Spécialiste du numérique, Bruno Devauchelle a suivi de près l’expérience de LOREAD, un dispositif d’enseignement à distance développé en Lorraine. Il répond à nos questions sur les compétences nécessaires chez les enseignants et les élèves pour tirer parti de l’enseignement à distance. Il s’interroge aussi sur la concurrence entre enseignement virtuel et enseignement traditionnel ?
Si l’enseignement à distance est aussi performant que le présentiel classique est-ce à dire que c’est la fin de la classe et des profs ?
Par enseignement à distance nous ne parlons pas ici de la « classe virtuelle » qui consiste à reconstituer la salle de classe par ordinateur : un enseignant connecté par la voix et la vue avec des élèves qu’il voit sur son écran , en direct. Nous parlons ici de ces expérimentations dans lesquelles l’enseignement à distance est d’abord basé sur le décalage entre l’activité de l’enseignant et celle de l’élève. Il n’exclut pas certaines phases de travail en direct, en simultané, mais n’en fait pas un point de passage obligé
La particularité de l’enseignement à distance en contexte scolaire c’est qu’il oblige les enseignants et les élèves à transformer leurs conceptions respectives de leurs activités. En premier lieu, les expériences que nous observons ne concernent pas la totalité des enseignements mais une partie seulement (10 à 20% du temps total, le reste se faisant en situation classique). Les expériences d’enseignement totalement à distance ont depuis longtemps montré leurs limites et les technologies n’ont pas changé la donne : apprendre à distance à temps plein suppose une motivation bien différente qu’apprendre en présence. Les pratiques actuelles qui fonctionnent bien mettent bien sûr en cause la classe et la place des enseignants. D’une part, la salle de classe est désormais remplacée par des salles de travail informatisées dans l’établissement, mais aussi en dehors, voire au domicile. D’autre part la relation enseignant-élève est désormais basé sur un contrat d’activité que l’enseignant va construire dans une relation personnalisée avec l’élève, mais aussi avec sa famille. Celle-ci est importante car elle doit accompagner le jeune dans cette nouvelle façon d’apprendre. Le risque serait de croire que cet enseignement ne s’effectue que dans une position de solitude de l’élève. En fait plusieurs élèves travaillent parfois ensemble, soit pour l’émulation, soit pour l’entraide. Les enseignants, dans la conception des cours à distance, font évoluer les formes de conception d’un cours, la préparation de cours.
N’y a t il pas de risque pour les enseignants qui participent à ces enseignement d’être dépossédés de leurs cours ?
En s’engageant dans l’enseignement à distance, les enseignants ne sont pas dépossédés de leurs cours, car un cours à distance ce n’est pas comme une vidéo, ou un texte que l’on donne à lire. C’est d’abord une ingénierie, une construction d’un dispositif qui va permettre les apprentissages. Ce que l’enseignant fait c’est d’abord organiser l’activité des élèves autour de ressources (contenus, sources) qu’il rassemble et structure en s’appuyant sur une plateforme (LearningManagement System) à laquelle les élèves vont ensuite se connecter. La plupart des enseignants, en présentiel, comme à distance, sont des assembleurs-concepteurs. Ce savoir faire est ajusté constamment par l’enseignant lors des interactions avec les élèves. C’est surtout la qualité des relations avec les élèves qui fait la qualité de l’enseignement à distance. Le cours n’est pas une entité dont on peut se sentir propriétaire comme d’un bien matériel.
A quelles conditions ces dispositifs sont ils performants ?
La performance des dispositifs d’enseignement à distance tient d’abord à la qualité de conception du dispositif et des activités. Les échecs les plus célébres sont liés à la pauvreté de ceux-ci : des liasses de papier, des calendrier de devoir sans explication et l’absence d’interaction enseignant-élève voire élèves-élèves. Le numérique n’est pas gage de qualité pour autant. Nombre de cours à distance sont la simple transposition du magistral présentiel parfois à peine médiatisé. Or ce qui fait la qualité c’est justement le travail de « médiatisation » d’une part, de « médiation » d’autre part, au sein d’un dispositif pensé très en amont par l’enseignant. C’est la dimension d’ingénierie (conception, réalisation, mise en oeuvre) qui peut permettre de rendre performant ce genre d’enseignement. Attention, il faut rappeler ici qu’il ne s’agit pas d’opposer présentiel et distanciel mais plutôt de parler de l’hybridation progressive de l’enseignement que certaines expériences permettent de comprendre.
