Par Antoine Maurice
Maître de Conférence en ergonomie au Conservatoire National des Arts et Métiers (Cnam) à Paris, après avoir été enseignant d’EPS, vos domaines de recherches portent essentiellement sur les processus interactifs dans l’enseignement de l’éducation Physique et sur l’analyse de l’Agir professionnel. Naturellement, évoquer les programmes de la discipline implique de comprendre leur impact sur l’enseignement de l’Éducation Physique et Sportive…
Lors du colloque sur les programmes du SNEP FSU vous avez questionné l’impact des programmes sur les pratiques réalisées, c’est-à-dire ?
Je voudrais d’abord situer mes propos lors de ce colloque. Il s’agissait de porter un regard sur les programmes à partir du point de vue que l’on peut porter sur le travail enseignant.
En premier lieu, que ce soit au plan scientifique ou au plan politique, force est de constater que l’enseignement est souvent considéré comme une activité non laborieuse.
Au plan scientifique notamment, les conceptions appliquées de la science véhiculées au sein des STAPS, tendent à dénier toute professionnalité et tout savoir professionnel aux enseignants : « consommateurs de sciences », les enseignants devraient appliquer le savoir scientifique et l’adapter aux conditions effectives de leurs pratiques. Aux antipodes de cette conception épistémologique, je souscris à l’idée que les enseignants développent des compétences, des savoirs d’expérience sur le lieu même de leur exercice professionnel et font souvent preuve d’une grande ingéniosité, de créativité pour, parfois malgré tout, permettre aux élèves d’apprendre et de se développer. C’est dans cette épistémologie de la pratique que s’enracinent mes travaux ainsi que ceux développés au sein de l’ARIS (Association pour la Recherche sur l’Intervention en Sport).
Au plan politique ensuite, les questions d’organisation ou de réorganisation de l’Éducation Nationale se traitent souvent sans référence aucune au travail des enseignants. Dans le premier degré, la question des rythmes scolaires a été traitée sans référence (ou si peu) au travail enseignant. Il en est de même pour la question de l’évaluation et de la notation. Lorsque le travail enseignant est évoqué dans ces débats, il est stigmatisé : la notation serait une forme de violence faite à l’élève. Mais comment ne pas comprendre lorsque l’on s’intéresse au travail enseignant, que dans certaines situations où l’Institution ne fait plus autorité, la note soit mobilisée comme le dernier argument d’autorité.
En portant un regard sur les programmes du point de vue du travail enseignant, on est amené à considérer les programmes comme des prescriptions. C’est d’ailleurs la définition qu’en donne le CSP que vous relayez dans l’introduction de cette interview. Mais une prescription particulière en ce sens qu’elle définit non pas ce que l’enseignant doit mettre en œuvre, mais ce « qui doit être enseigné ». Du moins, est-ce dans le cas de l’enseignement de l’EPS une forme d’illusion dans le sens où les programmes insistent fortement et peut-être davantage sur l’organisation de l’EPS que sur des objets d’enseignement à s’approprier pour les élèves. Le choix des pratiques (terme que je préfère à celui d’activité pour plusieurs raisons que j’évoquerai plus loin) est ainsi fortement contraint par une classification organisée autour des compétences propres.
Au-delà de cette classification de pratiques qui impacte les programmations dans les établissements, les compétences attendues, dont la formulation est hétérogène, laissent des marges de liberté plus ou moins grandes en fonction du niveau d’expertise de l’enseignant. Pour prendre un exemple, un collègue (Rey, cahier du CEDREPS n°12) en analysant la formulation des compétences attendues identifie de plus ou moins grandes latitudes laissées aux enseignants : parfois, la compétence attendue identifie de manière très stricte les contraintes principales de la forme de pratique scolaire d’une APSA ; parfois, au contraire, la formulation de ces contraintes est assez imprécise et laisse plus de marge de manœuvre aux enseignants pour concevoir leur enseignement.
