En présence, à distance, dans un environnement hybride ou non, dans l’acte de transmettre, ce qui est constant, c’est la question du degré de guidance. La lecture de l’ouvrage de Frank Amadieu et André Tricot (Apprendre avec le numérique : mythes et réalités – Editions Retz, 2014) confirme cette dimension à la fin de chacun des chapitres. Et ce d’autant plus qu’ils s’appuient sur le paradigme de l’école et de la pédagogie traditionnelle pour analyser la question du numérique. En d’autres termes, développer les usages du numérique au sein d’une forme scolaire inchangée met en évidence l’importance du guidage par l’enseignant pour amener le jeune, l’enfant, l’élève à apprendre ce que l’école attend de lui.
On trouve dans cet ouvrage en ligne de Stéphane Brunel « De la didactique des usages numériques. » (Editions Universitaires Européennes, pp.220, 2014), une bonne illustration de la place du guidage lorsque l’on s’appuie sur les TICE pour enseigner. Une définition nous est proposée, empruntée à Françoise Demaizière :le guidage recouvre « différentes formes que peut prendre une intervention pédagogique facilitatrice pour baliser les chemins empruntés par l’apprenant en situation d’apprentissage. » Cette approche nous invite donc à réfléchir au type de guidance dans la relation de transmission. le type et la forme de guidage devient un bon analyseur de l’acte de transmission, que ce soit dans un milieu dédié ou non à l’apprentissage. Mais une question survient alors rapidement : pouvons nous apprendre sans guidage ? C’est la question qui revient souvent à propos des apprentissages informels ou inconscients, mais elle peut être élargie à toute réflexion sur l’apprendre. Si l’on considère que le guidage est obligatoire et constant, quid de la liberté et de la responsabilité individuelle. En accédant personnellement à Internet, sans assistance d’adulte, on peut penser qu’il n’y a pas guidage. Et pourtant c’est la situation qui est guidante (cf Sugata Mitra et les ordinateurs dans les murs), et elle est parfois un construit humain. En d’autres termes le guidage, explicite ou implicite, extrinsèque ou intrinsèque, est un incontournable de l’apprentissage.
Avec le développement des usages du numérique, certaines formes de guidage sont mises à mal, et celui qui se met en devoir de guider mis en question parcelui ou celle qu’il est censé guider. Est-ce une simple question d’autorité disciplinaire ? ou est-ce la volonté de celui qui apprend de prendre en main son guidage, mettant aussi parfois en cause celui qui guide ? Et le numérique, est-il une mise en cause de tout guidage ? Nous avons là un bon objet d’analyse des modèles d’éducation. Si éduquer c’est émanciper, alors éduquer c’est passer d’un guidage extrinsèque à un guidage intrinsèque. Le danger serait de penser que le guidage ne peut-être exercé que de manière explicite, extrinsèque et instituée. La massification de l’école et son résultat spectaculaire en matière d’accès à la lecture écriture, comptage laisse de nombreuses zones d’ombre que le creusement des inégalités dans la société et la sortie sans acquis stabilisés d’une grande quantité de jeunes (entre 15 et 20% semble-t-il) confirme comme un échec partiel de la guidance instituée par le système scolaire.
Il semble bien que le terme de guidance et le mot guide ait aussi d’autres résonnances. Le terme soumission semble devoir être employé pour qualifier certaines formes de relations observées au sein d’une relation de ce type. Dans la relation éducative et la relation de type scolaire le guidage comporte un ensemble de règles implicites qui, parfois transgressées toutefois, évite le passage à la soumission absolue. L’ouverture procurée par l’accès à Internet, par exemple, et précédemment à la télévision par satellite ou encore la radio, montre que dès que l’on peut passer les frontières fixées par le guide, il ya un potentiel de mise en cause important. Ce n’est pas par hasard si ceux qui veulent garder le guidage tentent de contrôler et de filtrer ces moyens qui s’affranchissent a priori des limites que peut fixer le guide.
Dans la salle de classe informatisée, la question de ce contrôle se pose de la même manière. Si chaque élève dispose de sa tablette ou de son smartphone, que peut faire l’enseignant pour le guidage du groupe ? Certains suggèrent d’interdire, d’autres de rendre explicite et visible la présence et l’usage, d’autres encore préconisent des sytèmes de contrôle et de pilotage à distance des machines. Le rêve secret de nombre de DSI est d’assurer le guidage des usagers en les encadrant et en fixant pour eux les limites. Le développement des ENT et des usages du numérique n’échappent pas à cette question : contrôle, filtrage, degré de guidance. Si l’on élargit la question à l’éducation en générale, on peut se questionner sur l’effet des usages du numérique et plus généralement des technologies de l’information et de la communication dans le guidage éducatif. La chambre à coucher, l’espace privé du jeune, est un lieu qui permet d’échapper partiellement au guidage. C’est aussi un lieu rassurant, car si problème le guidage potentiel n’est pas très loin. C’est toute l’ambiguité de l’adolescence qui tente d’échapper au guidage et en même temps le réclame. Le danger se révèle quand le guidage de proximité est remplacé par un autre guidage, externe celui-là et désormais incontrolable en proximité. C’est le cas des conduites addictives, de certains conduites pathologiques, ou encore de la soumission comme une récente émission sur les jeunes face à l’islam l’a illustré (émission sur France 5 diffusée mardi 3 février à 20 h 40. Ne nous méprenons pas, la recherche de guidance forte est à mettre en écho avec les difficultés éducatives plus générales (et pas seulement de l’école ou de la famille) que rencontrent nos sociétés en particulier occidentales. Face à un espace idéologique, religieux, philosophique faibles, face à une logique de marché et de concurrence forte, un affrontement entre deux logiques de guidage s’exerce : d’une part un guidage a priori et explicite, d’autre par un guidage en direct et implicite, une sorte de manipulation. On pourra relire avec bonheur le livre de Messieurs Joule et Beauvois (Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Robert Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois Éditions Presses Universitaires de Grenoble – PUG 2002) sur la manipulation pour comprendre que finalement la question du guidage est centrale dans notre vie : nous hésitons constamment entre notre volonté de guider l’autre et celle de nous laisser guider.
Introduire massivement le réseau dans l’établissement et les salles de classe doit permettre de réinterroger le rapport de chacun des acteurs à son « fantasme » de guidance. En clarifiant ce point, on peut alors faire naître un véritable travail sur l’esprit critique. Car le préalable à l’esprit critique c’est d’abord d’identifier ses propres soumissions, car l’esprit critique est bien une manière d’interroger le guidage.
Bruno Devauchelle