L’émotion intense et collective qui s’est exprimée après les attentats de la semaine dernière a été saluée unanimement – ou presque – comme un sursaut humaniste et républicain. Massif et salutaire. Une manière de manifester sereinement et fermement notre attachement commun aux valeurs de la démocratie. C’était un acte politique fort. Il était nécessaire. Il doit rester dans les mémoires comme essentiel… Pour autant, il ne nous exonère pas – bien au contraire – ni du devoir d’inventaire, ni du devoir d’invention.
Devoir d’inventaire et devoir d’invention
Nous devons, en effet, faire l’inventaire lucide de la manière dont nous avons laissé nos institutions dériver au point de perdre une large partie de leur crédibilité républicaine. François Jarraud et Le Café pédagogique, comme Éric Favey (1), se sont exprimés sur ce sujet. Ils ont rappelé que l’École ne tenait pas vraiment sa promesse et que « le droit à une éducation de qualité pour toutes et tous » restait encore, largement, un vœu pieu. Il faut les entendre. Sans basculer dans la culpabilité larmoyante des « Nous aurions dû… », mais en assumant de regarder en face les « Nous devons… » qui s’imposent maintenant.
Comment tolérer, en effet, la dérive des continents scolaire qui s’est installée dans notre pays ? (2) Comment justifier le caractère scandaleusement velléitaire de l’éducation civique et artistique ? Comment accepter que tant de jeunes (dans les lycées professionnels ou les Centres de formation d’apprentis) soient privés de formation philosophique alors qu’ils en sont massivement demandeurs (3) ? Comment tolérer cette désinstitutionnalisation des établissements scolaires, où le gigantisme – au nom des fameuses économies d’échelle ! – entretient l’anonymat, cultive l’indifférence et laisse se développer la dépression et la violence ? Comment justifier cet abandon d’un « avenir du commun » qui s’impose d’autant plus aujourd’hui que la reconnaissance des différences risque, si elle n’est pas contenue dans un projet collectif, de faire exploser nos cadres sociaux… Tout cela – et il faut insister sur ce point tant les tentations de la pensée facile et binaire sont grandes – n’exonère en rien les terroristes, les mouvements extrémistes et les États-voyous qui les soutiennent, de leur terrifiante responsabilité. Mais nous devons regarder en face ce et ceux que nous avons contribué à « fabriquer » ou à qui nous n’avons pas su offrir d’autre alternative pour donner un sens à leur vie que l’assassinat barbare. L’inventaire est implacable. Il pourrait nous conduire à la désolation ou – pire encore – à la résignation assortie d’une prophétie de malheur toujours assurée de se voir confirmée : elle permet, en effet, de prétendre avoir prévu la catastrophe quand elle arrive et d’avoir contribué à l’éviter si elle ne vient pas… le tout en campant dans un esthétisme de la désespérance qui procure, dans les cénacles à la mode, quelques substantielles satisfactions narcissiques.
C’est pourquoi, au-delà de l’inventaire, les éducateurs – qui font profession du futur – sont assignés à l’invention. Invention politique et sociale auxquelles ils doivent, bien évidemment, prendre pleinement leur part. Invention pédagogique aussi, qui relève de la spécificité de leur engagement professionnel. C’est pourquoi nous ne pouvons pas éviter de nous demander : « L’émotion, oui… mais après ? », et même – plus fondamentalement encore : « L’émotion, oui… mais comment ? ». C’est l’occasion, alors, pour nourrir notre réflexion, de revisiter les œuvres des grandes figures de la pédagogie, de Pestalozzi à Makarenko, de Freinet à Oury et à Deligny dont l’ouvrage « Graine de crapule » reste un petit chef d’œuvre qui devrait être étudié systématiquement dans tous les ESPÉ (4).
C’est l’occasion, aussi, de relire ou de découvrir, par exemple, l’ouvrage récent de Martha Nussbaum « Les émotions démocratiques » (5). Voilà, en effet, un ouvrage d’un grand intérêt pour les pédagogues. Il est écrit par une philosophe américaine, d’abord spécialiste de littérature et qui développe aujourd’hui, au coté d’Amartya Sen, l’approche dite des « capabilités », c’est-à-dire des capacités effectives ou « substantielles » – et non abstraites ou formelles – dont nous devons doter les sujets afin qu’ils puissent exercer leur liberté dans les situations concrètes.