Un dernier point sur ces programmes et sur les fiches ressources en tant que telles. Le terme fiche ressource est inapproprié : il renvoie implicitement à l’idée que l’on aurait d’un côté une prescription qui s’applique et de l’autre côté une ressource permettant de faciliter la mise en application. Deux idées fausses ici. D’une part, il n’y a pas de prescription qui s’applique… Il y a toujours par les professionnels un « travail de la prescription ». L’exemple de Rey que je viens de citer est ici exemplaire d’un travail sur les programmes pour en faire un instrument de son activité d’enseignement.
De l’autre, les fiches « ressources » ne seraient pas des prescriptions. Elles le sont pourtant, mais des prescriptions secondaires. Elles sont toujours le support aux prescriptions que l’enseignant se donne pour d’une part concevoir, et d’autre part conduire son enseignement.
Programmes et fiches ressources sont en ce sens des artefacts (des objets ayant subi une intervention humaine) susceptibles d’outiller l’activité des enseignants. Or, la conception des artefacts est toujours socialement déterminée : en amont la conception d’un artefact est finalisée, il vise à résoudre un problème. En aval la mise à l’épreuve de ces artefacts ne préjuge jamais des usages qui vont en être faits par les professionnels.
Parlant d’usage des fiches ressources par les enseignants, je souscris volontiers à ce que souligne Didier Delignières (interview dans vos colonnes) : le découpage artificiel des compétences en connaissance, capacités, attitudes, s’il facilite certainement la compréhension de ces fiches (est-ce le problème que la conception des fiches cherchait à résoudre ?), s’avère problématique pour mettre en œuvre un véritable enseignement des compétences. Ce n’est pas en connaissant les ingrédients des compétences que l’on peut concevoir des situations complexes permettant de solliciter l’activité adaptative des élèves visant leur appropriation. Pour le formuler autrement, avec une image que je donne souvent à mes étudiants : ce n’est pas en connaissant les propriétés de l’oxygène et de l’hydrogène que l’on peut connaître les propriétés de l’eau.
Pourtant dans le même temps, vous précisez qu’ils sont nécessaires ?
Ils sont nécessaires, en tant qu’artefact. Ils guident l’action des enseignants en même temps qu’ils offrent des « marges de manœuvre » permettant un re-travail de ces prescriptions. Un travail sans prescription laisserait les enseignants sans ressources! Ils sont donc nécessaires!
Mais pour qu’ils soient utiles aux enseignants, il faut sortir de l’idée que les programmes doivent s’appliquer. Ceci est une illusion. L’ergonomie a depuis longtemps fondé ses analyses sur la distinction entre le travail prescrit et le travail réel. Aussi, quand bien même la prescription serait « ferme », elle ne résiste pas parfois aux contradictions inhérentes aux différentes sources de prescription. Je prends un exemple pour faire comprendre cette réalité : une collègue qui intègre 7 élèves ayant un handicap mental dans sa classe de 4ème et qui dans sa programmation doit réaliser du demi-fond. Un conflit réel existe pour cette enseignante entre d’un côté une injonction d’inclusion (loi de 2005 rappelée dans les programmes) qui renvoie pour elle à la nécessité de travailler le développement d’un collectif d’élève et de l’autre une pratique individuelle impliquant l’acquisition de compétences individuelles. Les rôles sociaux, dans le projet de conception de l’enseignement qu’elle conçoit, ne suffisent pas de son point de vue à assurer l’inclusion. Elle choisit dans ce cadre de travailler sur de la course collective : une pratique qui n’est pourtant pas « référente » en EPS bien que présente dans le champ des pratiques sociales (par exemple les courses à pied lors de raid).
Parfois la prescription porte des contradictions, parfois, elle ne guide pas suffisamment laissant les enseignants quelque peu démunis. Pour reprendre l’exemple de l’inclusion des élèves handicapés, les programmes proposent une forme d’injonction de résultats (atteindre les compétences définies) sans donner des moyens permettant aux enseignants d’adapter leurs enseignements et leurs évaluations. De fait, les enseignants se retrouvent quelque peu démunis. Les ressources offertes par la formation continue n’existent pas toujours dans les académies (un des derniers rapports de l’inspection générale sur ce sujet fait ce constat) et ne font pas office de prescriptions « secondaires » que les enseignants peuvent mobiliser pour guider leurs actions.