Quelles compétences cela demande aux enseignants ?
Si les compétences numériques liées à la médiatisation et à la relation distance sont essentielles, les compétences de conception de cours et de gestion du relationnel ainsi que celles de conception d’activités permettant d’apprendre ne le sont pas moins.
Dans l’enseignement à distance, l’enseignant apprend à se passer du « direct » de la salle de classe. Pour un acteur c’est passer du théatre au cinéma en quelques sortes. Il ne peut plus improviser, il doit anticiper : prévoir les activités de manière très précise, imaginer ses élèves sans les avoir en face de lui, préparer avant la demande les aides nécessaires. Lorsque l’enseignant « fait son cours » à distance, il ne « donne pas son cours », il rend accessible les savoirs aux élèves et leur permet de les manipuler. Cette compétence est complexe et tous ceux avec lesquels nous avons pu réfléchir à cela nous ont parlé de la « scénarisation », comme compétence essentielle à développer.
Et quelles compétences cela développe chez les élèves ?
Les élèves qui ont été interrogés dans ces dispositifs ont tous déclaré que ce genre d’enseignement demande plus de travail, est plus exigeant que le présentiel traditionnel. Outre les compétences techniques de base pour pouvoir participer, ce que les élèves doivent développer c’est la capacité à travailler dans une autonomie encadrée, non pas par la présence de l’adulte, mais par l’activité à réaliser. L’élève doit davantage compter sur lui-même, même si un encadrement coercitif existe aussi dans ce genre d’esneignement. Cette compétence d’autonomie se double d’une autre compétence : gérer les obstacles, faire preuve de volition (maintien de la motivation dans la durée). Travailler à distance suppose aussi de savoir poser des questions : savoir les formuler, mais surtout les poser. Dans l’interaction élève-enseignant, se crée une confiance réciproque qui est aussi une exigence réciproque, de travail d’une part, de réactivité d’autre part.
Ne peut-on craindre le développement de services privés d’EAD complétant l’enseignement classique ?
Les sociétés de complément à la scolarité se lancent sur ce marché. De même nombre de sociétés qui développent des supports de cours médiatisés (Ma seconde école par exemple) ou d’associations (Bibliothèque sans frontière) qui proposent des contenus en ligne tentent de proposer certains contenus qui peuvent être utilisés comme outils d’EAD. La domination de l’enseignement traditionnel et son inscription sociale et institutionnelle dans nos sociétés laisse toujours très peu de place à l’EAD, sauf de manière marginale ou de réponse à des situations particulières.
Dans l’enseignement supérieur ou au moins en dehors de la scolarité obligatoire on peut effectivement voir apparaître des offres sérieuses, parfois internationales (ce que l’on entraperçoit avec les MOOCs).
Dans l’enseignement scolaire, l’EAD sera d’autant plus marginal que l’hybridation des enseignements va gagner du terrain. L’enjeu est davantage d’imaginer comment le numérique peut permettre de faire évoluer les pratiques en présentiel que d’imaginer une concurrence globale. Le phénomène de refus de la scolarisation (home schooling) n’a pas autant de succès en France que dans le monde Anglo-saxon. Et même dans ces pays, il ne concerne que peu d’enfants. Ce qui est le plus à craindre pour le système éducatif c’est la multiplication des offres de toutes sortes de compléments aux enseignement. Cela risque de mettre en place une nouvelle forme de concurrence entre élèves, mais aussi entre établissements. Qui aura les moyens de réussir à l’école sans avoir besoin de recourir à ces nouvelles offres ?
Propos recueillis par François Jarraud