Par Jeanne-Claire Fumet
Les capteurs de données physiques sont embarqués au plus près de nos corps : les outils du quotidien offrent la possibilité de surveiller sans cesse nos propres variations corporelles. Nursing narcissique d’un nouveau genre ou source d’autonomie inédite ? Un passionnant dossier d’Innovation et Perspective de la CNIL, Le corps, nouvel objet connecté, mis en ligne sur le site Eduscol Philosophie Numérique, propose un tour d’horizon complet de la question, des pratiques quotidiennes à leurs soubassements industriels parfois opaques, et des perspectives de développements biotechnologiques aux évolutions morphogénétiques possibles pour soulever la question d’un devenir encore indécis : qu’allons-nous faire de notre humanité ?
La mesure de nos données physiques ou « auto-mesure de soi » est devenue en peu de temps une aimable manie qui n’effraie déjà plus beaucoup. Noter scrupuleusement ses variations de poids lors d’un régime alimentaire, surveiller sa tension ou ses taux de glucides, les angoissés du quotidien n’ont pas attendu la déferlante des objets connectés pour s’y consacrer avec zèle. Mais les nouveaux outils de mesure, qui équipent le sportif du dimanche aussi bien que le citadin en promenade, en courses, au café, au travail, consignant au plus précis les paramètres de son activité (ou de son inertie), relèvent désormais d’une nouvelle forme de dandysme citoyen. Faire attention à soi, à sa santé et à son équilibre, prendre en main l’économie de son corps, c’est contribuer avec élégance à un certain équilibre de la société. La question ne se pose plus vraiment de la légitimité de ces instruments de mesure, dont la séduction marketing est taillée à l’aune de nos désirs high tech, mais des effets induits de leur usage systématique, à l’échelle individuelle et collective.
Mesure et quantification : l’obsession comparative.
Consultée par la CNIL, la philosophe du droit Antoinette Rouvroy rappelle la nuance déterminante entre « mesure » et « quantification » : la seconde tend à rendre objectivement, sous forme de nombres, des données que la mesure exprime par des mots. La mesure se contente d’apprécier ce que la quantification réifie, à des fins de comparaison. Le culte contemporain de la performance, analysé en profondeur par Guillaume Leblanc (Les maladies de l’homme normal, 2004) se nourrit avec gourmandise de cette quantification qui permet de vérifier à tout instant qu’on se situe bien en haut de la courbe moyenne, qu’on compte parmi les « meilleurs » – ce qui relègue les réticents au rang de perdants ou de suspects de tares sociales potentielles. Mais le risque de dérive n’est pas tant du côté des utilisateurs, précise le chercheur E. Morozov, spécialiste de l’impact social des nouvelles technologies. Le risque est plus grand d’un déplacement des responsabilités de santé publique vers les usagers, tenus de s’équiper et de surveiller les impacts négatifs de conditions de vie sur lesquelles ils n’ont aucun pouvoir et dont on n’aurait plus ainsi à traiter les causes réelles. Les causes comportementales des problèmes de santé viendraient à point nommé en masquer les causes socio-économiques.
L’intrusion des données dans les institutions de santé
La question se pose ainsi de la fonction et des usages possibles des données physiques, qui constituent une fenêtre ouverte sur l’intimité du corps, des modes de vie, de l’état de santé, voire de l’histoire émotionnelle et des modes de décision de chacun. Comme tout recueil de données numériques, les applications qui portent sur la santé ou l’hygiène de vie offrent un niveau de confidentialité assez faible. Les communications sont mal sécurisées et le partage en direction d’annonceurs spécialisés peut permettre une ré-identification par des tiers. De la sorte, les possibilités techniques de contrôle externe des données personnelles s’accroissent au même rythme que celles de l’auto-surveillance responsable, mais à une échelle incomparablement plus grande. L’équilibre entre élargissement des libertés démocratiques et risques d’instrumentalisation des citoyens par leur propre intermédiaire, est éminemment précaire. Médecins et assureurs se retrouvent au centre de cette évolution paradoxale : les patients décryptent leurs propres variables avant même de consulter un praticien, au point de modifier les conditions d’exercice de la médecine, pas toujours de manière très efficace. Les assureurs, en intégrant les analyses de données, ont augmenté considérablement leurs profits mais au prix de « ce qui fait l’essence de cette industrie : la confiance et la mutualisation », souligne le rapport de la CNIL. La mutualisation des risques incertains et la confiance déclarative fondent la logique même d’une activité qui ne peut jouer le risque zéro sans tuer sa propre vocation.
