« Le fait est là. Entre famille et école, s’est glissé le numérique avec sa troisième logique. Peut-on continuer de laisser ces mondes s’opposer ainsi et creuser de plus en plus des logiques contradictoires ? ». Alors que la ministre de l’éducation nationale et les médias posent la question des usages des jeunes du temps passé sur Internet, Bruno Devauchelle interroge ce temps particulier. » Il est temps de réfléchir l’éducation en termes de réconciliation. »
Un élève passe entre 9 et 14 à 16 années dans le système scolaire. Au cours de toutes ces années, il va, la plupart du temps, être guidé dans l’espace, le temps et dans l’activité. Ce guidage, que nous nommons hétéro-direction, mène l’enfant vers l’âge adulte en lui « balisant le parcours ». Du début de l’année scolaire aux grandes vacances de la fin de cette année scolaire, les jeunes vont être entraînés dans une organisation qui encadre, de l’extérieur, tout ce qu’ils doivent faire. Cela commence par le calendrier, se poursuit par l’organisation horaire, le découpage disciplinaire, l’organisation du travail, son évaluation etc. Même les temps de récréation sont distillés avec précision et organisées pour offrir un espace d’initiatives encadrées.
Face à des écrans, en dehors de ce temps contraint dans lequel on peut aussi trouver des écrans (mais d’un autre genre souvent), un jeune passe entre 2 et 5 heures par jour. La télévision nous avait habitués à nous imposer sa logique de flux, basée sur des formats de temps prédéfinis (26 mn, 52 mn etc…), le tout organisé en « grille de programme », une expression dont on ne peut que constater la force d’encadrement contenue dans chacun des mots. Progression et programmation, programme scolaire et grille de programme, voilà des logiques qui sont bien proches. Lorsque le numérique advient, avec ses formes multiples de terminaux, mobiles et connectés, le programme n’existe plus. En d’autres termes, le potentiel d’utilisation du numérique rapproche davantage du temps libre que du temps contraint, du choix personnel que du programme imposé. Plus encore le numérique correspond bien mieux au temps familial qu’au temps scolaire.
Nombre de spécialistes nous disent que les jeunes ne peuvent que se perdre, se noyer dans cet univers et qu’il faut ramener de la contrainte pour leur apprendre à se diriger dans ce nouvel espace-temps informationnel et communicationnel. Peut-on apprendre à un jeune la liberté en le mettant constamment en situation de contrainte ? Certains pensent même qu’en mettant le numérique en dehors de l’école, on formera d’abord l’esprit qui sera ensuite capable d’aborder ce monde « ouvert ». Certains autres spécialistes s’emploient à démontrer que les jeunes ne sont pas compétents, ne connaissent pas et qu’il convient alors de les encadrer, de les « programmer » pour qu’ils puissent utiliser librement ces moyens : Education aux Médias et à l’Information, Enseignement de l’Informatique etc. Ainsi l’école dans ce domaine, comme dans nombre d’autres, serait le meilleur moyen de préparer les jeunes au monde qui vient, à condition de bien les « programmer » (cette assertion est évidemment caricaturale et approximative) dans un univers protégé. C’est d’ailleurs, dit-on, ce que font les parents qui organisent la vie de leurs enfants et dont on fustige le laxisme dès lors qu’il semble qu’ils ne donnent pas ce cadre. C’est ce que dénoncent nombre d’enseignants et d’éducateurs à propos du numérique à la maison, comme nuisible à la scolarité.
La question est suffisamment importante pour qu’on ne s’arrête pas à ce premier niveau d’analyse. En effet la vie est un tout et opposer les mondes c’est croire qu’il est possible de comprendre cette sorte de schizophrénie qui oppose les deux univers majeurs qui constituent le quotidien de nombre d’enfants. Cette séparation entre les deux mondes n’en est pas une en réalité, mais le degré de dissonance entre ces deux mondes dit interroger tout éducateur. Plusieurs travaux de recherche ont montré que la manière dont les parents portent l’idée même de l’école dans la vie familiale est déterminante pour permettre à l’enfant de s’engager dans une trajectoire scolaire. D’ailleurs, souvent, on considère que la trajectoire imposée par la scolarité est la seule bonne et légitime, ce qui est confirmé par l’idée même d’obligation d’instruction et confirmée par le nombre de propos qui invitent le monde scolaire à agir quand un problème de société d’adulte se pose.
Le fait est là. Entre famille et école, s’est glissé le numérique avec sa troisième logique. A une logique de la séparation et de programmation par le passage dans le monde scolaire et une logique de préparation et d’insertion progressive dans la famille, semble succéder la logique du « jette toi dans le grand bain et apprends à nager tout seul ! Cette division un peu artificielle et caricaturale est cependant un élément à prendre en compte pour chaque éducateur et en particulier enseignant qui veut réfléchir à la place qu’il devrait donner au numérique dans sa pratique professionnelle. Peut-on continuer de laisser ces mondes s’opposer ainsi et creuser de plus en plus des logiques contradictoires ? Faut-il fondre ces mondes et ainsi donner raison à l’une des trois formes ?
Je propose de réfléchir au fameux : « fait ce que vouldra » cher à François Rabelais. L’essentiel de l’éducation serait d’être capable de « vouloir ». Certains parlent de développer la dimension de « l’autorisation », c’est à dire permettre au jeune d’être l’auteur de sa vie, tout en mesurant l’importance de la référence à l’autorité de chacun au sein d’un collectif, et en d’assumer la responsabilité de ses actes. D’autres parlent de « l’autonomie » comprise comme une liberté d’agir dans un cadre contraint. D’autres aussi parlent de « déterminisme », invitant à questionner ce qu’ils considèrent comme une apparente liberté de choix ? Le modèle fondateur du numérique actuel se trouve d’abord dans une techno-science qui émerge de réflexions et d’univers eux-mêmes en opposition – armée, recherche, underground – De même le modèle libéral-libertaire semble être à la base du moteur de développement de ces technologies.
Eduquer au numérique est aujourd’hui à la croisée des trois chemins évoqués plus haut. Chaque éducateur, chaque enseignant se doit de bien repérer ces univers et leurs logiques (la sienne y comprise) pour agir. Entre programmation, accompagnement et auto direction, il est indispensable pour éduquer de faire un travail constant d’ajustement et d’adaptation, au risque de raidir les positions et de les rendre opposées. Il est temps de réfléchir l’éducation en termes de réconciliation. Il ne s’agit pas d’être béat devant les technologies, mais de constater que, sur les adultes comme sur les jeunes, elles se sont désormais imposées. Le numérique n’est pas l’anarchie, c’est simplement le possible questionnement des ordres établis. Il suffit d’observer ce que les humains en font dès lors qu’ils tentent de sortir des sentiers tracés d’avance, programmés, pour se rendre compte de ce fait que le numérique a mis entre nos mains un potentiel qui nous fait peur pour l’instant et dont il va falloir accepter que nous vivons réellement avec, une sorte de nouvelle humanité en quelque sorte.
Bruno Devauchelle