Face aux élèves qui provoquent ou qui nient les actes terroristes, que peut-on faire ? « Il est toujours intéressant de faire un pas de côté, d’aller voir ce qui se passe ailleurs », nous dit Véronique Soulé. En journaliste expérimentée, elle est allée en Centre de formation d’apprentis (CFA), là où les élèves sont souvent particulièrement difficile, interroger deux enseignants. Connaissant bien leurs élèves et habitués à argumenter avec eux, Céline Dussaussois et Nicolas Boivin n’ont pas baissé les bras. Ils se battent patiemment, avec obstination, pour l’éducation de ces jeunes. Mais comment font-ils ?
Enseigner la morale laïque ? C’est bien. D’ailleurs, c’était prévu à partir de la rentrée. Relancer l’enseignement du fait religieux ? Ca se fait déjà. Mais admettons que certains profs passent un peu vite dessus. Mieux former les enseignants à ces questions ? Pourquoi pas ? Certains se sont sentis démunis face à leurs élèves au lendemain des attentats. Rendre l’école moins inégalitaire? Ca, c’est indispensable. Mais encore faut-il s’en donner les moyens, au-delà de la (bonne) volonté affichée. Mobiliser les associations, impliquer davantage les parents, etc. Ca ne peut certainement pas faire de mal. Rétablir des «rites» républicains, mieux marquer l’autorité… Vieux débat qui resurgit régulièrement. La ministre de l’Education Najat Vallaud-Belkacem, qui faisait le 14 janvier «un point d’étape» sur ses rencontres tous azimuts après les attentats, a évoqué une série de pistes pour aider l’école à relever le défi : comment transmettre les valeurs républicaines dont l’école est l’étendard mais dont on mesure combien elles sont contestées par certains élèves ? Or tout cela risque fort de ne pas suffire. Et s’il fallait aller plus loin, au sein même de la classe, au cœur de ce qui s’y passe, dans le rapport prof-élèves et dans ce que l’on enseigne ?
Face aux élèves provocateurs…
Il est toujours intéressant de faire un pas de côté, d’aller voir ce qui se passe ailleurs afin, pourquoi pas, de s’en inspirer. Je suis ainsi allée demander à deux enseignants de CFA (les Centres de Formation des Apprentis) – appelés des formateurs – comment ils avaient vécu les événements. Je les avais rencontrés lors d’un récent reportage sur deux classes d’apprentis participant à des voyages pédagogiques à Auschwitz organisés par la Région Ile-de-France et par le Mémorial de la Shoah. Ces deux CFA – le premier, à Nanterre (Hauts-de-Seine), spécialisé dans la coiffure et l’esthétique, le second, à Nangis (Seine-et-Marne), spécialisé dans le BTP – accueillent des élèves issus souvent de milieux modestes, voire défavorisés, qui ont la plupart du temps connu l’échec scolaire. Un public proche de celui des lycées professionnels où les discussions post-attentats n’ont pas toujours été simples.
Céline Dussaussois, enseignante d’histoire-géo et de lettres (comme dans les lycées pros, les profs sont multi cartes) au CFA de Nanterre, et Nicolas Boivin, qui enseigne les mêmes disciplines à Nangis, ont décidé, la semaine qui a suivi les attentats, d’y consacrer tous leurs cours. Ils ont rencontré à peu près les mêmes difficultés que celles évoquées par certains profs de collèges et de lycées, généralement dans des quartiers défavorisés ou carrément ghettos. On peut les résumer en quatre points :
- Des élèves provocateurs, généralement d’origine musulmane, estimant que les caricaturistes de Charlie «l’avaient bien cherché car ils ont blasphémé le Prophète»
- Des élèves sceptiques, et butés, clamant que tout cela était pure invention, que c’était «un complot» (des juifs, d’Israël, des Américains, des services français, et j’en passe)
- Des élèves dénonçant le deux poids deux mesures, Charlie Hebdo pouvant tout se permettre alors que Dieudonné est, lui, sanctionné lorsqu’il parle des juifs
- Enfin des élèves passifs ne disant mot, indifférents ou déjà fatigués d’entendre parler de Charlie.
Ne pas baisser les bras
Céline Dussaussois et Nicolas Boivin sont donc allés au charbon, sur la liberté d’expression, la laïcité, les valeurs de la République, l’Etat de droit … Dans les CFA plus qu’ailleurs, face à des élèves souvent peu intéressés par l’école, il faut aller les chercher, les accrocher, inventer une façon de faire cours pour faire passer les messages. D’où une pédagogie plus vivante et parfois plus innovante. Il existe aussi une matière très intéressante baptisée «Expression et ouverture sur le monde» (EOM).
