La sortie réussie au cinéma d’un nouvel épisode d’Astérix en dessin animé 3D est à la fois un pur moment de bonheur pour les amateurs de la Bande dessinée et l’occasion de traiter de la question de l’utilisation de la bande dessinée en classe. Juste avant de vous souhaiter un Joyeux Noël.
En 2007, un article du Telegraph rapportait que la vision du village gaulois perdu dans la forêt face à la grande civilisation romaine, telle que nous le présente justement une planche du Domaine des Dieux était à revoir pour les archéologues et que, dès lors, les albums d’Astérix devaient être complètement réécrits (« Revealedix: the Gaul of Asterix was no joke » – Telegraph):
«What we have found here proves that the Gauls were much more civilised than we thought. The Asterix albums will need to be completely rewritten, as they are based on the typical image of the Gauls which has been passed down through the centuries, one of a prehistoric man who lives in the forest. We have discovered that they had not only complex military structures, but civilian and trading structures too. »
Une fois cette information publiée sur mon blog en 2007 (Faudra-t-il réécrire les Albums d’Astérix? http://wp.me/p1rJVM-3F), les commentaires qui en suivirent portèrent sur la question suivante, avec deux positions fortement antagonistes : peut-on utiliser une bande dessinée telle qu’Astérix pour enseigner l’histoire de l’Antiquité?
A cela, nous pouvons déjà répondre qu’Astérix est une des bandes dessinées qui fait régulièrement l’objet d’articles ou de livres scientifiques à son sujet. A ce titre, la bande dessinée s’inscrit dans le champ de l’histoire culturelle, entendue comme histoire sociale des représentations, attachées à l’étude des imaginaires sociaux et des phénomènes symboliques, en tant qu’ils donnent sens à l’expérience humaine d’une époque (Rouvière, N. dir (2012). Bande dessinée et enseignement des humanités. Grenoble: Ellug. p.14). Plus que l’Antiquité, les bandes dessinées témoignent alors à leur façon des représentations sociales de l’époque et du milieu qui les ont produites.
Ainsi, Nicolas Rouvière publiait en 2006 un ouvrage intitulé «Astérix ou les Lumières de la civilisation» (Paris: PUF). Dans cet ouvrage, Nicolas Rouvière montre que la série interroge sans cesse la frontière incertaine entre la civilisation et la barbarie. Goscinny et Uderzo confrontent une utopie villageoise démocratique à des régimes absolutistes, voire totalitaires.
En outre, créée en 1959, la série opérait avec l’album «Astérix et les Helvètes» un retour critique sur les compromissions des années de guerre en France comme en Suisse. Sous la direction de Michel Porret en 2009, l’ouvrage collectif «Objectifs bulles. Bande Dessinée et Histoire» (Genève: Georg et L’Equinoxe) reprenait cette question de la collaboration avec un article de S. Faure intitulé «D’Aplusbégalix à Alambix: les métaphores de la collaboration durant les années Astérix (1959-1977)».
De son côté, en 2010, Alain Corbellari nous mettait en garde contre la caractérisation trop facile d’Alix de Martin en « série historique » et d’Astérix de Goscinny et Uderzo en « série parodique » (Corbellari, A. (2010). « D’Alix à Astérix : des usages idéologiques de la bande dessinée dans la réception de l’Antiquité ». In Études de lettres [En ligne], 1-2 | 2010, mis en ligne le 15 mai 2013, consulté le 17 décembre 2014. URL : http://edl.revues.org/403 ; DOI : 10.4000/edl.403). Comme il l’indiquait lui-même
« à cette évidente opposition du sérieux et du comique se superposent d’autres différences tout aussi fondamentales qui engagent l’idéologie de nos deux séries et nous prouvent à la fois que la rigueur de la reconstitution ne garantit pas totalement l’objectivité de la peinture et que la désinvolture de la satire n’anéantit pas totalement tout référent».