Une perspective transhumaniste
Ces questions d’éthique sociale et juridique devront pourtant trouver des réponses rapides : la « révolution NBIC », à la confluence des Nanotechnologies, de la Biologie, en particulier de la génétique, de l’Informatique et des sciences Cognitives, inaugure une nouvelle ère de l’humanité. On parle de « trans-humanisme » pour désigner cette évolution contemporaine qui entérine l’hybridation de la nature et de la machine en l’homme. Des outils microscopiques insérés dans nos organes pour en sonder les anomalies ou en accroître la puissance, des apports cellulaires ou tissulaires artificiels, des composantes électroniques pour soigner ou augmenter leurs performances… Dans quelques décennies, ces fantasmes de SF devraient faire partie du quotidien de la médecine. De même que l’Intelligence Artificielle, appuyée sur une compréhension plus précise des mécanismes cérébraux, tend vers le point de « singularité » : l’émergence d’un degré d’I.A. supérieur à l’intelligence humaine, devrait probablement se faire jour avant 2050, selon Ray Kurzweil, inventeur informaticien, figure de proue du transhumanisme américain et spécialiste pour Google de l’analyse du langage naturel et des mécanismes d’apprentissage. Que faire des merveilles offertes par ce coffre à jouets des NBIC, sans indicateurs qualitatifs des droits et des valeurs afférents à cette nouvelle humanité ?
Le défi des régulations collectives
Un premier élément d’achoppement émerge d’ores et déjà dans les réflexions législatives sur l’usage des données corporelles : la distinction entre données de confort (ou de bien-être) et données de santé soulève de lourds problèmes de mise en œuvre. Les restrictions appliquées au domaine médical apparaissent trop contraignantes, alors qu’elles sont manquantes dans le domaine du bien-être, alors qu’elles portent parfois sur les mêmes données. La scission entre les deux domaines perd de sa pertinence par le fait même que l’intervention informée sur le corps outrepasse largement le domaine des prescriptions thérapeutiques. Une nouvelle pensée du corps est en jeu : non plus selon les critères de la bonne ou mauvaise santé, mais dans une perspective de conformation à la volonté désirante du sujet – pour soi ou pour autrui, à titre personnel ou collectif.
A ce point, se rejoignent l’ensemble des perspectives ouvertes par les innovations techniques contemporaines : c’en est fini de subir à titre de patient les destinées biologiques de notre conformation matérielle. L’heure approche d’une gestion décisionnelle de notre réalité corporelle. Le débat s’annonce vif, nous prévient le dossier de la CNIL, non pas entre techno-biologistes et bio-conservateurs, voire entre technophiles et technophobes, mais bien entre trans-humanisme et post-humanisme : entre les tenants d’une évolution technologique adaptative de l’homme et les défenseurs d’un dépassement prométhéen de toute mesure qualitative d’origine humaine.
L’urgence d’une « réflexion existentialiste »
Pour le philosophe des technologies Michel Besnier, interrogé par la CNIL, une réflexion existentialiste est indispensable : transformer artificiellement humain ne signifierait « pas parfaire l’humanité, mais nous arracher à l’humanité » en éradiquant les particularités d’existence de notre espèce, vécues comme des imperfections, mais qui constituent le sens même de l’humanité. Faire des êtres lisses, sans souffrances ni plaisirs, sans entraves ni désirs, ne serait-ce pas le pire cauchemar d’un moderne Frankenstein ? Or le savant, l’ingénieur, le technicien ne peuvent pas résoudre de leur seul point de vue la question de la finalité de la transformation de l’homme : quel projet voulons-nous nous fixer collectivement, en vue de quel idéal et selon quels critères qui puissent dépasser les engouements d’une époque ou les velléités de domination d’un groupe ?
Le dossier de la CNIL offre un point de départ parfait pour engager les éléments d’une telle réflexion en classe de philosophie, dans le cadre du cours sur les notions de technique, de connaissance du vivant, de justice et de société, croisé avec les enseignements de biologie et de technologies. Sans oublier, pour rendre à l’anticipation sa part de fiction poétique, un passage par le film de James Cameron, Avatar, qui fournit de multiples pistes pour approcher en douceur les perspectives de la trans-humanité.
Le dossier de la CNIL en ligne :
http ://www.cnil.fr/fileadmin/documents/La_CNIL/publications/DEIP/CNIL_CAHIERS_IP2_WEB.pdf
Philosophie et numérique sur Eduscol :
http ://eduscol.education.fr/philosophie/enseigner
Pour alimenter la discussion sur transhumain et posthumain, un article de Laurent Alexandre :
http ://www.cuberevue.com/transhumain-oui-posthumain-non/2293
Sur France Culture, une émission sur la biométrie juridique :
http://www.franceculture.fr/emission-les-nouvelles-vagues-la-reconnai[…]
Sur le site du Café
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