C’est ainsi que, dans cet ouvrage, Martha Nussbaum commence par identifier ce qu’est, à ses yeux, la finalité essentielle de l’éducation : la formation des élèves à la capacité de participer à la vie démocratique. Elle précise ensuite les objectifs pédagogiques que nous devons nous donner pour incarner ces finalités : apprendre à nos élèves à entrer dans une relation pacifiée avec les autres, à échanger ensemble dans le respect réciproque pour accéder au bien commun. Puis, pour élaborer ses propositions concrètes, l’auteure se demande quelle est « l’opération mentale » qu’ils doivent effectuer pour y parvenir, et elle la définit ainsi : « l’enfant doit apprendre à s’identifier au sort des autres, à voir le monde à travers leurs yeux et à ressentir leurs souffrances par l’imagination. C’est seulement de cette manière que les autres personnes, éloignées, deviennent réelles et égales à lui. » À partir de là, et en s’appuyant sur une analyse de l’émergence et des développements possibles des émotions enfantines, l’auteure propose un ensemble de principes organisateurs de l’action pédagogique et développe trois séries de propositions concrètes, illustrées de nombreux exemples : la pratique du débat, le souci de former des « citoyens du monde » et la promotion de l’imagination à travers la littérature et les arts.
Ainsi, face à des institutions – voire des référentiels – qui juxtaposent souvent des finalités généreuses et des pratiques routinières au moindre coût, Martha Nussbaum restitue à l’engagement éducatif sa continuité nécessaire entre finalités et modalités. Elle nous permet de sortir de la schizophrénie entre la théorie et les pratiques, schizophrénie qui délégitime gravement toute action éducative. Elle nous invite, selon l’expression et la démarche de Daniel Hameline, à « parcourir dans les deux sens et inlassablement » la chaine qui relie ce que nous voulons et ce que nous faisons (6). Mais elle ne le fait pas de manière mécanique ou applicationniste ; elle le fait en pleine conscience que c’est l’inventivité pédagogique qui, seule – bien loin des systèmes de contrôle technocratiques – peut relier authentiquement les principes et les actes pour engager le cercle vertueux de la parole tenue.
Une éducation à la démocratie, c’est possible !
Martha Nussbaum part, dans sa démonstration, de la distinction entre deux systèmes de développement, dont elle précise qu’ils n’existent pas vraiment « à l’état pur », mais constituent des modèles de référence et permettent de voir comment chaque pays et chaque institution se situent par rapport à eux. Le « choc des civilisations » dont elle parle n’est pas vraiment celui qu’on décrit habituellement et il passe, dit-elle, à l’intérieur de chaque société. Il oppose un modèle centré sur la croissance économique à tout prix et un modèle centré sur « le développement humain ».
Dans le premier, ce qui compte d’abord, c’est la mise en concurrence des individus, conçue comme génératrice de richesses matérielles dont la distribution s’effectue « au mérite ». Dans le second, ce qui essentiel, c’est l’égalité des droits fondamentaux des personnes : droit à la santé, à l’éducation, à exercer une activité reconnue dans un collectif solidaire, à participer effectivement au débat démocratique. Et Martha Nussbaum montre bien, en analysant, en particulier, les exemples de la Chine et de l’Inde, que l’accès à la liberté et à l’égalité des personnes n’est nullement corrélé à la croissance économique. Tout au contraire, aujourd’hui, semble-t-il, la croissance – quand elle existe ou qu’elle est recherchée à tout prix – développe la concurrence, accroît les écarts et stimule toutes les formes de rivalité. Ainsi, l’éducation proposée par les pays qui ont la croissance économique comme objectif prioritaire est fondée sur un « mélange de sophistication technologique et de docilité de pensée », elle s’appuie sur le sentiment de vulnérabilité et l’anxiété, inhérents à tout individu dans ce monde, pour développer des émotions qui n’ont rien de démocratiques : l’aversion à l’égard des autres perçus comme des menaces, le repli clanique et identitaire face à la conspiration des « impurs », l’agressivité et la violence destructrice…
Face à ces émotions-là, le modèle démocratique qu’elle développe se propose de permettre à chaque enfant et adolescent, durant son éducation, de reconnaître les autres – tous les autres – comme des personnes dignes d’accéder aux mêmes droits que lui, parce que partageant fondamentalement la même « humaine condition », comme disait Montaigne. Quand l’éducation fondée sur le profit et le pouvoir décrit le monde de manière toujours systématiquement manichéenne, opposant les « bons » et les « mauvais », les « élus » et les « exclus », l’éducation à la démocratie doit donner à lire la réalité complexe des situations, les contradictions qui traversent chacune et chacun d’entre nous et la manière dont il est possible de dépasser ses tentations régressives pour contribuer au bien commun. C’est tout le mérite de la « littérature de jeunesse » que de permettre cette découverte. Elle ouvre l’accès à la complexité des êtres et permet de comprendre qu’il est possible de se dépasser… Plus largement, l’éducation à la démocratie doit cultiver les « passions démocratiques », celles qui fondent la possibilité – mais aussi le désir – de vivre ensemble.
