En utilisant le numérique, chacun de nous peut se sentir libéré, enfermé, abandonné, soutenu, écrasé… Face à l’écran de la machine connectée à Internet, souvent seul, nous nous retrouvons face à un abîme dont nous avons bien du mal à percevoir l’ampleur et la structure. Les sentiments partagés que chacun de nous peut éprouver face à cet écran nous renvoient à notre capacité à être autonome dans nos usages. L’éducateur, enseignant documentaliste par exemple, qui observe les élèves devant les écrans disséminés dans le Centre dont il a la charge (CDI – CCC) se trouve souvent interrogé soit par eux directement, soit simplement par la perplexité qui émerge à les voir utiliser ces écrans.
Plus généralement, l’autonomie est souvent considérée comme une valeur forte dans notre société. Elle est associée à un passage important de la vie : l’entrée dans le monde adulte. Mais l’autonomie est en fait un processus lent de maturation chez la personne et les rites de passage n’y peuvent pas grand-chose si ce n’est d’autoriser à exercer son autonomie, comme on peut le constater dans les anciennes sociétés traditionnelles. « Quand tu seras grand » est une expression qui signifie à l’enfant les limites de son autonomie. D’ailleurs la loi s’en est emparée en associant la responsabilité personnelle à cette autonomie, en fonction de l’âge et du type de délit ou de crime commis. Enfin il n’est pas rare de lire dans les appréciations sur les bulletins scolaires le fameux « manque d’autonomie ».
L’utilisation des ordinateurs, en particulier de manière individuelle et non accompagnée, est, pour les plus jeunes, une expérience d’autonomie qui s’inscrit dans une dynamique d’autonomisation éducative, en particulier à domicile. Lorsque les adultes mettent les jeunes dans cette situation, ils imposent en quelque sorte une situation d’autonomie face à laquelle ils vont devoir s’éprouver. Dans le contexte scolaire on peut aussi s’interroger sur les lieux d’autonomie. Y en a-t-il d’autres que la cour de récréation ? Dans un contexte familial ou scolaire, on peut distinguer deux grands types de situations : celles d’autonomie instituée, celles qui donnent aux élèves, aux jeunes des espaces d’autonomie dans des contextes contraints. Ainsi dans une salle de classe en cours de technologie dans un travail individuel sur ordinateur, une élève avait levé le doigt pour demander de l’aide à l’enseignant, respectant ainsi la consigne. Pendant plus de trente minutes, l’élève a attendu, sans s’autoriser quelqu’autre activité, l’enseignante n’ayant pas répondu à son appel. L’observation de cette situation a mis en évidence ce paradoxe de la gestion de classe qui impose la règle mais qui impose aussi son dépassement. Dans les familles, il y a ces temps d’absence de l’adulte ou de simple distance de l’adulte qui contraignent l’enfant à l’autonomie, devant les écrans en particulier. Par contre l’injonction à l’autonomie de la part des parents est beaucoup plus rare, et associée souvent à une difficulté à encadrer, en particulier à propos des écrans.
La possession d’appareils personnels connectés amène les jeunes à disposer au plus près d’eux-mêmes d’un potentiel d’autonomie important. Il suffit d’observer ce qui se passe lorsque ces appareils sont en activité dans des groupes ou des espaces publics, pour comprendre que l’on assiste à une lutte d’influence entre plusieurs activités ou actions qui peuvent devenir concurrentes. Prendre mon smartphone et l’utiliser en classe à l’insu de l’enseignant c’est décréter mon autonomie face à la prescription. Certes ce n’est pas nouveau comme attitude, mais le potentiel d’activité permis par ces appareils, offre une richesse et une variété qui peuvent entrer rapidement en concurrence avec la situation locale proposée. La répétition du « viens manger » des parents envers leurs enfants rivés devant leur écran illustre bien cette rivalité entre activité autonome et activité contrainte.
Après ces premières analyses, et en écoutant les discours sur l’autonomie, on s’aperçoit que c’est un « objet » dont on parle mais que l’on n’approfondit que trop rarement. Or c’est devenu un allant de soi de la réussite scolaire, éducative et sociale : pour réussir dans la vie il faut être autonome. Or pendant la scolarité obligatoire, chaque enfant va passer neuf années à voir son activité d’apprentissage et de développement dirigée pour une bonne partie du temps par l’école et par la famille. Il va certes s’écarter, dans une certaine mesure, des cadres qui lui sont posés, mais les marges sont faibles et l’autonomie bien encadrée. Or il semble que ce soit dans les activités « intermédiaires », avec ou sans écran que les jeunes vont faire le plus souvent l’expérience d’autonomie. Autrement dit, l’autonomie serait synonyme d’absence d’adulte en proximité.
Il y a une sorte de dimension idéologique à l’argument d’autonomie et une dimension pragmatique à l’activité autonome, en particulier avec les écrans. Mais dans trop peu de cas, on réfléchit au développement des compétences de gestion de l’autonomie. Encore faut-il les préciser. En voici quelques une qui nous paraissent devoir être travaillées au vu de cette attente d’autonomie :
1 – L’autodirection, compétence basée sur le fait de choisir une direction et de s’orienter pour « tendre vers ».
2 – L’autorégulation, compétence qui repose sur l’évaluation de soi et de son environnement pour obtenir de se situer dans l’espace-temps que l’on s’est défini.
3 – L’autodidactisme collaboratif, compétence qui suppose de savoir aller chercher des ressources à partir de l’interaction avec d’autres humains.
4 – L’estime de soi et l’autoefficacité, compétence qui permet de prendre en compte les obstacles, les réussites, voire les erreurs, pour maintenir son développement
5 – La métacognition, compétence qui permet de se construire, en analysant son propre fonctionnement, des schèmes cognitifs et opérationnels pour enrichir les processus d’apprentissage
Le développement du numérique dans notre société semble imposer la compétence globale à l’autonomie car il est synonyme de « liberté cognitive et relationnelle« . L’observation des comportements, mais aussi des technologies proposées semble s’orienter vers une autonomie encadrée. Les ergonomes et les psychologues ont analysé ces situations et ont montré, à l’instar de l’ouvrage de A Tricot et F Amadieu, que le développement et la réussite était très liée à la guidance, autrement dit à l’encadrement de l’autonomie du jeune. Beaucoup d’adultes déplorent l’incapacité des jeunes à être autonome face à l’informatique car ils observent que l’autonomie d’usage nécessiterait de bonnes connaissances techniques. Aussi sont-ils tentés de proposer des enseignements préalables à l’usage. D’autres par contre pensent qu’il conviendrait davantage de permettre aux jeunes d’apprendre par « essai / erreur ». La simple observation des comportements ordinaires révèle que les notions d’étayage et de désétayage sont éclairantes pour analyser l’éducation à l’autonomie. Mal connues, ces notions qui recouvrent des processus complexes mériteraient pourtant qu’on s’y intéresse davantage tant il est urgent que dans nos établissement, et dans les familles, nous reconsidérions cette injonction sociale à l’autonomie.
Bruno Devauchelle