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« Ils ont fait preuve de beaucoup de persévérance et développé un goût du dépassement de soi acquis tout au long de parcours singuliers jalonnés de difficultés multiples … » Pascale Audebert est Psychologue, membre du Réseau National de Lutte Contre les Discriminations à l’École (1). Elle a soutenu récemment une thèse en Psychologie sur les jeunes professeurs des écoles issus des immigrations …

Pour étudier la construction des identités professionnelles de professeurs des écoles issus des immigrations comment avez-vous composé l’échantillon que vous interviewez ?

L’échantillon est composé de professeurs des écoles trentenaires ayant moins de dix ans d’ancienneté, tous en exercice dans des écoles élémentaires de la région Aquitaine au moment de l’enquête. Ils sont nés en France ou arrivés pendant leur petite enfance, leurs deux parents sont d’origine étrangère et viennent de quatre pays : Maroc, Algérie, Portugal et Togo. Ma position de psychologue de l’Éducation nationale dans le premier degré a facilité le recueil des données de l’enquête, car je travaille au cœur du système éducatif. Je suis entrée en contact avec la plupart des enquêtés par l’intermédiaire de mon réseau professionnel.

Quelles sont les caractéristiques de leurs parents ?

Pour la plupart d’entre eux, les parents de ces jeunes enseignants sont analphabètes ou de niveau école primaire, et pendant la jeunesse des enquêtés, leurs pères étaient ouvriers et leurs mères femmes au foyer, femmes de ménage et/ou employées dans des travaux saisonniers. Ces parents avaient des aspirations élevées relatives à la carrière (scolaire et professionnelle) de leurs enfants et ont exprimé leur confiance en leurs capacités à réussir. Ils les ont en quelque sorte investis d’une mission, car pour eux, c’est par la réussite scolaire et professionnelle qu’ils pourraient accéder à la reconnaissance sociale, avoir un métier valorisant et s’élever socialement. L’implication parentale dans la scolarité de ces jeunes enseignants est importante, elle s’est notamment manifestée en créant un environnement favorable à la réussite scolaire de toute leur fratrie.

Comment les parents qui ont peu fréquenté l’école eux-mêmes aident-ils leurs enfants ?

Durant l’ensemble du parcours scolaire, leurs parents leur ont offert : un soutien émotionnel indéfectible (sous la forme d’encouragements, de disponibilité et de rétroactions positives) ; un soutien instrumental (par des démonstrations d’intérêt pour leurs études et des initiatives concrètes) ; et un soutien matériel (par exemple, le gîte et le couvert jusqu’à un âge avancé pour certains). Ils ont aussi été des modèles de rôle qui incarnaient des valeurs et qualités humaines axées sur le goût du travail et l’altruisme et offraient à leurs enfants l’exemple stimulant de leur propre rapport au savoir et à la formation. Ces résultats confirment ceux obtenus par d’autres chercheurs, quant au rôle fondamental de la mobilisation parentale dans la réussite scolaire des jeunes issus de milieux populaires et/ou des immigrations.

Vous avez cherché à savoir dans quelle mesure les relations avec des personnes significatives de l’entourage avaient eu une influence sur le choix du métier d’enseignant …

Parmi les personnes interviewées, leurs propres enseignants occupent une place prépondérante dans leur capital social, tant par le soutien procuré, que comme modèles de rôle ou mentors. L’opinion de leurs enseignants au sujet de leurs capacités à réussir a eu une influence considérable sur ces jeunes, lorsqu’elle était positive, elle a rehaussé leur estime de soi et par là, leur motivation à apprendre et à progresser. C’est à travers le regard valorisant posé sur eux par ces autrui significatifs qu’ils se sont sentis autorisés à croire en eux et à persévérer en dépit des nombreux obstacles jalonnant leurs parcours. Dans la plupart des cas, la dimension affective de la relation élève/enseignant et le climat de classe ont été prépondérants, ils ont notamment décrit un climat socio-émotionnel chaleureux instauré par des enseignants marquants qui les avaient valorisés en leur prodiguant des rétroactions positives sur leurs aptitudes. En tant qu’élèves, ils avaient une forte demande de prise en compte de leur singularité et cherchaient même une certaine proximité dans la dynamique relationnelle avec leurs enseignants.

Ils ont eu de bons profs…

Pour eux, les bons enseignants possédaient non seulement de solides connaissances disciplinaires et des savoir-faire pédagogiques, mais aussi des qualités relationnelles. Les enseignants marquants qu’ils ont distingués leur ont consacré de l’attention, manifestés du soutien émotionnel et leur ont transmis des informations, ce qui a eu un impact positif sur leur image de soi, leurs ambitions et performances scolaires. Tous ont évoqué des enseignants leur ayant procuré du soutien instrumental, sous la forme d’une aide spécifique, notamment en français, et plusieurs ont mentionné avoir reçu une aide institutionnelle précieuse pour des jeunes dont les parents sont faiblement dotés en capital scolaire. Les enseignants incarnaient, en effet, des personnes ressources au sein du système éducatif procurant des conseils avisés et des informations sur le cursus scolaire afin qu’ils puissent bénéficier d’une formation en rapport avec leur niveau scolaire. Plusieurs d’entre eux ont également décrit des relations négatives avec certains enseignants ayant pu jouer un rôle d’anti-modèle, à qui ils ne voulaient surtout pas ressembler, et contre lequel ils se sont positionnés.