Il poursuivait son propos en confrontant l’album du «Dieu sauvage» de Martin (1970) et celui du «Domaine des dieux» de Goscinny et Uderzo (1971). Le premier raconte la brève histoire d’une colonie romaine de Cyrénaïque abandonnée prématurément suite à des troubles fomentés par des indépendantistes libyens qui introduisent dans la cité une statue aux pouvoirs surnaturels. L’album d’Astérix raconte quant à lui la tentative d’étouffer le village gaulois dans une ville romaine « moderne », dont il ne serait plus qu’une « amphoreville ». L’influence de la première sur la deuxième paraît évidente pour Corbellari :
«Le Dieu sauvage commence par deux images montrant le même morceau de côte cyrénaïque vu depuis l’intérieur des terres : le premier encore désert, le second faisant voir une ville déjà florissante quoique encore en construction. Qui ne songerait, en voyant ces deux illustrations, aux deux cases qui ouvrent Le Domaine des dieux, où le village gaulois est montré successivement entouré de forêts, puis d’immeubles romains ? »
Cependant, il s’agirait plutôt d’une inversion axiologique des deux récits
«si l’album d’Alix se termine mélancoliquement […] par des réflexions un peu ampoulées sur la fragilité des entreprises humaines, l’Astérix s’achève au contraire sur la réaffirmation des vieilles coutumes en une manière de sacralisation de la forêt primordiale, le traditionnel banquet conclusif se déroulant pour une fois non au cœur du village mais sur les ruines du « domaine des dieux » déjà reconquises par la végétation.»
Au-delà des albums d’Astérix, nous pouvons également nous poser la question de la place de l’étude de Rome dans nos programmes scolaires. Ainsi que le notait Pierre Cabanes (Cabanes, P. (1995). Introduction à l’histoire de l’Antiquité. Paris: Armand Colin p. 9),
«L’étude de l’Antiquité a retenu longtemps l’attention de ceux qui nous ont précédés et qui y puisaient, des exempla médiévaux au De viris illustribus, les bons et les mauvais modèles dont l’histoire, […], est fort heureusement peuplée; nos pères étaient nourris à l’école de Rome, souvent plus qu’à celle de la Grèce. Ainsi, dans la première moitié du XVIIe siècle, les Jésuites du collège de Clermont — actuel lycée Louis-le-Grand — divisaient les élèves de leurs classes en deux camps, Romains et Carthaginois, disposés de chaque côté de l’allée centrale; et chaque camp avait une hiérarchie qui rappelait celle de la légion romaine. Un changement s’est réalisé dans le contenu de l’enseignement secondaire, en France comme ailleurs, sur une génération : les langues anciennes ont vu leur place reculer grandement et l’Antiquité est devenue un monde peu fréquenté, dont on retient trop souvent de belles légendes, des contes tirés des poèmes homériques et de la mythologie grecque ou romaine, tant et si bien que l’étudiant, désireux aujourd’hui de se spécialiser en histoire, ou simplement de connaître ce que le monde a vécu avant notre ère, va presque entièrement à la découverte d’un monde ignoré. Il n’a rencontré l’Antiquité qu’au tout début de sa scolarité au collège, […]. L’élève actuel, avec un peu de chance, se souviendra de quelques noms : Périclès, Alexandre, Auguste perdus dans la nuit des temps.
Est-ce à regretter? L’Antiquité est une terre privilégiée : désormais espace neutre, elle fut jadis un terrain sacré. Et c’est de cette tension que naît la fécondité des meilleurs travaux qui lui sont consacrés. En outre, l’oubli des Grecs et des Romains a l’avantage de faire cesser l’hypocrisie qui voulait que nous en descendions en ligne directe.»
Que ce soit en France, en Belgique ou en Suisse, nous sommes sortis d’une étude de l’Antiquité où l’on puisait des exemples de bons et mauvais modèles à présenter à nos élèves. Pourtant d’autres risques d’instrumentalisation de cette Antiquité par l’école existent.
Certes il est séduisant de travailler les mythes fondateurs ou le monde antique à l’aide de la culture médiatique de nos élèves et celle de leurs parents, sans parler de la nôtre. Je ne suis pas le dernier d’ailleurs à prôner l’utilisation de la BD ou du film de fiction en classe d’histoire. Ne serait-ce que parce que l’essentiel de la culture de base de nos élèves concernant cette période est notamment nourrie des albums, des dessins animés et des films d’Astérix. Plus largement même, ainsi que le montrait un article d’Histori-Art de 2007, plus de deux Français sur trois connaissent les albums d’Astérix le Gaulois et beaucoup d’entre eux ne voient César qu’à travers le texte de René Goscinny et les dessins d’Albert Uderzo.
Mais, partir de la vision déformée de l’Antiquité proposée par Astérix ou d’autres médias pour aller à la rencontre de l’état de la science relativement à l’Antiquité, c’est aussi courir le risque de renforcer le mythe. Ceci au détriment de l’histoire qu’elle soit antique, médiévale, moderne ou contemporaine. Néanmoins cela ne doit pas empêcher les enseignants, instruits de ces risques, de faire travailler leurs élèves autour des rapports entre bande dessinée et histoire.
