Cinquante huit élèves de troisième écrivant ensemble un roman historique épistolaire autour de la guerre 14-18 : tel est le passionnant défi réalisé au collège du Vic-Bilh à Lembeye dans les Pyrénées-Atlantiques. Intitulé les « Amis de papier », l’ouvrage retrace la correspondance imaginaire entre un poilu, ancien étudiant aux Beaux-Arts, et sa marraine de guerre. Réalisé sur tablettes numériques, il se présente comme un livre multimédia, enrichi de productions visuelles (photos, dessins..) et sonores (bruitages, chant choral…). Au cœur du projet : la créativité et l’interdisciplinarité, susceptibles de mettre les savoirs en relation pour donner de l’efficacité et du sens aux apprentissages. Au cours du projet : le développement de capacités d’écriture, de compétences en littératie, de connaissances historiques, mais aussi la mise en œuvre de valeurs fortes comme l’esprit d’équipe, le sens des responsabilités, la prise d’initiative ou l’ouverture au monde. Plusieurs enseignants ont participé à l’aventure (documentation, histoire-géo, arts plastiques, éducation musicale) : Bruno Vergnes, professeur de français, nous présente ce travail pédagogique et numérique, remarquablement tissé à plusieurs mains.
Dans quel contexte le projet des « Amis de papier » est-il né ?
Le collège du Vic-Bilh est un établissement rural des Pyrénées-Atlantiques. Nous avions envie de participer aux Commémorations du Centenaire en réalisant un projet d’écriture numérique ambitieux. Cette année-là, il y avait deux divisions de troisième, c’est-à-dire 58 élèves, ce qui permettait de faire travailler ces deux classes ensemble. Nous avons déposé un « Projet innovation » auprès du Rectorat de Bordeaux qui nous à doté de 20 HSE à répartir sur les 5 disciplines concernées (Éducation musicale, Arts plastiques, Documentation, Histoire et Français). Puis nous avons soumis ce projet à la Mission du Centenaire pour une labellisation que nous avons obtenue. Enfin, le Canopé 64 nous a prêté 5 tablettes pendant un mois. A la fin de ce prêt, nous avons décidé d’utiliser les téléphones portables des élèves. Ainsi, la rédaction, les recherches et les enregistrements sonores ont pu se poursuivre en classe comme à la maison grâce à l’application Evernote qui nous a servi d’environnement numérique de travail. Du coup, notre projet s’est inopinément coloré de BYOD !
La production écrite se devait d’être pertinente sur les plans tout à la fois historique et littéraire : comment avez-vous mené à bien cette articulation interdisciplinaire ?
Tout d’abord, ce roman épistolaire entre un poilu de 1914 et sa marraine de guerre devait respecter la réalité historique et sociétale de l’époque qui est souvent mal connue des élèves. C’est tout d’abord leur professeure d’Histoire, Aurélie Renard, qui leur a fourni les connaissances de base sur cette période ainsi que l’idée du personnage de la marraine de guerre. Ce savoir à été enrichi grâce à la collaboration de la professeure documentaliste, Sandra Djaffardjee, qui a travaillé avec des groupes d’élèves sur des sujets parfois très précis comme la mode, les musées de l’époque, les lettres de poilus, la censure… C’est en Français que nous avons élaboré l’intrigue. Chaque classe a dû écrire la biographie complète d’un personnage ; c’est ainsi, par exemple, que Jules notre héros, est devenu un jeune étudiant des Beaux-Arts de Bordeaux, né à Saint-Germain en Laye en 1886 d’une mère commerçante et d’un père militaire, souvent absent. Puis nous avons réalisé la trame narrative sur une frise chronologique en ligne grâce au site Timerime où se mêlaient la grande et la petite histoire. Nous avons alors écrit un résumé de chacune des 58 lettres pour que chaque élève développe par la suite celle qui lui serait attribuée. Enfin nous avons trouvé le titre : Les Amis de papier.
Mais il fallait que le livre, une fois terminé, ne se lise pas comme une succession de rédactions d’élèves de troisième. Pour éviter cet écueil stylistique, nous avons élaboré un système pyramidal de relecture et de correction : chaque élève a écrit une lettre. Cette lettre a ensuite été relue et corrigée par d’autres élèves jusqu’à passer entre les mains d’élèves « experts » dont le rôle était de peaufiner l’ensemble. Chacun pouvait de cette façon développer ses propres compétences. C’est bien ainsi que travaillent divers corps de métiers, pour bâtir une maison, les uns après les autres, depuis le maçon jusqu’au peintre…
Des articulations se sont faites aussi avec les arts plastiques et l’éducation musicale : comment ces matières se sont-elles intégrées au projet ?