Les programmes sont nécessaires en tant qu’ils sont susceptibles de devenir un instrument de l’activité des enseignants. Déconnectés des réalités du travail, ils ne sont qu’une injonction sans potentialité et, au pire, un cadre auquel on se réfère sans que celui-ci vienne nourrir réellement le travail. Un exemple en ce domaine est l’injonction sous forme de rappel dans les programmes de l’obligation du projet pédagogique : il est obligatoire et devrait être un outil collectif de travail.
Or, j’ai toujours été frappé du caractère formel de nombreux projets pédagogiques rarement conçus comme un instrument possible du développement du collectif d’équipe EPS. On y met une programmation pour coller aux exigences des programmes, des objectifs en réalité peu opérationnels, etc. À quelles conditions ce projet pédagogique peut-il devenir un instrument du développement ? Je ne pense pas que ce soit en répondant à une injonction stricte et formelle d’appliquer le programme, mais en laissant la liberté aux enseignants de répondre au regard des particularités locales à une question posée par l’Institution. Par exemple, en permettant aux enseignants de définir ce qui localement peut-être considérée comme une programmation équilibrée de l’EPS, dans un cadre suffisamment large et en même temps suffisamment défini. Les propositions du CEDREPS dans vos colonnes vont dans ce sens : laisser la responsabilité aux équipes du choix des APSA pour proposer une EPS équilibrée sur l’ensemble du parcours de formation en veillant à ce que les élèves vivent au cours de leur scolarité trois mondes différents et en veillant (c’est un point important !) à des transformations significatives.
On le voit ici, c’est la question des usages (le pluriel est important) des programmes dans l’activité enseignante et des marges de manœuvre qu’ils offrent aux enseignants qui doit être posée. Or, en l’état peu de travaux scientifiques portent cette question pourtant importante. J’ajouterai un dernier point ici : penser la conception des futurs programmes au regard des usages possibles des enseignants, c’est les concevoir au regard de leur potentiel capacitant, c’est-à-dire de leur possible contribution au développement de l’activité de l’enseignant et d’apprentissage des élèves.
Vous questionnez également la terminologie utilisée dans les programmes à propos des Activités Physique, Sportive et Artistique, quelle(s) conséquence(s) en EPS ?
Ce n’est pas réellement la terminologie que je questionne, c’est, à la suite de Daniel Bouthier (Journées Alain Durey, 2012), la confusion toujours entretenue entre pratique et activité. Cette confusion a des conséquences importantes dans la manière de penser l’EPS. L’activité, pour faire simple, c’est ce qui est mis en œuvre pour réaliser une tâche. La pratique, on pourrait le formuler comme cela à la suite des travaux d’Yves Clot, c’est la dimension trans-personnelle de l’activité. Il y a la pratique du football et l’activité du footballeur déployée au sein de cette pratique réglementée. Le sigle APSA renvoie à cette confusion. Du coup, parler d’analyse de l’activité finit par ne plus avoir aucune consistance dans ce cadre, ce qu’elle a par ailleurs (notamment en ergonomie dans lequel je me situe). Ajoutons que la compétence se situe du côté de l’activité…
Cette confusion, c’est une hypothèse, aboutit à définir dans le cadre des programmes les compétences en terme de niveaux sans que soit clairement identifiée l’activité réellement mise en œuvre par les élèves et les objets de savoir à s’approprier pour atteindre ces niveaux de pratique. Donnons un exemple pour l’aérobic au lycée. La définition des compétences renvoie à une pratique intégrant des éléments de plus en plus spécifiques à la pratique (passage d’éléments chorégraphiques gymniques et dansés à des éléments spécifiques à l’aérobic) et renvoyant à un niveau de pratique de plus en plus exigeant (passage de figures simples à des figures posant des problèmes de coordination et de synchronisation collective). Rien n’est dit de l’activité déployée par les élèves à ces différents niveaux de pratique.
