuelles. Par exemple dans un manuel d’histoire de l’école primaire, dans une leçon sur la monarchie capétienne on pose 3 questions à propos de l’image d’un couronnement : « Où est le roi », « que fait-il ? », « Expliquer pourquoi le couronnement est important ». En fait les réponses aux 2 premières questions sont à trouver en lien avec la troisième. Elles prennent sens avec elle. Mais cela n’est pas dit. Une partie des élèves vont rester dans le descriptif.
Quels conseils donner aux enseignants ?
Dans le choix des manuels ou des albums de littérature jeunesse, ils devraient se mettre à la place de l’élève et se demander ce qu’il faut savoir pour atteindre la notion. Il faut éviter l’implicite. Ce serait intéressant dans les formations d’enseignants qu’ils confrontent leurs usages des manuels. Il faudrait aussi en classe éviter de commencer par des questions faciles de constat pour aller vers des questions de généralité. Souvent on passe beaucoup de temps sur les premières et au moment de la correction seuls les bons élèves ont eu le temps de faire les questions de généralité et proposent la solution. Il faudrait leur faire expliciter comment ils ont trouvé la réponse.
Dans un des chapitres du livre, Séverine Kakpo enquête sur l’attitude des familles populaires sur les supports pédagogiques. Elle explique que l’école est vécue comme quelque chose de « diabolique » par une partie des familles. Là on est en plein dans l’actualité. Comment en est-on arrivé à ce décalage ?
Il faut d’abord préciser que c’est un article écrit il y a plus d’un an. Mais il montre l’incompréhension croissante de ce qui se fait à l’école. Ce sentiment va de pair avec un fort sentiment d’injustice. On le constate aussi dans la vente des ouvrages du parascolaire qui sont à mi-chemin entre les nouvelles pratiques de classe et les anciens manuels. Leur succès dit quelque chose de la volonté de réussite scolaire des familles populaires et de l’idée qu’elles sont abandonnées par l’école. Les politiques éducatives devraient mieux faire comprendre aux enseignants que la moitié des élèves ne peuvent pas être aidés le soir par leurs parents. Ce livre veut à la fois mettre le doigt sur un élément de ce qui fait la difficulté scolaire et déculpabiliser les enseignants et les familles. Aux enseignants de mieux maitriser les supports et d’agir sur eux.
Propos recueillis par François Jarraud
Stéphane Bonnéry (dir), Supports pédagogiques et inégalité scolaires, La dispute, 2015, ISBN 978-2-84303-258-5
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