Pour cela, Martha Nussbaum développe trois axes forts dont elle montre qu’ils devraient structurer nos systèmes scolaires. Le premier est la pratique du « débat socratique », avec l’impératif des « changements de rôle », chacun devant défendre le point de vue d’autrui après avoir défendu le sien. Cette proposition, que l’on retrouve chez plusieurs pédagogues (7), m’apparaît tout à fait décisive : en effet, pour que le débat soit autre chose qu’une joute verbale ou une confrontation obstinée, pour qu’il évite à chacun de s’enkyster sur ses positions et permette de dépasser ses positions, de progresser, de réexaminer ce que l’on croit savoir, il faut entrer, en quelque sorte, dans la démonstration de l’adversaire et « se prendre » au jeu jusqu’à ce que sa propre position en soit « altérée », que l’on assume d’évoluer sans se renier… La deuxième proposition renvoie à l’impératif, dans chaque discipline et dans les nécessaires travaux interdisciplinaires, de procéder en élargissant systématiquement le champ pour permettre la découverte des interactions et solidarités. Il s’agit là de former le « citoyen du monde », non pas seulement par des injonctions généreuses, mais par la découverte de l’interdépendance étroite que les humains entretiennent entre eux et avec le monde : « La solidarité est un fait avant d’être une valeur », disait Albert Jacquard. On est loin ici, d’une « interculturalité » relativiste qui joue sur le caractère folklorique des « différences » et dilue toute référence tant éthique qu’esthétique. Il s’agit de tout autre chose : de découvrir progressivement les figures et le sens de ce qui nous entoure, afin, de proche en proche et de loin en loin, de comprendre en quoi tout cela « fait système » : on se donne ainsi des modèles d’intelligibilité de soi et du monde, on apprivoise l’altérité et l’étrangeté par la hardiesse du comprendre… Enfin, Martha Nussbaum insiste sur la nécessaire rencontre avec la littérature et les arts : elle considère celle-ci comme fondamentale dans la construction des « émotions démocratiques » en ce qu’elle permet d’accéder à « l’imagination narrative ». « J’entends par là, explique-t-elle, la capacité à imaginer l’effet que cela fait d’être à la place de l’autre, à interpréter intelligemment l’histoire de cette personne, à comprendre les émotions, les souhaits et les désirs qu’elle peut avoir. » Car, explique-t-elle, apprendre à voir un autre être humain non pas comme une chose mais comme une personne ne va pas de soi : cela s’apprend et se construit. Et l’art, pour cela, est essentiel : il donne à voir, à la fois, l’identité et l’altérité, il permet de se reconnaître dans l’autre et, aussi, de se reconnaître « soi-même comme un autre », selon la belle expression de Paul Ricoeur. (8)
-o0o-
On a vu l’intérêt que j’attachais aux analyses et propositions de Martha Nussbaum, même s’il me semble parfois que, quand elle s’aventure dans l’histoire de la pédagogie et de ses concepts, elle va un peu vite en besogne. Comme elle, je suis convaincu que les pratiques pédagogiques peuvent nourrir « les émotions démocratiques »… et ce point me semble absolument essentiel aujourd’hui.