Nous avions envie que le texte soit enrichi de différents contenus : dessins, vidéos, sons, photos, musiques, chansons. Tous devaient être produits par les élèves, c’est de cette façon que les questions de droit d’auteur prennent vraiment du sens. Nous avions pris soin de faire de Jules un admirateur des peintres de l’époque et le professeur d’Arts plastiques, Pascal Mousques, a pu travailler autour de Delaunay, Picasso ou Degas et donc autour du programme d’Histoire des Arts. Il a demandé aux élèves de faire le travail qu’aurait fait un illustrateur en leur faisant réaliser des dessins ou des vidéos en lien direct avec les lettres. Leur professeur d’Education musicale, Patricia Debrus, habituée à diriger un chœur d’enfants, a travaillé des chansons de l’époque. Les élèves sont revenus après avoir passé le Brevet pour enregistrer au collège et bénéficier du calme du début de juillet ! Les chansons, accompagnées au violon et à l’accordéon, sont un apport considérable à l’atmosphère dégagée par le texte.
De manière générale, quels vous semblent les intérêts d’une telle interdisciplinarité ?
On le sait bien, le fait de travailler, à plusieurs disciplines, autour d’un objectif commun, donne du sens aux apprentissages car cela permet de mettre les savoirs en relation. Les élèves ont, par exemple, appris en Histoire que l’Etat censurait les propos défaitistes des soldats qui incitaient à la mutinerie. En Français, ils ont utilisé ce savoir pour transcrire les sentiments du personnage, écœuré par l’horreur des combats. En Éducation musicale, les élèves ont finalement enregistré la chanson de Craonne, ce chant contestataire interdit par l’armée. On peut légitimement penser qu’après avoir mis tous ces savoirs en relation, leur idée de la censure et donc de l’engagement est plus fine et plus complète.
Vous avez aussi utilisé Twitter pour faire vivre l’opération : quels usages en avez-vous faits ? avec quels profits ?
J’utilise beaucoup Twitter dans le cadre de mon métier, tant pour faire de la veille autour de la culture numérique que pour partager des expériences pédagogiques. Je souhaitais depuis longtemps utiliser ce réseau autour d’un projet scolaire mais je voulais l’utiliser pour ce qu’il est : un outil de veille et de communication. Nous avons créé le compte @lesamisdepapier qui était alimenté par des élèves volontaires. Cela nous a permis de fédérer autour de notre projet, une petite communauté de followers qui allaient devenir nos futurs lecteurs. Le fait de constater que notre projet intéressait au delà des portes du collège a augmenté la motivation des élèves. La publication de photos prises en classe nous a permis d’aborder les questions de droit à l’image. Au final, quand on relit le fil chronologique de nos publications, c’est l’élaboration du projet qui est enregistrée sur Twitter.
Au final, le livre numérique est enrichi de diverses productions multimédias (photos, enregistrements audio, vidéos, dessins…) : pouvez-vous en donner quelques exemples précis ? comment ont elles été conçues et réalisées ?
Le contenu qui enrichit le texte est très varié. Certains documents ont fait l’objet d’un travail en classe dans le cadre du cours d’Arts plastiques mais très vite, des élèves ont eu envie de produire des vidéos chez eux en filmant des objets personnels par exemple. D’autres ont souhaité expérimenter des prises de sons personnelles pour évoquer l’atmosphère des combats. Parfois les parents nous ont confié de véritables archives de famille, un livret militaire, un briquet, une médaille, un casque d’époque. Nous avons pris ces objets en photos. Pour la couverture du roman, nous avons travaillé un mercredi après-midi avec un groupe de six élèves. Pendant que Clarisse (l’élève qui avait été choisie pour incarner Rosalie sur la couverture) était chez la coiffeuse, nous avons préparé un studio photo de fortune au collège. Notons que la jeune coiffeuse du village avait accepté de faire cette coupe gratuitement pour soutenir notre projet !
La fabrication du livre numérique multimédia a-t-elle posé des difficultés techniques ? Quels conseils donneriez-vous sur ce point à des collègues tentés par une semblable aventure ?