Dans quelles conditions la scolarité de ces enseignants issus des immigrations s’est-elle déroulée ?

Dans l’ensemble, ils ont bénéficié de bonnes conditions de scolarisation, dans un contexte institutionnel qui est majoritairement celui d’établissements de centre-ville, de banlieues pavillonnaires ou de zones rurales. Ceux qui ont été scolarisés dans des établissements classés ZEP, pendant une partie de leur scolarité, y ont intégré des bonnes classes rassemblant les meilleurs élèves. Ils ont fréquenté des établissements où il y avait peu d’élèves descendants de parents immigrants, ce nombre allant en décroissant au fur et à mesure de l’avancée de leur cursus dans la filière générale. L’analyse de leurs discours a révélé l’importance de leurs conditions de scolarisation sur la réussite de leur parcours, notamment en ce qui concerne : le groupe de référence (les pairs côtoyés), le climat d’apprentissage, l’offre de formation, le curriculum réel, la qualité de l’enseignement, les représentations et attentes des enseignants dans les classes et établissements fréquentés. Comme l’ont montré les travaux consacrés à l’impact du contexte de scolarisation sur les projets d’avenir des jeunes, ces enseignants issus de milieux populaires ayant fréquenté des établissements de classe moyenne ou aisée (et des bonnes classes) se sont saisis des codes culturels rentables pour les études et en ont retiré des bénéfices importants en termes de stratégies, de progrès scolaire comme de confiance en soi. Le contexte de leur scolarisation a configuré un espace d’interactions socioculturelles où ont pu se développer des aspirations scolaires et professionnelles plus ambitieuses que celles socialement produites en fonction de leur milieu social.

Le contexte à lui seul ne fait pas tout…Les jeunes en question ont dû faire des efforts sans doute?

Ces jeunes ont dû beaucoup travailler pour parvenir où ils sont aujourd’hui, plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs eu l’impression de devoir fournir plus d’efforts que les autres pour réussir leurs études. Ils ont fait preuve de beaucoup de persévérance et développé un goût du dépassement de soi acquis tout au long de parcours singuliers jalonnés de difficultés multiples. Parmi celles-ci, les difficultés financières ont entraîné un certain nombre de limitations au cours de leur scolarité, ils ont été des élèves et des étudiants pauvres, boursiers pour la plupart, qui se sont principalement consacrés à leurs études en ayant peu ou pas de sorties et de loisirs, leur mode de vie durant leur jeunesse était plutôt ascétique.

Ont-ils été victimes de discriminations ?

La plupart ont relaté avoir fait l’expérience de la discrimination et/ou éprouvé un sentiment d’altérité douloureux en lien avec leur origine ethnoculturelle au fil de leur parcours de vie. Durant leur jeunesse, ils ont éprouvé une sensibilité aiguë à la discrimination qu’ils ont pu percevoir à l’égard d’autres élèves issus des immigrations au sein des établissements scolaires et un sentiment d’injustice face aux orientations ethniques. Pour faire face au stress et aux défis spécifiques de leurs expériences de vie, ils ont eu recours à diverses stratégies de coping (2), comme : être discrets en ne faisant pas de vagues ; être de bons élèves irréprochables ; rechercher du soutien social ; relativiser, prendre du recul, réévaluer positivement son expérience ; occulter, éviter ; affronter le problème ; procéder à une comparaison sociale descendante ; se ressourcer auprès de sa famille ; avoir une pratique religieuse ; se réfugier dans la lecture ; faire du sport.

Les enseignants issus de l’immigration sont-ils acceptés ?

Plusieurs d’entre eux ont perçu une remise en cause de leur légitimité à être professeur des écoles en raison de leur origine étrangère : par certains parents d’élèves ou des personnels de l’Éducation nationale. Se faire une place, acquérir une reconnaissance sociale et une légitimité en tant qu’enseignant quand on est issu des immigrations peut prendre un certain temps, chacun à sa manière mettant en œuvre diverses conduites pour tenter d’y parvenir. Tous ont développé des ressources interculturelles et une sensibilité à la diversité des élèves et des familles grâce à leurs expériences de vie. Ils ont conscience du rôle social que peut jouer l’école comme lieu de savoir et de construction de liens sociaux, un lieu où s’élabore le rapport à la société. Ils ont conscience d’être des pionniers et considèrent que la présence d’enseignants descendants de parents immigrants dans les écoles est une richesse.

Ce sont des pionniers pourquoi pas de nouveaux Hussards Noirs de la République… ?