A partir d’Astérix, des futurs enseignants secondaires ont ainsi construit en formation un travail autour du personnage de Jules César (Jules César et la bande dessinée. A partir des albums d’Astérix : http://www.box.net/shared/tuz769g27l). Dans leurs activités, il s’agit pour les élèves, dans un premier temps, de comparer des vignettes présentant Jules César à un buste le représentant, puis de retrouver dans des textes de Plutarque et Suétone consacrés à Jules César des éléments que les élèves repèrent dans la bande dessinée. Cette activité s’inscrit dans une démarche documentaire de la bande dessinée et offre une réponse à la question posée par Nicolas Rouvière en 2012 dans «Bande dessinée et enseignement des humanités» (Grenoble: Ellug) : A quelle condition la bande dessinée peut-elle constituer un document ? (p. 205). Ce travail rejoint le constat fait par un article de la revue «Dossiers d’Archéologie» (no 92, 1985) indiquant que
«Dans la célèbre bande dessinée Astérix, l’image morale et physique de César est assez proche de ce que révèlent les textes et les sculptures ; son aspect historique est traité de façon inégale et parfois sacrifié volontairement à de savoureux anachronismes, mais une bonne culture classique reste indispensable pour apprécier totalement le texte et les dessins de René Goscinny et d’Albert Uderzo» ( http://www.dossiers-archeologie.com/numer[…]).
Ce travail sur Jules César pourrait être prolongé en utilisant notamment les allusions et citations latines présentes dans «Le Domaine des Dieux» et issues de «La Guerre des Gaules» (Benoît Jeanjean, « Les allusions et citations latines dans Les Aventures d’Astérix le Gaulois », Anabases [En ligne], 9 | 2009, mis en ligne le 01 mars 2012, consulté le 17 décembre 2014. URL : http://anabases.revues.org/537).
Pour sa part, la collection de manuels d’histoire secondaire belge « Construire l’histoire » des éditions Didier Hatier propose dans son volume 1 consacré aux racines de l’Occident un dossier consacré à L’image du gaulois dans la B.D. Astérix soit pour traiter de la question des Celtes et Gréco-Romains : le choc des cultures, soit pour aller A la découverte du monde celte.
D’autre part, on ne saurait occulter avec l’album «Le Domaine des Dieux» tout à la fois la critique de la ville nouvelle de la France des années 1970 et celle de la colonisation gallo-romaine :
«Le Domaine des Dieux, publié dans Pilote en 1971, présente un immense intérêt : il reprend le thème fondateur de la série, celui de la gallo-romanisation comme colonisation réelle. En prenant pour moteur de l’aventure la volonté romaine de faire disparaître les Gaulois en les entourant d’une ville nouvelle (dont le modèle est Parly II, aux portes de Paris), Goscinny se concentre sur le thème de la résistance du petit village autochtone contre la volonté d’extension spatiale des Romains, qui constitue le fond et le contexte historique de la série, mais qui est souvent estompé ou laissé à l’arrière-plan (ou neutralisé comme foyer de conflit).
Ici, cette opposition se met à fonctionner comme la coupure centrale, celle qui donne le sens général des aventures d’Astérix, ce qui n’est pas si fréquent : Le Tour de Gaule ou Le Bouclier Arverne jouent aussi sur ce thème, mais plus tôt, et de façon plus anecdotique, en se concentrant moins directement sur la colonisation au sens strict ; Obélix et Cie en revanche reprendra franchement le thème. On peut même dire que le Domaine des Dieux comporte une séquence qui constitue une anticipation pure et simple de la trame d’Obélix et Cie, ce qui contribuerait à définir une «période» ou une inflexion cohérente de la série entre 1971 et 1976» (9, l’autre bande dessinée : http://www.du9.org/dossier/domaine-des-dieux-le/).
Pour sa part, Andrew Clarke dans la revue Belphégor montrait comment Goscinny et Uderzo utilisent l’histoire romaine dans les aventures d’Astérix pour traiter le problème contemporain de l’impérialisme. (Clark, Andrew (2004). Imperialism in Asterix. In Belphégor: http://dalspace.library.dal.ca//handle/10222/47692).
De nombreuses possibilités donc d’utiliser l’album «Le Domaine des Dieux» en classe d’histoire sans occulter le plaisir qu’il y a de relire cet album ou de le voir en famille au cinéma pendant les fêtes de fin d’années. Joyeux Noël !
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur, Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)