« C’est une longue histoire empreinte de bruit et de fureur ! Avec des positions opposées … Et une approche d’autant plus compliquée que les deux termes en présence peuvent renvoyer soit aux pratiques, soit aux recherches sur ces pratiques… ». Cora Cohen-Azria, Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre, Dominique Lahanier-Reuter et Yves Reuter dans leur dictionnaire définissent « quarante concepts fondamentaux des didactiques » aux éditions De Boeck. Yves Reuter qui a coordonné de cet ouvrage (troisième édition) répond aux questions du Café Pédagogique (1). Il est professeur de didactique du français à l’Université Charles de Gaulle (Lille 3) et fondateur de l’équipe de recherche Théodile.
Le dictionnaire que vous coordonnez en est à la troisième édition… Est-ce à dire que la didactique se vend bien ?
Non, la didactique ne se vend pas bien: elle est dans la même situation que nombre de sciences humaines, peut-être même dans une situation pire, dans la mesure où il s’agit d’une discipline encore jeune et qui souffre d’un déficit de légitimité. Mais, malgré cela, sans atteindre les tirages de certains best-sellers, ce dictionnaire se vend plutôt bien pour deux raisons principales à mon sens. D’une part, il comble un manque: il n’existait auparavant aucun dictionnaire qui proposait une approche des concepts issus des différentes didactiques. Sa conception, d’autre part, qui permet à des publics différents de trouver ce qu’ils peuvent y chercher: des définitions de base, des explications, des débats autour des concepts, des éléments bibliographiques ciblés autour de chaque concept et, à la fin de l’ouvrage, une bibliographie et une sitographie générales. Du coup, les chercheurs des autres disciplines, les formateurs, les institutionnels, les étudiants, les enseignants…peuvent y trouver les informations qu’ils souhaitent en fonction de leur projet.
Votre groupe de recherche se nomme Théodile. Est-ce un instrument d’observation de l’air du temps et de tout ce qui est dans le vent au cœur de la noosphère de l’enseignement, de la formation, des sciences de l’éducation… ?
Non, cette équipe est une équipe de recherche « classique » avec, peut-être, cinq spécificités: une composition ouverte intégrant des didacticiens de nombreuses disciplines; des recherches aussi bien empiriques que portant sur les concepts et sur les méthodes; le souhait de ne surtout pas s’enfermer dans un moule, un cadre théorique unique; un intérêt pour les pédagogies alternatives (voir l’ouvrage (2) que nous avons consacré à la pédagogie Freinet dans un groupe scolaire de la banlieue lilloise); et la volonté de lutter contre l’échec scolaire.
Dans le foisonnement langagier qui environne les chercheurs que vous coordonnez comment fait-on le tri entre les mots qui méritent d’entrer dans un dictionnaire et les autres ? Avez-vous hésité à faire entrer un mot ? Lequel ?
Ce sont de vrais problèmes qui ont suscité et suscitent encore nombre de discussions entre nous. Nous avons essentiellement retenus les concepts relativement établis et repris (ou en voie de l’être) dans différentes didactiques (par exemple, « transposition didactique » ou « conscience disciplinaire »), ceux qui nous semblaient, à tort, sous-estimés (par exemple « niveau de formulation »), et ceux qui nous paraissent nécessaires même s’ils ne sont pas nécessairement issus des didactiques (par exemple, « forme scolaire »). Nous hésitons à l’heure actuelle, par exemple sur les concepts de « mémoire didactique », de « curriculum » ou encore de « problématisation ».
Mettons-nous à la place d’un enseignant (en formation)… Le dictionnaire donne la définition de quarante concepts. Quels sont les trois qui vous paraissent incontournables pour une initiation aux didactiques ?
Je dirais « didactiques » pour bien percevoir la spécificité de ce cadre de pensée et sans doute « disciplines » et « contenus », dans la mesure où ces concepts marquent l’entrée principale des didactiques dans les phénomènes d’enseignement et d’apprentissages, ce en quoi elles sont différentes de la psychologie ou de la sociologie de l’éducation.
Page 87, on trouve les notions suivantes : élève, apprenant, sujet didactique… Chiche en quelques mots, vous nous dites quelle est la différence entre les trois ?