Pourtant, je crois qu’il faudrait compléter ses propositions. L’empathie est, effectivement fondamentale, pour ne pas basculer dans la malfaisance et pour accéder à une rencontre authentique avec l’autre. Mais encore faut-il que, selon l’expression proposée par André de Peretti, « on entre dans le référentiel de l’autre… sans s’y perdre ! ». « Sans s’y perdre », c’est-à-dire en disposant des moyens de prendre du recul, de se dégager de l’identification, de construire un échange grâce à la maîtrise du langage, quand on a appris « ce que parler veut dire ». À cet égard, l’exigence de précision, de justesse et de vérité, la désintrication systématique – et toujours besogneuse – du savoir et du croire, l’effort pour ne jamais demander à quiconque de ne « croire personne sur parole », mais de vérifier ses sources, de refaire la démonstration, d’aller voir, de plus près, comment ça se passe… tout cela est essentiel… De même, il me semble qu’il faut insister sur la construction du collectif, la possibilité donnée à chacun d’y avoir une place et une responsabilité, d’y faire l’expérience de l’autorité légitime, celle qui s’exerce « en tant que », chaque fois que l’on met un pouvoir d’agir au service d’une responsabilité dans l’intérêt commun… Enfin, j’insisterai sur la nécessité – particulièrement importante aujourd’hui pour moi – de formaliser avec les élèves les découvertes effectuées et de les inscrire dans un cadre instituant. C’est pourquoi je m’interroge, depuis longtemps, sur la possibilité d’inscrire le Droit comme discipline « de plein exercice » dans le cursus de formation, et cela de l’école primaire au lycée. Après tout, dans une société laïque, c’est le Droit qui « fait tenir les humains ensemble »… et il faudrait bien que les élèves comprennent en quoi il les protège, en quoi des principes comme « nul ne peut se faire justice soi-même », « nul ne peut être, à la fois, juge et partie » sont profondément émancipateurs. Ne vivons-nous pas dans un paradoxe extrême, nous qui affirmons que « nul n’est sensé ignorer la loi » et refusons, en même temps, de l’enseigner ?
Au total, on le voit, la pédagogie est loin d’être impuissante face à la barbarie. Certes, elle n’est pas toute-puissante et sa réussite n’est jamais assurée : la formation d’un humain n’est pas la fabrication d’un objet et nous ne sommes jamais certains de ce qui va advenir. La pédagogie, ça ne marche pas à coup sûr ! Heureusement ! La démocratie, non plus d’ailleurs. C’est ce qui fait, à la fois, sa grandeur et sa fragilité. Et c’est cette fragilité qu’il nous faut défendre. Contre la force des dogmatismes et la violence des totalitarismes. Car notre fragilité est notre bien le plus précieux.
Philippe Meirieu
Toutes les tribunes de P Meirieu
NOTES
(1) Voir la remarquable intervention d’Éric Favey lors de la journée d’études « Où vont les pédagogues ? », le 10 janvier à l’université LUMIERE-Lyon 2 : https://www.youtube.com/watch?v=3jcOmKWXR7o&feature=youtu.be (à 1h 51)
(2) Nous en parlions déjà en 1998 avec Marc Guiraud dans notre ouvrage au titre prémonitoire L’école ou la guerre civile : http://www.meirieu.com/LIVRES/li_leolgc.htm
(3) Toutes les enquêtes ont confirmé cette demande depuis la consultation (sans aucune suite en la matière) « Quels savoirs enseigner dans les lycées ? » en 1998. Voir le rapport final de cette consultation : http://www.meirieu.com/RAPPORTSINSTITUTIONNELS/LYCEES.pdf . Voir également l’ouvrage coordonné par Roger Establet, Le peuple lycéen, ESF éditeur, 2005.
(4) Fernand Deligny, Graine de crapule, Éditions du Scarabée, 1960.
(5) Les émotions démocratiques – Comment former le citoyen du XXIe siècle ?, Climats, 2011.
(6) Voir l’ouvrage de Daniel Hameline, Les objectifs pédagogiques en formation initiale et continue (suivi d’un très beau texte sur « L’éducateur et l’action sensée »). L’ouvrage est épuisé mais téléchargeable gratuitement sur le site du Café pédagogique : http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/introuvablespedagogiques.aspx
(7) J’ai montré à quel point la rotation des tâches dans le travail de groupe, introduite et théorisée par Makarenko, constitue une « rupture épistémologique » essentielle dans la conception des « méthodes actives » : elle interdit la structuration du groupe en concepteurs, exécutants et chômeurs, impose la décentration nécessaire à l’élargissement du point de vue et permet d’effectuer des découvertes décisives comme de nouveaux apprentissages : Pédagogie : des lieux communs aux concepts clés, ESF éditeur, 2013, http://www.meirieu.com/LIVRES/li_lieux_communs.htm
(8) J’ai moi-même, dans le registre de la formation des maîtres, montré l’importance de la formation par la littérature, allant jusqu’à dire, dans une formule sans doute un peu imprudente, que la lecture du Sagouin de Mauriac pouvait être plus décisive pour la formation d’un enseignant que celle de toute la psychologie de Piaget. J’ai mis en œuvre cette analyse littéraire des faits éducatifs dans Des enfants et des hommes – Littérature et pédagogie, ESF, 1999, http://www.meirieu.com/LIVRES/li_deedh.htm. Voir aussi mon article : « L’éducation artistique et culturelle : une pédagogie de l’ébranlement », http://www.meirieu.com/ARTICLES/LA-SCENE_PH_MEIRIEU.pdf