« Je soutiens que la honte est une arme terrible que l’on peut retourner soit contre soi soit contre l’autre lorsque nous sommes en guerre contre nous ou contre lui… » Jean Jacques Sarfati, professeur de philosophie et juriste, spécialiste des questions éthiques et éducatives, est l’initiateur de la journée d’études sur le thème Honte et éducation, le 05 décembre 2014, à l’ESPE de Créteil, site de Bonneuil sur Marne (1).
Quels sont les usages de la honte en éducation ?
Ils sont malheureusement très nombreux : la sanction, la différenciation trop forte qui existe entre les filières et les différents statuts des enseignants, les élèves en échec ou qui vivent difficilement la situation sociale, « culturelle » et économique de leurs parents, certaines méthodes pédagogiques, le sentiment qu’on les enseignants d’une non reconnaissance de leur travail. Sans oublier le sentiment d’illégitimité de ceux qui savent qu’ils occupent une place qu’ils ne doivent qu’à une reproduction sociale qui s’est aggravée et qui ne met plus – avouons le – toujours les meilleurs aux postes qui conviendraient.
Quelles sont les principales formes de honte ? Peut-on procéder à une classification des hontes ?
Je ne sais pas si on peut classer les différentes formes de honte. Ce que l’on ignore, car les penseurs sont divisés sur ce point ce sont les origines et la nature de la honte. Pour certains la honte est produite par les autres pour les dominer, pour d’autres elle serait la manifestation d’une nature intime qui se sent ignorée. La thèse que je soutiens est que la honte est une arme terrible que l’on peut retourner soit contre soi soit contre l’autre lorsque nous sommes en guerre contre nous ou contre lui. Ces deux guerres se nourrissent mutuellement. Si la honte est tant présente dans notre système scolaire c’est parce : -d’une part, une bonne part de la pensée philosophique occidentale honore la guerre et d’autre part parce que la honte est d’une force incroyable en ce que ceux qui en souffrent ne veulent pas le savoir (ils en ont honte) et surtout qu’ils refusent d’en parler (la honte fait honte, elle est circulaire).
Un peu de honte est vite passé… Les conséquences de la honte sur les enfants, les adolescents, les apprenants sont-elles si graves ? … Que répondre aux personnes qui pensent cela ?
Ils se trompent fortement et je les invite à relire Kafka, le procès et la Lettre au père. On peut mourir de honte et d’un certain point de vue, Kafka en est mort. La honte divise et tout ce qui divise paralyse. La honte paralyse et désarticule les corps humains mais aussi – ce qui est pire – sociaux.
Faut-il un colloque, pour que des experts, des universitaires… s’interrogent sur les méfaits de la honte. Cette simple question de bons sens commun a-t-elle besoin se la faculté pour évoluer ?
Il y a très peu d’études sur la question notamment parce que, comme je l’ai dit, la honte traverse une partie de la philosophie occidentale et parce que surtout la honte déteste que l’on parle d’elle. Ceux qui sont honteux ne peuvent parler de leur honte. Pour la vaincre, il faut en parler dans des colloques, des journées d’étude, des livres et autres car c’est une manière de la comprendre et de déjouer ses effets terribles sans pour autant se laisser piéger par elle et par cette honte d’avoir honte qui détruit tous les honteux qui se terrent et se dissimulent au sein d’une grande muette. C’est la raison de cette journée d’étude et du livre que j’ai fait paraître avec André Lacroix (professeur à l’Université de Sherbrooke, juriste et philosophe comme moi) aux éditions du cercle herméneutique (2) .
Il n’y a plus de bonnets d’âne… Quels sont les instruments de la honte contemporaine dans l’univers scolaire ?
Je crois que la plus essentielle est la disparité des statuts enseignants, les coupures de plus en plus flagrantes entre les filières et les établissements, l’organisation des salles des classes, la laideur de certaines salles de professeurs et l’usage de certaines notations infâmantes. A quoi tout cela rime-t-il ? Pour moi, l’éducation n’a qu’une fin, permettre l’accomplissement. La honte fait tout le contraire de cela.
La peur d’avoir honte n’est-elle pas un moteur d’amendement moral pour un enfant, un adolescent… Y a-t-il une touche de socialisation dans la honte ?
Non, la peur d’avoir honte n’est pas un moteur pour l’apprentissage. Attention je parle de la honte qui devient une arme contre l’autre et qui s’appelle le rabaissement, l’attaque à l’estime de soi (dont un philosophe américain J. Rawls rappelait qu’elle devait être un des biens premiers dans toute démocratie digne de ce nom). Je ne parle pas de l’humour intelligent ou du rappel à l’ordre ni de la légitime défense ou de la honte provoquée inconsciemment. Car puisque la honte est une arme, il n’est pas interdit dans certaines circonstances à déterminer et penser avec précision (d’où la nécessité de poursuivre les recherches sur la question) de l’utiliser … avec le savoir qui convient et notamment le respect des principes premiers du droit et de l’éthique.
Les enseignants qui utilisent la honte à l’encontre de leurs élèves ont-ils des problèmes à régler avec eux-mêmes ? Si oui, lesquels selon vous ?
Comme j’ai tenté de le dire, la honte est une arme et il ne faut pas selon moi lorsque l’on éduque être ignorant de réalité car ce serait alors faire honte aux enseignants qui utilisent parfois cette arme lorsqu’ils n’ont pas d’autres moyens à leurs dispositions. La honte est un peu comme le droit en éducation ou la sanction. Elle est l’ultime recours. Elle est l’alliée de la pédagogie mais elle ne saurait tenir lieu de pédagogie. Elle ne doit être utilisée que lorsque l’on ne peut pas faire autrement. Je plaide d’ailleurs pour une éthique de la honte en pédagogie ou ailleurs voire pourquoi pas ? Une sorte de permis de faire honte en pédagogie. Le problème avec la honte en pédagogie est le même qu’avec l’usage du droit qui m’intéresse aussi beaucoup. Ils sont de plus en plus présents et seulement personne n’ose en parler si bien qu’ils ne cessent de proliférer. Or il faut agir, il y a urgence car les inconscients ou les impunis sont de plus en plus nombreux sur la question et ils font des dégâts qui peuvent parfois mener jusqu’à la mort…
La honte vit-elle avec son temps ? La honte à l’école de nos jours est-elle très différente de celle que l’on pouvait observer dans les générations précédentes ?
Certains soutiennent que la honte aurait à faire avec le narcissisme et que nos sociétés seraient de plus en plus narcissiques et donc de plus en plus honteuses, faiseuses de honte ou sensibles à la honte. D’autres pensent que les inégalités sociales, culturelles et autres qui ne cessent de se développer ne font qu’augmenter la honte. Pour ma part, c’est la logique du conflit glorifié (présent dans la sélection à outrance par exemple) qui est à l’origine de tout or il est indéniable qu’à force de refuser de traiter comme il se doit -c’est à dire la médiation intelligente et juste – les conflits qui traversent le monde scolaire et universitaire nous ne ferons que nous faire les complices d’une honte qui prend peu à peu le pouvoir alors qu’elle ne doit être qu’une subordonnée à n’utiliser qu’en cas d’urgence un peu comme la sanction…D’ou la nécessité de la penser en éducation, d’en parler et d’en parler encore, ce que je vous remercie de m’aider à faire ici.
Gilbert Longhi
Notes :
1 ESPE de l’académie de Créteil Site de Bonneuil-sur-Marne Amphithéâtre Rue Jean Macé 94380 Bonneuil-sur-Marne Métro : Pointe du Lac (ligne 8), puis Bus : Stade de bonneuil (ligne 393) Contact jean-jacques.sarfati@u-pec.frJournée internationale d’études organisée avec le soutien du Laboratoire Lettres, Idées Savoirs (LIS) de l’Université Paris-Est Créteil (France) et en lien avec la Chaire d’éthique appliquée de l’Université de Sherbrooke (Canada) et l’Université de Cluj, département d’éthique et d’éthique appliquée (Roumanie).
2 La honte, philosophie, éthique et psychanalyse. Le Cercle herméneutique, éditeur 2014 sous la direction d André Lacroix et Jean-Jacques Sarfati
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