Pari difficile. Je gagne quoi ? Je tente et je vous propose les quelques éléments suivants. « Sujet didactique », d’usage exclusivement théorique, ouvre la réflexion sur le sujet auquel s’intéressent les didactiques, sujet qui est différent de ceux auxquels s’intéressent la psychologie, la sociologie ou la biologie pour ne prendre que ces exemples. Dans cette perspective, on peut dire que les didactiques s’intéressent principalement non pas à l’élève qui relève plutôt d’une approche centrée sur les institutions, non pas principalement à l’apprenant qui relève plutôt d’une approché centrée sur les pédagogies, mais à l’apprenant disciplinaire, c’est à dire à la constitution et au fonctionnement du sujet qui apprend (ou qui a des difficultés à apprendre) dans une discipline donnée. Il est clair que ces termes fonctionnent en réseau et que l’apprenant disciplinaire est aussi tributaire de la pédagogie et de l’institution mais en même temps il est clair qu’un élève n’est pas forcément un apprenant et qu’on est apprenant différemment selon les disciplines. C’est ce que ces distinctions tentent d’éclairer.
Le jargon serait dit-on un caractère distinctif du microcosme éducationnel. Y a-t-il quelques entrées du dictionnaire que l’on pourrait remplacer par des synonymes pris dans le langage de tous les jours ?
Non, il s’agit d’un langage théorique ou technique comme chaque science ou chaque champ d’activité professionnelle en possède et qui se caractérise par sa précision, sa spécificité et son fonctionnement en réseau avec d’autres termes de ces mêmes espaces. On peut tenter d’expliquer un terme ou de le reformuler mais il n’y a pas de synonyme stricto sensu. C’est donc différent d’un jargon qui compliquerait à dessein les choses (cela n’empêche pas, sans doute, la présence de dérives lexicales ou de « pompeux cornichons » dans le champ des didactiques qui demeure un champ humain…).
Page 157 il est écrit ligne 15 : la pédagogie s’oppose d’une certaine manière à la didactique… Pouvez-vous éclairer les lecteurs du Café Pédagogique sur cette opposition ?
Oh, c’est une longue histoire empreinte de bruit et de fureur ! Avec des positions opposées et parfois très tranchées. Et une approche d’autant plus compliquée que les deux termes en présence peuvent renvoyer soit aux pratiques, soit aux recherches sur ces pratiques.
Je tente donc une explication qui n’engage que moi. Dans les situations concrètes d’enseignement et d’apprentissages les dimensions disciplinaire, pédagogique et institutionnelle sont inextricablement liées (c’est ce qui en fait, au moins en partie, la complexité). C’est donc par un effort d’abstraction théorique que chaque discipline va tenter de comprendre et d’expliquer ces phénomènes en privilégiant un prisme donné. Pour ceux qui font des recherches en pédagogie, ce prisme passera par les modalités d’enseignement, les modalités d’apprentissage et leurs relations; pour ceux qui font des recherches en didactiques, cela passera par les contenus et les disciplines. Il s’agit donc moins d’une opposition que d’une modalité d’éclairage spécifique. Et chacune des disciplines a, à mon sens, besoin de l’autre. Même si les chercheurs en pédagogie reprochent parfois aux didacticiens leur technicisme et leur sous-estimation des dimensions communes aux enseignements et aux apprentissages et même si certains didacticiens reprochent aux chercheurs en pédagogie leur sous-estimation des contenus et des dimensions spécifiques. Cela se complique sans doute du fait que, historiquement, les didactiques se sont détachées de la pédagogie (et, par exemple, des enseignements de psychopédagogie dans les écoles normales) et que, institutionnellement, il existe des luttes quant aux postes et aux positions (dans les institutions chargées de la formation des maitres, par exemple). Mais, il serait plus que temps, à mon sens, de mettre en place un véritable dialogue ouvert et respectueux…
Le dictionnaire Reuter décrypte les concepts primordiaux de la didactique (des didactiques) en expliquant les notions et les discussions auxquelles ils sont reliés. Chaque terme étudié est traité à travers une grille d’exposition impeccable : première approche ; élément d’éclairage, problèmes, questions, débats ; éléments bibliographiques. Le travail d’équipe à l’origine de cet ouvrage est destiné peut être aux formateurs d’enseignants, à leur étudiants aux étudiants et aux observateurs des questions de transmission des connaissances dans l’univers scolaire.
Contrairement aux livres du même type qui souvent alignent les mots de manière distante, le dictionnaire Reuter est un outil critique qui nourrit une réflexion plus qu’il n’ordonne un lexique. En l’occurrence, c’est beaucoup plus qu’un dictionnaire. Ne pourrait-on pas parler d’un « traité » ?
Gilbert Longhi
Yves Reuter, Cora Cohen-Azria, Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre-Derville, Dominique Lahanier-Reuter, Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques, Editeur : De Boeck, ISBN 9782804169107
Notes :
1 Professeur des Universités – Université de Lille 3 Université Charles-de-Gaulle – Lille 3 Domaine universitaire du « Pont de Bois » rue du Barreau – BP 60149 59653 Villeneuve d’Ascq Cedex yves.reuter@univ-lille3.fr
2 Une école Freinet. Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire, Paris, l’Harmattan.
Sur le site du Café
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