Les nouveaux programmes de maternelle ne font pas l’unanimité. Bernard Devanne, ancien professeur à l’IUFM de Basse-Normandie, critiquent la dictature de la conscience phonologique et en craint les retombées pour les enfants. Il appelle à la » la construction de complicités culturelles » dès la maternelle.
« On a entendu les enseignants » : dans sa présentation des nouveaux programmes de l’école maternelle, l’Expresso du vendredi 6 février évoque, sous ce sous-titre suggestif, l’une des modifications remarquables apportées dans le texte définitif, la réintroduction à doses renforcées de l’analyse phonologique.
Déjà, la lecture du « Bilan de la consultation » publié sur le site du MEN laissait entrevoir une telle intention : « Les contributions relèvent que les équipes pédagogiques ont été surprises, voire déroutées par ‘‘le manque de détails sur la conscience phonologique et sur la place insuffisante qui lui est accordée’’. Mais dans le même temps, les avis divergent sur la question. On relève ainsi dans les synthèses des commentaires qui saluent, d’une certaine manière, cette évolution des objectifs : ‘‘la conscience phonologique et l’étude des sons doivent rester un entraînement au quotidien et pas forcément une compétence à atteindre’’ quand d’autres redoutent que les acquis dans ce domaine ne régressent : ‘‘des équipes s’étonnent du peu de place consacrée à la phonologie. Attention à ce que des acquis dans la pratique de l’approche phonologique ne soient pas abandonnés’’. » (pp.28-29).
Quand on connait bien les pratiques de l’école maternelle, qui déroulent imperturbablement un « mixte » fait à la fois de traditions (les rituels, les coins jeux inamovibles) et de modes (aujourd’hui, la phonologie), qui vivent leur vie en s’accommodant des programmes, quels qu’ils soient, il eût été risqué pour l’institution de ne pas tenir compte de cette exigence de « continuité phonologique » manifestée sans doute à grande échelle. Il était donc plus raisonnable, en toute sagesse institutionnelle, de faire rentrer les programmes dans le rang des pratiques réelles, plutôt que de s’exposer à voir des prescriptions un peu innovantes demeurer obstinément, et publiquement, lettre morte.
Enfin Darcos vint…
A ce stade, on ne peut faire l’économie d’un peu d’Histoire. Les années 1990 voient se concrétiser des orientations qui visent, toutes, à donner du sens aux apprentissages de la langue, en s’appuyant notamment sur une approche culturelle riche et diversifiée de la littérature de jeunesse et des documentaires : on lit, dès 1992, dans « La maitrise de la langue à l’école », cette phrase qui résume plusieurs développements : « Lorsqu’on a affaire à des enfants dont le milieu familial ou l’entourage social restent éloignés des pratiques de l’écrit, il appartient à l’école de créer les conditions pour que cette accumulation d’expériences ait lieu pour chacun » (p.45) ; pour donner matière à ce véritable « défi démocratique », le MEN publie successivement « 1001 pour les écoles » en 1996 et « Livres et apprentissages à l’école » en 1999.
Entre temps, en 1998, l’ONL publie Apprendre à lire, qui insiste – en se donnant tous les gages d’une scientificité anglo-saxonne – sur les préalables « indispensables à l’apprentissage », la conscience phonologique et la découverte du principe alphabétique. Répercutées à grande échelle et de façon injonctive, ces orientations s’accordent à des pratiques d’enseignement toujours largement appuyées sur une exigence d’économie : de la partie « école maternelle » des programmes de 2002, il est évidemment plus facile de retenir les paragraphes qui invitent à une approche décontextualisée, fragmentaire, techniciste, que ceux qui ont pour ambition l’émergence d’un « sujet culturel » ; pourtant, dans ces mêmes programmes, les objectifs visant à « découvrir les cultures orales » et à « s’initier à la littérature de jeunesse » sont assez longuement développés. Les fichiers de phonologie se répandent comme trainée de poudre, bientôt augmentés de classeurs qui eux-mêmes s’épaississent au fil du temps (merci pour les « prêts-à-photocopier » disponibles d’un simple clic) ; ainsi s’amplifient commodément les séances consacrées à la phonologie, qui émaillent bientôt le quotidien des emplois du temps hebdomadaires.
