Le terme « engagement » est souvent associé à celui de volonté, d’énergie. S’engager, dans le langage commun, c’est un acte volontaire et dirigé vers un objectif ou au moins orienté dans une direction. Dans le langage des psycho-sociologues, l’engagement prend des couleurs complémentaires. En effet en étudiant les pratiques d’engagement, ils se sont interrogés sur la liberté d’engagement vécue ou énoncée. C’est ainsi que MMs. Beauvois et Joule se sont interrogés sur la question de l’engagement librement consenti, considérant que dans bien des situations on pouvait se demander si réellement l’engagement était si libre que cela. La question mérite de se poser, concernant les objets numériques, tant il est étonnant de voir comme nous sommes, jeunes et moins jeunes, capables de nous engager pour ces machines et leurs usages.
Ne serions-nous pas manipulés ? La parution de nombre de livres opportuns en cette période de Noël ne doit pas faire oublier le succès de librairie du livre des mêmes auteurs, « Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens » (R.V. Joule et J.L Beauvois, PUG, 2014) édité à plus de 300 000 exemplaires depuis sa parution (autant que d’autres productions bien moins honorables parues récemment). Ni vengeance, ni polémique, simplement vulgarisation scientifique d’un problème plus global de nos sociétés, marquées de plus en plus par la force de persuasion des commerçants, des publicitaires, comme on peut le constater avec le numérique. Comme de plus nos établissements scolaires sont fortement courtisés par ces mêmes vendeurs, il est intéressant de se questionner sur notre libre arbitre, sur notre capacité à discerner et à être réellement libre de nos choix…
A écouter certains zélateurs, pédagogues ou commerçants, du numérique, on est souvent étonné d’entendre les argumentaires et de voir les méthodes adoptées par les uns et les autres pour nous amener à nous engager dans le numérique. Serions-nous manipulés par eux ? C’est justement là que ce petit traité nous interroge : manipulés ou manipulateurs ? Car il nous arrive parfois de tenter de convaincre nos collègues du bien fondé de telle ou telle évolution. C’est alors que les techniques d’engagement, de persuasion, de communication peuvent intervenir, parfois même de manière non consciente. Car ces travaux de psychologie sociale sont des révélateurs de nombre de nos travers que souvent, nous esquivons, soit par ignorance, dans le meilleur des cas, soit par aveuglement volontaire, dans le pire. Lorsque nous sommes nous-mêmes convaincus du bienfait de telle ou telle chose, nous avons tendance à vouloir en convaincre nos congénères. Assister à un salon comme Educatice, par exemple, est particulièrement intéressant, et nombre de rencontres se transforment en « objet observable » pour cette approche dite de « la communication engageante » (cf. « La communication engageante : aspects théoriques, résultats et perspectives » Fabien Girandola and Robert-Vincent Joule, l’année psychologique de 2012).
Lorsque l’on fréquente les forums et autres rencontres d’enseignants innovants, on ressent aussi cette pression de la persuasion, installée au cœur même du discours des uns et des autres. En d’autres termes un passionné peut être tenté de devenir manipulateur s’il veut amener l’autre à adhérer à ses idées. Dans le monde de l’enseignement, cette approche mérite aussi notre attention, au-delà du numérique, plus généralement dans l’acte d’enseigner : « enseigner n’est-ce pas manipuler ? » N’est-ce pas tenter d’obtenir un engagement des élèves vers une activité qui les amène à produire leur connaissance, lisible au travers des traces qu’on l’invite à nous laisser. Quand un enseignant qui expérimente les tablettes dans sa classe nous déclare que ses élèves sont très motivés, n’est-ce pas l’indication d’un acte manipulateur basé sur la séduction de l’objet technique.
Plus généralement quand un responsable décide de déployer du numérique dans les établissements scolaires, il espère obtenir en retour des comportements qui vont le conforter, pas forcément pour le numérique, mais peut-être pour d’autres domaines (bien être en classe des enfants, meilleure estime des parents vis à vis de la modernité de l’établissement etc.). Le développement massif des moyens numériques dans la société doit interroger chacun de nous sur sa relation à ces objets. La première question est de dire, avec honnêteté quel est le niveau d’équipement personnel. La deuxième concerne l’usage, sa fréquence et ses modalités. La troisième concerne l’inscription de ces équipements et de leurs usages dans la durée (renouvellement, budget etc.) Une fois ce bilan réalisé on peut alors se questionner sur notre « soumission » ou notre « liberté d’engagement » selon ce que nous ressentons.
Au regard de l’écart entre les annonces des responsables politiques et les réalités d’usage, on peut se questionner pour savoir quels sont les niveaux et les lieux de la manipulation. Ce que l’on sait, à lire les travaux scientifiques c’est que si la manipulation marche bien, elle ne marche pas tout le temps pour tout le monde. Simplement il faut savoir que les techniques de manipulation permettent d’augmenter l’efficacité de ce que l’on veut imposer aux autres, mais ne permettent pas une efficacité absolue. Mais là encore il y a un risque de perversion : la relative efficacité de la manipulation permet à chacun de nous de dire fièrement qu’il ne se laisse pas « avoir » par ces techniques, et pourtant nous sommes bien plus influencés que nous ne le croyons, la subtilité étant que nous ne nous en rendons pas compte.
Dans la classe, avec ou sans le numérique, nous sommes tous un peu manipulateurs (relisez le livre des auteurs ci-dessus) et en même temps nous observons que ça ne marche pas à tous les coups. Alors nous changeons de technique en espérant obtenir l’effet recherché. Certains appellent cela « l’art de la pédagogie », d’autres parlent de persuasion, d’autres encore de publicité etc. Avec le déploiement du numérique dans le quotidien et la confrontation de plus en plus directe du monde scolaire aux marchés, nous devons tous nous interroger sur notre rapport à ces technologies et ainsi pourrons nous devenir « librement esclaves » ou simplement conscient de nos faiblesses d’humain, pour mieux choisir notre liberté d’agir et de décider….
Bruno Devauchelle