Pour citer Camus « mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde ». Le malheur en question c’est la définition de niveaux de pratique calqués sur des progressions valables dans d’autres lieux et pour d’autres publics. Une petite anecdote pour illustrer ce malheur : un collègue qui me disait son désarroi face d’une part à une évolution des élèves de moins en moins sportifs et de plus en plus sédentaires, des niveaux de pratiques définis dans les référentiels inatteignables dans les conditions scolaires et une injonction contradictoire d’avoir une moyenne de 12 au baccalauréat. Le malheur c’est la perte de sens du métier chez cet enseignant pourtant, et certainement parce que, compétent et investi !
Alors, revenons à l’activité. De mon point de vue l’analyse de l’activité doit permettre d’identifier des objets d’enseignement significatifs et appropriables par les élèves dans le temps et les conditions scolaires. C’est sans doute la seule voie pour que le travail reprenne du sens : il est nécessaire sans doute de sortir d’une forme d’encyclopédisme qui s’accompagne inévitablement d’une forme de superficialité et de peu de développement du pouvoir d’agir des élèves. Il y a quelques années, la question de l’éternel débutant a été posée à un concours de l’agrégation externe: la question reste toujours d’actualité. Pour le colloque que vous citez sur votre première question, et pour illustrer cette question j’avais repris la description que donne un document de la concertation sur la refondation de l’école de la République : « dans la tradition française, les programmes d’enseignements sont (…) souvent plus tournés vers un idéal d’enseignement que vers une effectivité d’apprentissages (…). On constate parfois un écart important entre les objectifs affichés et les niveaux effectifs de maîtrise chez les élèves ». Les symptômes sont ici précisément décrits.
Parlant d’analyse de l’activité, il est assez surprenant et peut-être désolant que la profession ait pu s’éloigner d’un héritage important : celui de Robert Mérand. C’est bien l’activité réelle des élèves qui était centrale : activité adaptative des joueurs confrontés à un jeu de règles adapté pour le rendre scolarisable. Mais activité aussi du joueur de haut niveau. Je le cite ici à propos d’un texte qui s’intitulait (déjà !) « Contribution à la rénovation de l’EP » (1974) « nous ne recourons pas à l’exemple de la haute compétition pour déterminer le contenu de notre enseignement, nous analysons l’activité du joueur de haute compétition à l’aide d’une démarche et d’un système de référence applicable à toute activité en situation de mouvement, donc à l’activité quel que soit leur niveau ». Il est de ce point de vue possible de se référer à l’activité de haut niveau pour définir ce qui peut-être considéré comme significatif et « moyennant la création de conditions stimulantes de créer chez l’élève l’émergence de réponses nouvelles, lesquelles ne sont rien d’autre que des acquis de la culture ». Autrement dit, c’est dans le cadre scolaire, créer les conditions du développement d’une activité cultivée chez tous les élèves. C’est ce que nous nommons la conception d’environnements capacitants au sein de notre laboratoire : à la fois universels en permettant la mise en activité de tous et formatifs en permettant le développement des compétences. Je donne un exemple à dessein éloigné de la référence précédente : les travaux scientifiques de Carole Sève sur l’activité des pongistes de haut niveau et les propositions didactiques qu’elle fait sur le développement d’une activité d’enquête chez les élèves quel que soit le niveau de pratique renvoie selon moi à l’idée d’une conception de conditions scolaires permettant aux élèves de développer cette activité cultivée.
La confusion entretenue entre pratique et activité, entre niveau de pratique et compétence laisse dans l’ombre, là encore me semble-t-il, à la fois une réflexion nécessaire à poursuivre et des travaux à mener au regard de la conception des programmes.
Yannick Lémonie, Merci.
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