L’idée même qu’il ne peut y avoir de vrais apprentissages dans le domaine de la langue écrite qu’en faisant appel à de vrais livres, à de vraies situations de découverte de vrais textes, est perdue de vue à mesure que se multiplient les séances réduites au repérage des syllabes et des phonèmes : la substitution d’une approche techniciste à une approche culturelle ainsi opérée ne semble poser, à grande échelle, ni problème éthique, ni problème socio-politique. Prenons-en acte. En 2006, sous l’impulsion du ministre De Robien, le MEN diffuse le DVD « Apprendre à lire », dont les séances de conscience phonologique et de découverte du principe alphabétique donnent à voir quelques belles pratiques d’aliénation des élèves – si l’on veut bien considérer que l’aliénation commence au moment où l’on fait en sorte que les enfants ne se posent pas (surtout pas) la question du sens : par exemple, des élèves conduits à « sauter les syllabes » (sic) dans des cerceaux (un document à analyser attentivement, un vrai régal de tous points de vue).
Enfin Darcos vient, qui nous délivre des dernières velléités d’investigations pédagogiques, par définition toujours génératrices d’échec : « On me dit que les programmes rédigés entre 1998 et 2002 n’avaient pas encore fait leur preuve. Comme s’il fallait encore sacrifier quelques générations scolaires de plus pour avoir l’assurance définitive de l’échec d’une certaine pensée scolaire ! Cette pensée, celle du pédagogisme, nous la connaissons bien et nous en connaissons surtout les effets. » (Conférence de presse de présentation des programmes, 21 avril 2008). Il est donc possible – que dis-je, hautement souhaitable – d’aller chercher dans les stéréotypes les plus convenus de l’idéologie « transmissive-répétitive » les formes quotidiennes de sa pratique d’enseignement. Ce dont on ne se prive point, j’imagine, à voir l’encéphalogramme plat qui accompagne la publication puis la mise en œuvre des programmes de 2008. Tout est prêt, en toute logique, pour que la formation des maitres – gangrenée de pédagogisme ! – puisse passer à la trappe sans grande conséquence. Renouer avec l’Ecole d’antan, c’est aussi se donner les moyens de réduire de près de 80.000 le nombre des enseignants sur 5 années…
Faire le pari de l’intelligence
2012. Arrive le moment de réenchanter l’Ecole (à commencer par rétablir un nombre significatif des postes volatilisés) : c’est le projet – salutaire en l’occurrence, on veut le croire – de la Refondation. On rêve alors que les pratiques quotidiennes, dans chaque classe, portent la marque d’un souci d’intelligence… J’entends par là l’intelligence de l’élève, bien sûr : son intelligence de ce qu’il vient faire à l’école, des satisfactions qu’il peut y trouver, donc des implications qu’il peut y cristalliser ; et son intelligence du monde – à commencer, s’agissant de la langue française, par l’intelligence de ce qui en est le coeur : la construction complexe des significations grâce aux apports quotidiens de textes narratifs et informatifs de qualité, dès le plus jeune âge, et progressivement plus exigeants, plus élaborés à mesure que passent les trimestres de cette scolarité maternelle. Un pari d’intelligence appuyé sur des médiations culturelles quotidiennes, qui conduit évidemment à des résultats sans rapport avec ceux des pratiques technicisées, ritualisées, routinières ; puisque, et c’est la première leçon que nous donnent les parents des milieux favorisés – les enseignants par exemple –, à 3 ans l’enfant peut avoir déjà construit grâce à sa seule famille bien des repères dans la culture écrite, et bien des repères dans la langue spécifique de l’écrit.
Mais – chat échaudé – on ne rêve que d’un œil… C’est l’époque où les assauts répétés contre tout ce qui ne ressemble pas à la méthode la plus exclusivement syllabique au CP envahissent à nouveau les médias : cette fois-ci sous l’autorité de Stanislas Dehaene qui, après avoir identifié « les neurones de la lecture », en tire les conséquences les plus audacieusement rétrogrades. D’où ma lettre ouverte, en juin 2014, au Président du Conseil national des Programmes : j’y résumais tout ce qui, dans des pratiques de classe exigeantes, respectueuses des réelles capacités d’apprentissages des enfants entre 3 et 6 ans – en bref, conduites par des professionnels de l’éducation –, pouvait être mis en œuvre tout au long de l’école maternelle afin de transformer radicalement la question de la maitrise de la lecture et de l’écriture au cycle des apprentissages fondamentaux.