Parmi eux, certains s’investissent d’une mission professionnelle en jouant un rôle de médiateur interculturel auprès d’élèves issus de familles défavorisées et/ou immigrées et tentent de créer un pont entre culture dominante et cultures minoritaires. Chacun d’eux a conscience d’être un modèle de rôle détenteur d’un pouvoir symbolique pour les élèves et du fait que son origine étrangère, et les expériences sociales et personnelles qui y sont associées, pouvait être une ressource. Ces jeunes enseignants ont pris l’initiative de s’engager (aide aux devoirs pour enfants d’immigrants et/ou défavorisés, cours de français langue étrangère, militantisme dans des associations d’éducation populaire, cours d’inter-culturalité etc.). Pour eux, le sens fondamental de leur engagement dans le professorat des écoles, c’est de permettre à des enfants issus de milieux sociaux éloignés de la culture scolaire de s’en sortir et, d’abord, de réussir à l’école.

Certains enseignants sont sans doute moins militants ?

En effet, d’autres enseignants issus des immigrations, même s’ils ont déclaré éprouver de l’empathie à l’égard des élèves issus de familles défavorisées et/ou immigrées, ne mettent en œuvre aucune pratique volontariste vis-à-vis d’eux. Leurs pratiques professionnelles, sont en cohérence avec leur recherche d’indistinction afin de ne plus être assignés à leur origine en étant constamment ramenés au statut d’enseignants issus de l’immigration.

Y a-t-il un profil type d’enseignant issu de l’immigration ?

Il n’y a pas de profil type, l’analyse des entretiens a mis au jour des parcours, des attitudes et des représentations diversifiés, avec toutefois certains points communs. Au niveau du choix du métier, la moitié des enseignants issus des immigrations de l’enquête ont eu un autre projet professionnel avant de s’orienter vers le professorat des écoles, ils s’anticipaient comme : interprète, psychomotricienne, assistante sociale ou éducatrice, par exemple. Leur intention d’orientation vers l’enseignement a émergé soit à la fin des études supérieures, soit après une première expérience professionnelle, mais sans viser précisément cet objectif. Ils ont choisi la discipline de leurs études supérieures par intérêt intrinsèque et reconnaissent avoir été préoccupés par l’évitement des emplois précaires et du chômage.

Ils ont vraiment choisi d’être professeurs des écoles ?

L’orientation vers le professorat des écoles correspond pour ces jeunes à une conversion relativement tardive (autour de l’âge de 28 ans) due à la nécessité de trouver un débouché professionnel à leurs études universitaires. D’une certaine manière, leur orientation vers l’enseignement semble relever d’une forme de contingence ou de repli et résulter d’ajustements opérés à mesure que le champ des possibles scolaires et professionnels se précisait et se rétrécissait. Leur venue au métier est guidée par les rencontres, opportunités et évènements de vie plus ou moins fortuits dont ils se sont saisis. Leur décision d’opter pour la profession d’enseignant est le résultat d’un cheminement personnel, à la suite d’obstacles rencontrés, de conflits, de renoncements et aussi de préférences qui se sont faits jour en eux. L’autre moitié des enquêtés n’avait pas d’autre projet professionnel, ils ont toujours voulu être enseignants. Le métier de professeur des écoles était perçu comme désirable et a été choisi de manière précoce et exclusive. L’orientation dans leur filière universitaire correspond à une discipline dans laquelle ils avaient de bons résultats dans le secondaire et leur motivation à poursuivre des études a été entièrement indexée à leur projet professionnel de devenir enseignants.

Comment les professeurs issus des immigrations parlent-ils de leur métier ?

Pour la plupart d’entre eux, si leur fonction consiste à transmettre aux élèves des savoirs et des connaissances, ils confèrent aussi au professeur des écoles un rôle plus étendu d’éducation et de socialisation en valorisant notamment le fait de préparer les élèves à devenir des citoyens responsables. Ils se décrivent comme exigeants envers eux-mêmes et leurs élèves et leur motivation professionnelle principale est la dimension utilité sociale du métier d’enseignant. Au moment de l’enquête, alors qu’ils étaient en début de carrière, la plupart des enquêtés avaient tendance à accorder une place assez centrale à leur vie professionnelle, par rapport à d’autres domaines de leur vie. Cet investissement important dans leur métier représente une attitude à l’égard du travail leur permettant de se légitimer et d’acquérir une reconnaissance sociale. Les représentations et postures professionnelles des enseignants de l’enquête ne sont pas homogènes et on peut présumer que celles qu’ils adoptent au cours des dix premières années d’exercice sont susceptibles d’être remaniées au fil du temps, le sens attribué par chacun à ses engagements professionnels se poursuivant tout au long de la carrière, en dialogue avec les personnes de ses différents contextes de vie. C’est le cas notamment pour la place plus ou moins centrale accordée au travail, pour les préférences pour tels ou tels types de public, de niveau et d’école.

Propos recueillis par Gilbert Longhi

Notes :

1 Construction des identités professionnelles chez de jeunes professeurs des écoles issus des immigrations : le rôle des relations interpersonnelles des contextes familial et scolaire.

2 De l’anglais cope with (faire face à, affronter…) Le coping désigne les processus psychiques et comportementaux qui permette à un individu de dénouer les difficultés qu’il rencontre et de la sorte résorber l’anxiété ressentie. Métaphoriquement, le coping fonctionne peu comme une rampe (un garde-corps) qui délimite une zone dans laquelle on est protégé.