Alors qu’au début 2014, l’«affaire Dieudonné» interpellait l’enseignant d’histoire chargé de traiter en classe l’extermination des Juifs d’Europe, les commémorations des 70 ans de l’ouverture du camp d’Auschwitz-Birkenau sont placées sous l’éclairage des récents attentats parisiens.
Reprenant le texte de ma chronique de janvier 2014 [1], je retrouve l’ouvrage de Browning [2] relatant le parcours de ces hommes ordinaires composant le bataillon 101 et participant activement, non pas par obéissance, mais par adhésion, à la Solution finale. Je ne peux m’empêcher d’y apercevoir les visages des hommes ordinaires qui, en janvier 2015, ont commis les attentats à Paris, au Nigeria (Boko Haram), au Peshawar ou ailleurs encore. Et en être horrifié.
Ce même sentiment d’horreur au travers d’hommes ou de scènes de la vie ordinaire m’étreint en regardant les photographies des « deux albums d’Auschwitz » ou le webdocumentaire qui l’accompagne, édités ou réédités par le réseau Canopé à l’occasion du 70e anniversaire de l’ouverture d’Auschwitz-Birkenau [3].
En observant ces images, je m’interroge néanmoins, et malgré la qualité du travail réalisé, sur l’efficacité de leur utilisation en classe. Si j’y perçois toute l’horreur derrière leur apparente «banalité», en sera-t-il de même pour nos élèves dans notre époque de surconsommation d’images, régulièrement plus violentes les unes que les autres ?
Comment ne pas tomber dans le compassionnel et l’insuffisant «Plus jamais cela» alors qu’il vient à Paris de se perpétuer en ce mois de janvier comme dans bien d’autres endroits de par le monde ?
Ne convient-il pas de se refuser à l’utilisation de l’image et d’en revenir aux textes, aux récits ? Œuvre de Jean Cayrol, résistant et déporté à Mathausen-Gusen, le commentaire accompagnant « Nuit et Brouillard » ne suffirait-il pas en classe ?
« La guerre s’est assoupie, un œil toujours ouvert.
L’herbe fidèle est venue à nouveau sur les appelplatz autour des blocks.
Un village abandonné, encore plein de menaces.
Le crématoire est hors d’usage. Les ruses nazies sont démodées.
Neuf millions de morts hantent ce paysage.
Qui de nous veille de cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre? » [4]
Ne faut-il pas avec Primo Levi et d’autres redire ce quotidien concentrationnaire :
« Häftling: j’ai appris que je suis un Häftling. Mon nom est 174 517; nous avons été baptisés et aussi longtemps que nous vivrons nous porterons cette marque tatouée sur le bras gauche.
L’opération a été assez peu douloureuse et extrêmement rapide: on nous a fait mettre en rang par ordre alphabétique, puis on nous a fait défiler un par un devant un habile fonctionnaire muni d’une sorte de poinçon à aiguille courte. Il semble bien que ce soit là une véritable initiation: ce n’est qu’«en montrant le numéro» qu’on a droit au pain et à la soupe. Il nous a fallu bien des jours et bon nombre de gifles et de coups de poing pour nous habituer à montrer rapidement notre numéro afin de ne pas ralentir les distributions des vivres; il nous a fallu des semaines et des mois pour en reconnaître le son en allemand. Et pendant plusieurs jours, lorsqu’un vieux réflexe me pousse à regarder l’heure à mon poignet, une ironique substitution m’y fait trouver mon nouveau nom, ce numéro gravé sous la peau en signe bleuâtre. » [5]
Dire, redire, puis dépasser. Ne pas en dénaturer la vérité historique et la portée politique. Avec Bensoussan, pour comprendre la Shoah,
« il nous faut embrasser d’un même mouvement le questionnement relatif à la modernité technicienne et bureaucratique, propre aux sociétés de masse, et celui relatif à cette part humaine située aux confins de la raison, où s’est décidée et réalisée la destruction d’un peuple entier. Il faut entendre d’une même voix la rationalité de l’entreprise et son absence de sens. » [6]
Pour effectivement que se réalise le « Plus jamais cela », il faut être conscient que « les crimes jugés à Nuremberg ne clôturent pas une époque, ils l’ouvrent » et que « leur enseignement doit demeurer une parole ouverte qui ébranle les discours convenus et en appelle en permanence à l’insubordination de l’esprit » [7].
À cet effet, l’État est-il prêt à donner la mission à ses enseignants de commémorer Auschwitz en éduquant leurs élèves à « La Désobéissance civile » d’Henry David Thoreau ?
« Le citoyen doit-il un seul instant, dans quelque mesure que ce soit, abandonner sa conscience au législateur? Pourquoi, alors, chacun aurait-il une conscience? Je pense que nous devons d’abord être des hommes, des sujets ensuite. […]. La masse des hommes sert l’État […] pas en tant qu’hommes, mais comme des machines. » [8]
Car, dans nos sociétés, « à quoi sert de commémorer si n’est pas mise au premier plan la question des droits des citoyens et des droits de la personne humaine face à la pratique tentaculaire de l’État? » [9].
In fine, sortir d’une pensée politique ayant généré depuis 1945 de nouvelles formes d’oppression nécessite, en suivant Bensoussan, de générer de la substance à la citoyenneté, d’interroger chacun sur sa part d’humanité et de redonner du pouvoir sur leur vie aux citoyens. Il y a urgence.
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur,
Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
Notes :
[1] Kaufmann, L. (2014). Dieudonné et nous. Le Café pédagogique, No 149, janvier, http://cafepedagogique.studio-thil.com/lemensuel/lenseignant/schumaines[…]
[2] Browning, C. R. (2007). Des Hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne. Paris: Tallandier. Coll. Texto, p. 21-22.
[3] http://www.reseau-canope.fr/les-2-albums-auschwitz/
En fait, le livre a déjà été publié en 2005 à l’occasion des commémorations entourant le 60e anniversaire de la Libération des camps. Cette réédition est enrichie d’un webdocumentaire, disponible à partir du 27 janvier 2015, et d’un film intitulé Album(s) d’Auschwitz. Dans ce documentaire extrêmement, William Karel et Blanche Finger croisent le trésor de Lili et un autre album photographique concernant Auschwitz, celui de l’officier SS Karl Höcker. Constitué de clichés pris également en mai 1944. Pour en savoir plus: Histoire d’un album: celui d’Auschwitz (http://enenvor.fr/eeo_actu/livres/histoire_d_un_album_celui_d_auschwitz.html)
[4] Cayrol, J. (2010). Nuit et Brouillard. Paris: Mille et une nuits, p. 28-29
[5] Levi, P. (1987). Si c’est un homme. Paris: Pocket, p. 27
[6] Bensoussan, G. (2012). Histoire de la Shoah. Paris: Que sais-je ?
[7] Bensoussan, G. (2012). Histoire de la Shoah. Paris: Que sais-je ?
[8] Thoreau, H. D. (1849, 1996 pour cette édition). La Désobéissance civile. Paris: Mille et une nuits.
[9] Bensoussan, G. (2012). Histoire de la Shoah. Paris: Que sais-je ?
Nota Bene :
A signaler sur le site de l’USC Shoah Foundation, 20 vidéos librement consultables, téléchargeables et projetables, autour de la question de la libération des camps et du retour des déportés (thème du CNRD 2015) :
https://sfi.usc.edu/watch/exhibits/concours-national-de-la-[…]