Il y a un mois, nous avons appris, dans l’extrême violence, que l’Ecole ne peut plus aujourd’hui se défausser. Qu’il n’est plus temps d’attendre des programmes qui, un jour enfin, exigeraient de donner du sens aux apprentissages – et de les accompagner d’actions de formation à la hauteur, évidemment indispensables. L’heure des grands principes abstraits est révolue : la citoyenneté, la laïcité, les valeurs de la République, autant que la question posée alors qu’il est déjà trop tard, « comment le faire comprendre aux adolescents, ou aux élèves d’une dizaine d’années »… Le faire comprendre ? C’est le faire vivre, le faire vivre dès l’école maternelle puis au cycle des apprentissages fondamentaux, durant ces quelques années pendant lesquelles tout est possible ; c’est mettre en œuvre des pratiques de classe ambitieuses, dynamisant en même temps des regards positifs sur les autres et le désir partagé de faire, d’apprendre, de s’impliquer. Cela ne se peut que dans la construction de complicités culturelles, celles qui s’explicitaient dans les propositions des années 90, celles qui rendent possible, au fil des trois années d’école maternelle, le développement du « grand cerveau collectif », selon la belle formule d’Albert Jacquard.
Ainsi, prétendre rendre des adolescents impliqués et responsables, c’est, obligatoirement, œuvrer pour que les plus jeunes se construisent, dès l’école maternelle, sujets culturels, sujets de désir. Sur ces enjeux fondamentaux quant à la construction de la personne, de l’identité, d’une posture coopérative et efficace au sein le groupe, de la reconnaissance accordée par les pairs en retour, et du désir de savoir, désir qu’il faut évidemment nourrir afin qu’il s’enracine, s’approfondisse, se partage au fil des trimestres, je n’ai guère « entendu les enseignants ».
Encore deux remarques
1. Sur la question de l’apprentissage de la langue française à l’école maternelle. Oui, Monsieur le Président, l’école maternelle pourrait, à bien y réfléchir, se donner pour mission, et même dès 2015, d’enseigner la langue française… puisque, à vous entendre, on ne peut qu’imaginer qu’il n’en a jamais été question dans les programmes ! On pourrait se scandaliser de la réputation ainsi faite à l’école maternelle auprès des parents d’élèves les moins informés. La réalité est presque pire : c’est l’annonce d’un retour aux formes les plus désuètes des pratiques transmissives. Puisque, répètent les journalistes, les adolescents « des quartiers » ne disposent pas de plus de 500 mots, on va leur enseigner – en faisant preuve de la plus grande conviction – un mot nouveau par jour ; et, parce qu’ils ne savent guère mieux construire une phrase, on va leur enseigner des rudiments de syntaxe en recourant – avec la même conviction – aux exercices structuraux imaginés pour les langues étrangères dans les années 60. Sur le terrain, tout se met déjà en route : on ne pouvait guère promouvoir plus efficacement la régression à grande échelle. Quand les décideurs réussiront-ils enfin à comprendre que c’est dans la culture que se construit le langage, que ce n’est pas un hasard si ce sont les enfants des milieux favorisés qui, nul ne l’ignore, « parlent comme des livres » ?
2. Sur la question de la discrimination phonologique. Je trouve pour ma part très surprenant que si peu de voix s’élèvent pour dire qu’il y a, dans cette approche du « tout phonologique », quelque chose de profondément discriminant, profondément ségrégatif. Des enfants dont les parents sont d’origine étrangère, qui n’entendent chez eux prononcer la langue française qu’avec des « manières » spécifiques à leurs origines linguistiques, ne peuvent sans difficultés accéder à certaines caractéristiques du système phonologique de la langue française : distinction entre consonnes sourdes et sonores, /s/-/z/, /f/-/v/, distinction entre voyelles nasalisées, etc. Pour ces enfants, l’obligation de discrimination phonologique, vécue à hautes doses, peut s’apparenter à une forme de harcèlement ; c’est pour le moins une manière de cultiver l’insignifiance, qui a pour conséquences l’incompréhension, la dispersion, le découragement. Or, dès ces premières années, les plus décisives sur tous les plans, accéder au monde de l’écrit peut susciter des plaisirs irremplaçables, tous les jours renouvelés, à condition de rendre cet accès immédiat, sans détours, en évitant justement le redoutable obstacle du « code », et son opacité vertigineuse pour les enfants qui devraient intéresser, en premier lieu, une réelle école de la réussite de tous. Les nombreux exemples que j’ai donnés ici même de cette manière directe d’accéder aux complexités de la langue écrite, en 2006-2008 pour la maternelle, en 2013 pour le CP, m’autorisent à ne pas en dire plus.
Bernard Devanne
Professeur à l’IUFM de Basse-Normandie