Le livre numérique enrichi a été réalisé avec le logiciel iBooks Author, un logiciel gratuit disponible sous Mac. Il est très simple d’utilisation et très performant. Je l’utilise par ailleurs pour mettre en forme tous mes cours de Français. J’ai donc réalisé le livre par simple copier-coller du travail que les élèves avait placé sur Evernote. J’ai ensuite inséré les vidéos que les élèves m’avaient fait passer sur clé USB. Le point négatif, c’est que le livre n’est à ce jour encore disponible que sur la plateforme de téléchargement d’Apple. J’aimerais vous dire qu’une version Android ou HTML 5 est en préparation… Heureusement, un élève particulièrement impliqué, Nicolas Hort, s’est occupé pendant l’été de réaliser la maquette pour une édition papier qui est désormais disponible chez tous les grands libraires en ligne.
Le conseil que je donnerais, c’est tout d’abord, pour gagner beaucoup de temps, de s’appuyer sur les compétences des élèves motivés et ensuite d’utiliser les outils que l’on maîtrise déjà. L’utilisation de l’application Evernote a facilité notre collaboration : nous avons créé un seul compte dont les identifiants étaient connus des 58 élèves et des professeurs, ainsi chacun était responsable du travail de tous. C’est une bonne façon d’expérimenter la citoyenneté numérique ! Pour ce qui est de la réalisation du livre numérique il existe d’autres logiciels qui ont chacun leurs qualités et leurs défauts, il faut faire un choix par affinité.
De manière générale, quelles satisfactions tirez-vous de ce projet quant à l’investissement des élèves et aux compétences ainsi travaillées ?
Aujourd’hui les élèves qui ont écrit « Les Amis de papier » ont tous quitté le collège. Mais ils continuent à être les ambassadeurs de leur livre, ils en parlent à leurs nouveaux profs de lycée qui nous demandent de faire un partenariat avec le collège pour continuer à faire vivre ce projet ; les élèves sont fiers de leur production, voilà notre plus grande satisfaction.
Les compétences travaillées sont très nombreuses, mais au delà des apports purement disciplinaires des cinq matières engagées, il y a tout ce qui concerne la maîtrise des outils numériques, de l’utilisation et de la communication des données ainsi que le volet citoyen des publications sur Internet. Enfin il y a le plus important à mes yeux : le travail en groupe et la prise d’initiative des élèves.
Par-delà le support utilisé, il semble que « les amis de papier » soient paradoxalement une belle collaboration numérique : pouvez-vous nous éclairer sur le sens que la dédicace parait lui donner ?
En effet, c’est paradoxal, mais Les Amis de papier est un projet « zéro papier ». Et nous n’aurions sans doute pas pu le réaliser si les textes n’avaient pas été rédigés sur des supports numériques. Car encore une fois, ce n’est pas un livre écrit par un seul auteur mais par 58 ! L’incessant travail de relecture et de multiples corrections a été facilité par le numérique.
Quant à la dédicace, elle dit : « A l’heure où la société met en cause les amitiés virtuelles, cette correspondance montre qu’il y a 100 ans, nous pouvions être amis sans nous rencontrer. » C’est bien sûr un pied de nez à tous les grincheux, dont j’ai pu faire partie, qui pensent que l’amitié est galvaudée sur les réseaux sociaux. Ce sont les marraines de guerre qui nous ont fait changer d’avis.
De manière générale, en quoi le numérique vous semble-t-il susceptible de revitaliser nos cours de français, dans leurs démarches et dans leurs enjeux ?
Comme tous les professeurs convaincus que le numérique peut nous apporter beaucoup en cours de Français, j’aimerais voir mes élèves dotés de tablettes… mais ce n’est pas le cas. Il y a bien la salle multimédia, elle ne répond pas toujours à nos besoins souvent ponctuels et imprévus. Je préférerais que le multimédia puisse s’inviter ponctuellement dans ma salle de classe. Alors avant que cette dotation se réalise, il y a le matériel que les élèves ont sur eux et avec lequel on peut travailler.
C’est essentiellement dans l’écriture personnelle et collaborative mais aussi dans la réécriture des brouillons successifs que l’enseignement du Français peut profiter du numérique. Selon moi, il est du ressort des professeurs de Français d’enseigner nouvellement leur vieille discipline en intégrant davantage la culture et la citoyenneté numérique autour de projets qui débordent de la classe, de l’établissement.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut