Les 8 et 9 décembre 2014 à Sévres, la Fédération Internationale des Professeurs de Français (FIPF) et le Centre International d’Etudes Pédagogiques (CIEP) ont organisé un séminaire pour éclairer les évolutions du métier de professeur de français et réfléchir aux moyens de les accompagner au mieux. L’état des lieux a permis de mesurer l’ampleur du chantier : pour les enseignants confrontés aux défis du numérique, de l’interdisciplinarité ou de la mondialisation; pour les structures associatives ou institutionnelles appelées à les aider dans ces transformations en cours ; pour tous ceux qui souhaitent diffuser une langue (donc aussi une culture et des valeurs), qui n’a jamais été autant parlée dans le monde. Professeurs de français langue première, langue seconde ou langue étrangère, enseignants dans l’hexagone ou à l’étranger : le séminaire a permis de confronter les points de vue pour que chacun apprenne à se décentrer, pour que le français lui-même s’ouvre à la modernité et à l’altérité.
Quelles évolutions pour les professeurs de français ?
Manuela Ferreira Pinto, responsable du département langue française au Centre International d’Etudes Pédagogiques, perçoit plusieurs grandes mutations susceptibles de faire évoluer le métier de professeur de français. Le plurilinguisme (montée des langues régionales, des langues nationales en Afrique, de l’anglais à l’échelle mondiale…) est ainsi une donnée nouvelle qu’il faut prendre en compte jusque dans les pratiques de classe : par exemple en considérant comme un atout pédagogique les richesses linguistiques apportées par les migrants. L’adoption du cadre européen pour l’apprentissage des langues détermine désormais amplement programmes, modalités de travail et d’évaluation. Les nouvelles technologies modifient les pratiques de classe mais aussi le statut des professeurs : on voit d’ailleurs de plus en plus de collègues se faire autoentrepreneurs, signe que notre secteur d’activité n’est pas porté au conservatisme… La mobilité internationale, étudiante et professionnelle, constitue une autre tendance de fond.
Le français, rappelle Manuela Ferreira Pinto, n’a jamais été la langue la plus parlée dans le monde. Le français, souligne-t-elle encore, n’a jamais été autant parlé qu’aujourd’hui : on estime qu’il y a actuellement 116 millions de locuteurs francophones. Il est souvent perçu comme une des langues de la distinction et de la singularité dans une carrière professionnelle. Il s’agit là d’une dérive, dont il faut se préserver : le français doit être une langue de culture, avant d’être une langue des services. Apprendre le français, ce doit être apprendre à être avec l’autre, dans un dialogue civil et courtois, c’est s’ouvrir à la possibilité d’un échange interculturel. Au moment où s’effacent les frontières nationales, la langue et la culture composent d’ailleurs une nouvelle géographie. Une question posée est bien alors celle de l’absence à l’Ecole de programme interculturel, de formation des enseignants à ces finalités renouvelées de l’éducation : penser le rapport à l’autre de manière différente, savoir adopter une identité réflexive.
Les neurosciences constituent par ailleurs une discipline neuve, susceptible de nous éclairer sur les modes d’apprentissage, en particulier en langues. Elles démontrent ainsi que le bilinguisme ne rend pas idiot ! Il constitue un entraînement bénéfique pour le cerveau, il amène des progrès aussi en langue maternelle tant il développe des capacités réflexives sur la langue. Le bilinguisme simultané, note Manuela Ferreira Pinto, semble donner de meilleurs résultats que le bilinguisme successif. Le bilinguisme, ajoute un participant du Québec où il est en progression, développe même la capacité à aller vers l’inconnu.
Les choses bougent aussi dans la gestion de l’éducation, ose rappeler Manuela Ferreira Pinto : le management, l’évaluation, la performance ont cessé d’être des mots tabous ; qu’on le veuille ou non, l’Ecole est devenue « un marché ». Selon Manuela Ferreira Pinto, cette dimension économique du sujet est celle qui va peut-être entraîner le plus de mutations : de nouvelles façons de gérer les établissements et de construire son parcours professionnel d’enseignant, plus de mobilité, peut-être plus de précarité aussi. L’évolution touche là à notre éthique professionnelle. Si l’éducation est « un marché », il faut que les étudiants et les enseignants le connaissent et le maitrisent. Sans perdre de vue nos valeurs essentielles, sans renier le sens de notre métier : la formation de citoyens. Jean-Pierre Cuq, président de la FIPF, abonde en ce sens. Selon lui, l’éthique doit rester première. Par exemple, quand on enseigne une langue à quelqu’un dont ce n’est pas la langue maternelle, on ne peut échapper à la question : qu’est-ce que je suis en train de faire ? Un participant marocain invite à mesurer l’ampleur du problème : l’enseignement privé y est en plein développement, cette marchandisation de l’éducation est en particulier fondée sur le français, perçue comme langue de promotion sociale mais aussi d’exclusion…
Face à ces mutations, il parait nécessaire d’accompagner les professeurs. Par exemple en proposant dès la formation initiale une initiation au FLE. Ou encore en redéfinissant le champ disciplinaire pour aller vers l’interdisciplinarité : il faut se relier à la sociologie, l’histoire, la philosophie … pour remettre de la culture et du sens dans notre enseignement. Le professeur de français est désormais amené à être non seulement pédagogue, mais ingénieur de formations : il doit apprendre à monter des projets, à trouver des financements… Il peut même se faire agent d’influence pour infléchir des politiques linguistiques : ce qui suppose par exemple un engagement associatif, un effort de communication à destination des médias, une capacité à porter les messages auprès des institutions…
Face au défi du numérique
Une table ronde est chargée d’éclairer les mutations du métier de professeur de français à l’heure du passage de la culture du livre à la civilisation des écrans. Animée par David Cordina, chef de projet des universités BELC au CIEP, elle permet de confronter les expériences et réflexions de Mirjana Franic (Croatie), Jean-Michel Le Baut (France), Elisabeth Pires (Portugal), Abdoulaye Ibnou Seck (Sénégal). Les contextes sont divers, mais les préoccupations, communes : le numérique permet de revitaliser les apprentissages autour de nouvelles valeurs (la créativité, la collaboration, l’esprit critique, la communication, l’ouverture au monde…). En témoigne par exemple le projet eTwinning i-voix qui, mené tout à la fois en français langue première par des lycéens brestois et en français langue étrangère par des lycéens livournais, crée même des passerelles didactiques : c’est que la littérature est aussi une mise en action de la langue, la plus belle et la plus formatrice peut-être , c’est que la littérature est peut-être en train de devenir au 21ème siècle une langue étrangère à beaucoup d’adolescents ? Le numérique, est-il montré à travers différentes activités de classe, invite alors à de nouvelles façons de lire, d’écrire, de dire, plus variées et plus authentiques, plus créatives et collaboratives, que les exercices habituels et les formes scolaires traditionnelles : il permet de faire du cours de français le lieu d’une véritable expérience de la langue et de la littérature, c’est-à-dire d’une expérience partagée du monde.
Les défis, souligne-t-on, sont essentiels pour les professeurs du français du 21ème siècle. Il s’agit de repenser les connaissances à enseigner, car le numérique touche le cœur même de notre métier : la littérature, qui est le produit du livre. Le défi est de rendre cette littérature accessible et aimable à une génération qui est déjà la génération d’après, qui vit déjà « après le livre » pour reprendre le titre d’un essai de François Bon. Le défi est de prendre conscience aussi que la littérature avec le numérique est en train de changer non seulement son support, mais ses formes et ses enjeux. Il s’agit encore par exemple de reconsidérer les compétences à développer. Le numérique appelle à la maîtrise de nouvelles capacités (chercher, trouver, exploiter, diffuser l’information, la transformer en connaissance, publier, interagir…), qui ne sont pas natives, qui ne sont pas universellement partagées, qui sont donc à apprendre. Une nouvelle mission incombe ainsi à tous les enseignants, dont le professeur de français : éduquer à ces nouveaux médias, dont la maîtrise est en train de devenir une clé essentielle pour s’insérer dans le monde et en maîtriser les codes.
Comment réussir un transfert d’expériences ? interroge David Cordina. Comment transmettre ces réussites pour favoriser l’initiative pédagogique chez les collègues et chez les futurs enseignants ? Internet apparait bien entendu comme un espace idéal pour répandre ces pratiques innovantes : Abdoulaye Ibnou Seck montre par exemple le précieux rôle joué au Sénégal par des sites de mutualisation et de diffusion des productions d’élèves et des propositions didactiques des enseignants. Mais, insiste Jean-Michel Le Baut, il nous faut aussi peut-être changer notre culture d’enseignants : dans la pyramide qu’est encore l’Education nationale, nous sommes formatés pour le transmissif ; dans la société du partage de la connaissance qui est en train d’avenir, il nous faut imaginer de nouveaux temps et espaces de collaboration et de partage. Par exemple, qu’il devienne naturel et régulier d’aller assister au cours d’un collègue ou de recevoir dans sa classe un collègue (y compris et peut-être surtout d’une autre matière) pour découvrir en situation tel ou tel usage du numérique. Par exemple encore, qu’il soit donné à un formateur le temps d’accompagner en classe un collègue dans ses premières utilisations d’un outil. Par exemple aussi, comme cela se passe dans un collège « connecté » de l’académie de Rennes, que soit inscrite dans l’emploi du temps des enseignants une plage horaire d’atelier collaboratif : les collègues peuvent venir se montrer et les uns aux autres tel ou tel outil numérique qu’ils ont découvert ou s’initier les uns les autres à tel ou tel usage qu’ils ont pratiqué avec leurs élèves. Ainsi le numérique peut-il infuser peu à peu, dans l’Ecole aussi, les valeurs de l’intelligence collective : ainsi peut-être réussirons-nous à inventer une heureuse dynamique de compagnonnage ?
Face au défi de l’interdisciplinarité
Et si, dans une époque d’éclatement des savoirs, le français était appelé à se décentrer de lui-même pour retrouver sens et vitalité dans le tissage des disciplines ? Et si le français était amené à devenir une « discipline interdisciplinaire » ? C’est la question qu’explore une table ronde animée par Neige Pruvost, chargée de programmes au CIEP. Françoise Sule en témoigne en présentant un beau projet d’éducation contre le racisme mené en Suède : les élèves ont traduit des chapitres du livre « Mes étoiles noires » de Lilian Thuram, rencontré le célèbre footballeur pour de passionnants échanges, réalisé un cd compilant leurs productions, lancé une nouvelle activité d’adaptation de la bande dessinée…
Hélas il ne s’agit pourtant pas là encore du quotidien de l’Ecole ! Lucide, Guy Cherqui, IA-IPR de lettres dans l’académie de Grenoble, rappelle que 97% des enseignants n’ont pas de réelles pratiques numériques en classe. Notre enseignement change moins vite que la population scolaire, souligne-t-il. C’est que l’architecture de l’établissement isole l’enseignant dans sa classe. C’est aussi que le cloisonnement disciplinaire conditionne les représentations que les élèves eux-mêmes se font du travail dans telle ou telle matière. Le système semble avoir trouvé son « équilibre », avec quelques-uns qui font des projets et la majorité qui n’en fait pas…
Comment faire avancer tout le monde ? interroge Guy Cherqui. Comment dépasser ces cultures disciplinaires différentes ? Comment convaincre ces collègues qui pensent qu’ils travaillent mieux tout seuls ? L’interdisciplinarité suppose des plages horaires, des pratiques comme le coenseignement, une évaluation différente… Il faudrait « partir de petits outils pour contraindre les enseignants à faire ». En Suède, les professeurs enseignent deux matières : serait-ce une solution ? Y sont aussi prévus des temps et des espaces de travail à l’intérieur même de l’établissement, ce qui augmente les possibilités de se rencontrer, de monter des projets communs… Les réponses sont cependant complexes : en France, les enseignants du primaire sont polyvalents, mais cloisonnent souvent les matières ; ce n’est pas parce qu’on enseigne une seule discipline qu’on s’y enferme …
Pour un professeur de français, rappelle Guy Cherqui, quelque chose est forcément partagé : c’est la langue. Un défi essentiel est alors lancé à tous les enseignants : comment se mettre ensemble pour parler de ce qu’on a en commun, à savoir la langue ? comment chacun se pose-t-il dans sa matière la question de la langue et contribue-t-il à travailler une compétence langagière ? Se confronter à ces questions, c’est aussi revenir au français comme langue vivante, dans toutes ses variations, sociales mais aussi scolaires.
Guy Cherqui fait d’ailleurs l’éloge du plurilinguisme. Un projet dans l’académie de Grenoble a permis de travailler le latin à travers plusieurs langues : l’approche, nouvelle, s’est révélée extrêmement formatrice. Il faut utiliser les compétences des élèves dans des établissements ou les élèves parlent une dizaine de langues. Il existe de grosses résistances en France par rapport à cette question, à cause de l’Histoire (le français traditionnellement défini comme langue de l’Ecole) et de craintes chez certains enseignants (celle de ne plus comprendre les élèves). Mais l’essentiel émerge là : regarder ce que l’élève fait, et ne pas considérer que « ce n’est pas conforme à ce que l’école attend », être attentif à ce à quoi l’élève est disponible, saisir la disponibilité de l’élève.
Face au défi de la mondialisation
En quoi la mondialisation concerne-t-elle les professeurs de français ? interroge une table ronde animée par Jean-François Rochard, responsable de l’unité Ressources et séminaires au département Langue française du CIEP. Nandita Wagle (Inde) présente des saynètes vidéo réalisées par les élèves pour se confronter aux différences culturelles et mieux s’intégrer aux entreprises. Marc-Albert Paquette (Canada) éclaire le travail mené à Montréal, ville cosmopolite où les écoles accueillent 24 % d’immigrants, où le français lui-même est multiple : au Québec, une langue ne signifie pas une culture, il y a tout à la fois une langue et des cultures francophones !
Geneviève Zarate, de l’ASDIFLE (France), relativise : la mondialisation n’est pas un phénomène contemporain, la mobilité des étudiants date du moyen âge comme celle des commerçants ou des religieux. Mais la nouveauté, c’est l’accélération et la généralisation du mouvement. La circulation de professeurs et d’étudiants est ainsi facilitée. La mondialisation est porteuse de rêves, en particulier pour les enseignants de langue, mais elle n’est pas sans créer des injustices sociales et des inégalités géographiques, par exemple entre l’Europe et l’Afrique : la mondialisation clive les sociétés, il y a des gagnants et des perdants. Il convient d’ailleurs de prendre en compte les diverses mobilités, qui sont géographiques mais aussi sociales : l’enseignant a son rôle à jouer pour donner le capital social que la famille n’a pas donné.
L’anglais, ajoute Geneviève Zarate, est devenu plus qu’une langue : un « skill », une habileté, une expertise linguistique, donc potentiellement professionnelle. On est loin des problématiques d’antan des professeurs d’anglais : est-ce que j’enseigne la langue du Royaume-Uni, du Commonwealth, des Etats-Unis ?… Il s’agit là d’une évolution heureuse pour le français qui n’a plus à rechercher l’antagonisme avec la langue dominante, mais à s’interroger sur les valeurs et la culture dont il est, lui, porteur.
L’apprentissage des langues, remarque encore l’oratrice, se fait désormais aussi en dehors du système scolaire. Dès lors, il convient non plus de se centrer sur sa discipline, mais de prendre en compte le capital pluriculturel et plurilinguistique des élèves, « le curriculum caché des élèves », un potentiel susceptible de nous surprendre. Les élèves migrants, allophones, avec leur vécu d’une extrême intensité et leur capital plurilingue, sont les emblèmes de cette mondialisation. Ils nous invitent à développer un esprit conquérant, à ouvrir des frontières qui sont aussi des frontières sociales, à ne pas effrayer par rapport à la découverte de l’ailleurs.
Pour Geneviève Zarate, il faut accepter d’être déstabilisé par la mondialisation. Plusieurs points lui paraissent essentiels. D’abord la nécessité de chercher un modèle indépendant du modèle libéral, pourtant très présent et très attractif : il ne s’agit pas de former pour l’entreprise, mais de donner des chances à tous, en particulier à ceux qui ne les ont pas dans leur capital social. Les « écoles internationales » qui dans certains pays visent à la formation d’une élite, d’une jet-set internationale, sont de ce point de vue des exemples d’une dérive à éviter… Il convient aussi de faire évoluer la définition de ce qu’est une langue : plutôt que comme instrument de communication et donc simple système linguistique, elle est à envisager comme lien social. L’éducation interculturelle ne doit pas être limitée aux migrants : elle doit s’appliquer à toutes les facettes d’une société. Enfin, il faut accepter que soit bousculé le paradigme « guerre et paix » sur lequel l’enseignement des langues a longtemps fonctionné : les langues se sont longtemps incarnées dans les États, or la mondialisation bouscule cette géographie, l’enseignant de langue doit désormais se définir comme un médiateur culturel, non comme l’ambassadeur d’un pays.
Quels accompagnements pour les professeurs de français ?
Face à ces diverses évolutions, Jean-Pierre Cuq insiste sur la formation initiale et continue des professeurs de français, préoccupation forte de la FIPF qu’il préside. Le projet « Livre blanc » veut ainsi définir les priorités d’action par zones et objectifs, analyser la situation exacte du français dans les systèmes éducatifs, établir un plan d’action. Il convient d’agir de la façon la plus décentralisée possible pour aider chaque pays à concevoir son projet d’action. Le projet « PEF » cherche à former localement des experts en ingénierie de la formation. Des stages de formation de cadres associatifs sont organisés tandis que le site « Franc-parler », présenté par Fanny Kablan, est amené à devenir une plateforme pleinement collaborative dont tous les enseignants peuvent s’emparer pour mutualiser informations, fiches pédagogiques, expériences et activités …
Quelle est l’efficacité exacte de la formation continue ? interroge Jean-Pierre Cuq. Le projet CECA est sur ce point riche d’enseignements. Imposer à tous partout une même méthodologie, n’est-ce pas une forme d’impérialisme et de néocolonialisme ? La méthodologie communicative (et l’approche actionnelle) est-elle réellement applicable à tous ? Derrière les discours « didactiquement corrects », qu’en est-il des modalités locales, collectives et individuelles, d’appropriation du FLE/FLS en milieu institutionnel ? L’étude du CECA montre qu’il faut renoncer à l’utopie d’une méthodologie unifiée d’enseignement du français (et du coup probablement de toute langue étrangère ou seconde). Ce qui fonctionne bien au Canada ne fonctionne pas forcément bien au Maroc : en matière d’enseignement des langues, il convient de proposer des solutions pédagogiques décentralisées et le plus possible conformes aux attentes et aux habitus culturels des familles, il faut prendre en compte le contexte d’enseignement et d’apprentissage. Si l’on peut penser l’évolution de manière théorique globale, la méthodologie, elle, est à contextualiser. Cela suppose de cesser de penser la perspective d’évolution de manière ascendante, de tenir compte fondamentalement de la parole des enseignants eux-mêmes.
Une table ronde animée par Fabienne Lallement, secrétaire générale de la FIPF, explore précisément diverses modalités de développement des compétences professionnelles. Le tour du monde ainsi mené permet de mesurer l’ampleur du travail accompli ou à accomplir, envers et contre toutes les difficultés çà et là rencontrées. Christina Avelino explique qu’au Portugal l’Etat s’est complètement désengagé de la formation des enseignants : elle y est financée par le fonds social européen, ou bien payante, ou bien gratuitement dispensée dans un cadre de bourse de formation des écoles. Mais les collègues ne peuvent manquer des heures de cours : d’où les formations se déroulent le soir ou le weekend ! Il n’y a pas non plus de reconnaissance dans les carrières pour les formateurs ni pour les associatifs. A Taïwan, raconte Julia Yang, il y environ 20 000 apprenants de français et 200 enseignants. Le français, langue jugée « romantique », s’y porte bien : un événement comme le « BELC Taïwan 2014 » aide à la formation continue des enseignants. Raymond Gevaert présente quant à lui le projet « Formacom » : « 12 ans de succès en formation continue de professeurs de FLE », 288 ateliers en Flandre et à l’étranger, 7425 participants, 13 partenaires … Isabelle Morieux évoque le réseau des 800 Alliances françaises présentes dans 136 pays, avec une grande diversité des profils, des politiques locales, des cours et tâches attribuées, des compétences attendues, des statuts des enseignants. Une forte évolution du métier s’y dessine, de plus en plus décloisonné, avec de nouvelles tâches (gestion d’équipe, chef de projet, TIC, appels d’offres, médiathèque, promotion…) et de nouvelles obligations (développer son réseau, valider les acquis de l’expérience, enrichir les compétences, actualiser son CV …)
Suzanne Richard éclaire la situation au Québec. La formation initiale basée sur un référentiel de 12 compétences comprend 4 années d’université, dont 700 heures de stage, depuis un stage d’observation la première année jusqu’à 3 mois de prise en charge la dernière. L’insertion professionnelle des nouveaux enseignants est délicate : il s’agit d’un « libre marché » où les enseignants les plus expérimentés obtiennent les meilleurs postes, ce qui génère de la précarité et du découragement (20 % des enseignants abandonnent les 5 premières années). La formation continue parait aussi insuffisante : il n’y a ni incitation ni reconnaissance. Si 20 journées pédagogiques doivent statutairement avoir lieu chaque année dans chaque établissement, cela se fait sur « invitation » des conseillers pédagogiques, « l’autonomie professionnelle » implique la liberté de choix et conduit à des salles parfois vides. Les coupures budgétaires posent par ailleurs des difficultés telles aux associations que l’AQPF risque de devoir un jour « mettre la clef sous la porte ». La question de l’évaluation des enseignants est aussi soulevée par Suzanne Richard : il faut travailler la représentation que s’en font les professeurs, et ce dès la formation initiale, pour qu’elle soit perçue non comme une évaluation sommative qui discrédite, mais comme une aide à l’amélioration. Il faut, insiste-t-elle, développer la capacité à réfléchir sur ses actions.
Conclusion ?
Comme le séminaire l’a montré, sont actuellement en cours de transformation les pratiques dans la classe et les activités hors la classe, les outils et les objets d’enseignement, les enjeux et les représentations mêmes du métier de professeur de français. Le chantier est énorme : il bouscule les habitudes, il risque de déstabiliser, voire de fragiliser des enseignants qui ne seraient pas accompagnés dans cette remise en question et formés à s’emparer de tous les défis.
Nous sommes à la croisée des chemins, insiste Raymond Gevaert, vice-président de la FIPF, dans la conclusion du séminaire. Ce qui émane de nombreuses interventions, souligne-t-il, c’est la nécessité d’envisager le français comme « langue de culture » plutôt que comme « langue de service » : la langue n’est pas qu’un moyen de communication, c’est une façon d’apprendre à voir et à nommer le monde, une possibilité d’échanger avec des gens qui voient et nomment le monde différemment. Il nous appartient précisément de « créer de nouveaux algorithmes » pour enseigner à mieux le regarder et le transmettre. Nous sommes collectivement à la recherche d’ « une nouvelle maïeutique », c’est-à-dire d’une nouvelle façon de mettre au monde. C’est d’ailleurs le monde de l’apprenant qui détermine en partie ce que je peux lui apporter, qui définit mon rôle. Puisse chacun alors mesurer la portée de la phrase du poète Hölderlin citée par un intervenant : « Dieu a créé le monde comme l’océan a créé la terre : en se retirant. » A nous de savoir disparaître pour que l’apprenant continue à advenir.
Jean-Michel Le Baut
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