Céline Dussaussois raconte : «le débat était plus facile avec les apprenties (les garçons sont une poignée dans ce CFA, ndlr) à qui je dispense cet enseignement qui n’existe qu’en Brevet professionnel. Pourquoi ? Car elles ont l’habitude de débattre, d’argumenter. Les cours partent généralement d’une revue de presse. Avec les CAP (certificat d’aptitude professionnelle, en deux ans) qui n’ont pas cette discipline et à qui je fais de l’histoire, cela a été plus difficile. Les élèves sont aussi plus jeunes. Plusieurs sont intervenues pour dire leur lassitude – «on en assez, il faudrait passer à autre chose» -, ou expliquer qu’elles ne comprenaient pas «tout ce bruit pour ça». Ces jeunes zappent beaucoup, il faut que ça aille vite.»
Pour les accrocher, la formatrice a l’habitude d’émailler ses cours de courtes vidéos. «Souvent ça porte plus que la parole du prof, explique-t-elle, ces jeunes vivent dans un monde d’images, elles sont suspendues aux chaînes en continu, aux réseaux sociaux… C’est cela qu’elles renvoient, plus que la parole des parents». Céline Dussaussois commence fréquemment ses cours en faisant commenter l’actualité : «on avait parlé récemment de laïcité, en évoquant à Noel l’histoire de la crèche installée dans une mairie et qui a dû être démontée». La semaine dernière, elle a passé des extraits d’interviews de Cabu et de Charb, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo, parlant des menaces dirigées contre eux: «cela a suscité de l’empathie. Mais les plus jeunes ont du mal avec la liberté d’expression. Pour beaucoup, cela s’arrête quand on commence à faire du mal aux gens… »
Argumenter pied à pied
Nicolas Boivin, venu de l’université après un doctorat de géographie, est également un adepte de cette pédagogie ouverte et transdisciplinaire, basée notamment sur des projets. Pour lui, l’enseignement «Expression et ouverture sur le monde», dans lequel plusieurs disciplines interviennent et qui forme les élèves à la discussion, devrait même être généralisé. «Lorsque j’ai commencé en CFA, je me disais qu’enseigner trois matières, a priori sans lien entre elles, l’histoire, la géo et le français, cela allait être bizarre, explique-t-il, puis j’ai découvert l’EOM. Et cela a pris un sens. On peut faire du français en parlant histoire, de la géo en parlant de l’actualité, etc.». Cette discipline est à distinguer de l’éducation civique, généralement dispensée par les professeurs d’histoire-géo et qui fonctionne souvent comme une variable d’ajustement – réduite à peau de chagrin parce qu’il faut finir en priorité les programmes d’histoire et de géo. A Nangis, les apprentis, qui alternent deux semaines en entreprise et une semaine en classe, l’ont huit heures par semaine, et le coefficient n’est pas négligeable lors de l’examen final. «L’éducation civique est aussi plus institutionnelle, souligne Nicolas Boivin, alors qu’avec l’EOM, nous n’avons pas vraiment de programme. On nous indique de grands thèmes et nous les illustrons comme nous voulons’’.
Nicolas Boivin s’est battu pied à pied face à une partie de ses apprentis, partisans des théories du complot ou fans de Dieudonné. Comme si face à la propagande – islamiste, conspirationniste, etc. – qui fleurit sur les réseaux sociaux, il fallait opposer une contre-propagande, et démonter point par point les contre-vérités et les incohérences. «Lorsque mes apprentis me disent «Ca monsieur, je le sais parce que je l’ai vu sur Youtube », je leur demande le lien, je visionne la vidéo chez moi le soir, et je reviens le jour suivant avec des arguments affutés». Pour cela, il a récemment acheté un livre analysant le phénomène du complotisme.
Il n’y a sans doute rien de révolutionnaire dans ce que font ces formateurs de CFA. Certains profs le pratiquent déjà dans l’enseignement général. Mais il y a toujours le gong au-dessus de leurs têtes – «attention, il faut finir le programme» – qui les retient et les cantonne dans leur enseignement disciplinaire. Or si l’on prenait un peu de distances, si l’on innovait en ouvrant les classes et les disciplines, l’école s’en porterait-elle plus mal ?
Une chose est sûre : en ces temps difficiles, les professeurs sont bien aux avants postes de la République et de la défense de ses valeurs. Et Nicolas Sarkozy devrait retourner à ses fourneaux, lui qui prononça cette énormité un jour de décembre 2007 : «dans la transmission des valeurs, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur».
Véronique Soulé
Reportage sur les classes d’apprentis en visite à Auschwitz
Retrouvez tous les lundis la chronique de V Soulé.