Les foyers à faibles revenus disposent d’équipements numériques parfois plus nombreux que ceux des foyers les plus favorisés. Ce fait est conforté par des travaux de recherche comme ceux du projet ANR INEDUC (2012 – 2015) et s’accompagne de l’identification d’une fracture cognitive importante. En d’autres termes Il est temps que l’école se préoccupe de cette inégalité qui se développe en dépassant les plans d’équipement pour passer à une échelle autre, celle de la prise en compte réelle des inégalités que génère actuellement l’usage du numérique et en particulier celles qui la concernent au premier plan, celles de l’apprentissage, les inégalités cognitives et plus largement culturelles. Mais avant d’aller plus loin, il faut aussi se demander si cette question que l’on pose à l’école à propos du numérique on l’a posée avant le numérique de façon aussi explicite. C’est un peu comme la question de la plus value exigée du numérique alors qu’on s’interroge à peine de celle des autres moyens techniques dont nous disposons habituellement, du papier au tableau, du cahier au livre ou encore de la salle de classe.
Le livre et l’écrit imprimé ont potentiellement permis d’accéder aux savoirs mais ils n’ont pas permis d’apprendre à lire. Autrement dit, disposer de l’objet technique ne suffit pas rendre possible son usage complet. La relation entre le signe et le sens suppose un travail particulier qui n’est pas « naturel ». Par contre une fois les premiers pas franchis (décodage), les possibilités offertes sont immenses, infinies presque. Toutefois, le décodage (qui se traduit d’abord par la vocalisation de ce qui est lu) ne suffit pas accéder au sens, il faut aussi faire le passage à la compréhension ce qui est plus accessible a priori, mais qui s’appuie sur l’histoire orale de la personne (richesse et variété du vocabulaire et des formes d’expression sont une partie du capital culturel). Le livre et l’écrit sont donc, par leur forme même, des obstacles à l’accès aux savoirs par leur complexité, mais des encouragements par leur diffusion, leur externalisation, leur matérialisation. Un discours et une image sont plus signifiant, a priori qu’un texte. C’est ce qui se passait quand on allait à l’église par exemple. Le livre est sacré et la parole et les icones sont là pour y donner accès.
Le numérique augmente encore fortement cet accès aux savoirs en élargissant notablement l’espace de recherche, mais aussi en ajoutant à l’écrit les dimensions apportées par l’image, le son, l’animation, la vidéo. A la différence de l’écrit, l’image, le son, ect… sont accesibles d’une manière apparemment beaucoup plus simple et directe. Autrement dit l’accès à ces éléments est beaucoup plus immédiat que l’accès à l’écrit. On retrouve avec le multimédia ce qui a fait le succès des autres modes de transfert d’information, l’oral, l’image. Cette immédiateté est très séduisante, attirante pour celui qui lit peu ou pas. C’est probablement un des facteurs qui amènent le succès des écrans dans la population. Cela n’a pas supprimé l’écrit (twitter, facebook, sms…), mais cela l’a amené à ne plus être quasiment exclusif dans le cheminement vers les savoirs. Mais si l’accès aux savoirs semble plus facile avec le multimédia en ligne, le passage du décodage à la compréhension reste difficile. L’information et la communication multimodales sont beaucoup plus complexes. C’est, semble-t-il dans cette direction que se développent de nouvelles fractures liées aux usages du numérique. Ces nouvelles formes d’inégalités viennent renforcer les inégalités traditionnelles.
Face à ces faits, on voit apparaître des concepts qui méritent notre attention. En premier lieu les deux termes d’empowerment et de capabilité. Outre que leur sens est discuté, on s’aperçoit qu’ils sont utilisés dans un contexte identique : celui de la possibilité pour un individu de dépasser son cadre social et culturel pour accéder au sens et à l’usage digne dans une société qui pourtant semble l’exclure ou tout au moins le mettre en difficulté. Si empowerment peut se définir par acquérir ou renforcer un pouvoir, il s’applique d’abord au développement de l’individu ou d’un collectif (source : http://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2009-4-page-735.htm). Le mot capabilité lui peut se définir ainsi « Une capabilité est donc un vecteur de modes de fonctionnement exprimant la liberté, pour un individu, de choisir entre différentes conditions de vie »(La théorie des « capabilités » d’Amartya Sen face au problème du relativisme, Éric Monnet, revue Tracé ENS, 12/2007 source : http://traces.revues.org/211).
Pour le dire plus simplement, il y a chez chaque humain un potentiel de dépassement de sa condition initiale. Cette vision assez individualiste, voire libérale pour certains, est le signe de la possibilité qu’il y a de ne pas être « esclave du numérique ». Ce discours donne espoir à l’éducateur confronté à des jeunes instrumentalisés parfois par les écrans. Mais comment concrétiser cet espoir au quotidien ? Certains proposent la notion d’engagement (pas au sens commun du terme). Ce terme qui recouvre un processus plutôt qu’un état, signifie « la capacité de quelqu’un à ne pas subir, mais, là aussi dépasser, ce qui est prévu pour lui ». Rendre possible « l’engagement » serait donc la première mission de l’éducateur. Travailler cette notion d’engagement est un vrai chantier pour des enseignants des éducateurs, alors que la forme scolaire semble être un frein.
Le monde numérique semble dominé par des logiques d’abord économiques et industrielles avant d’être un véritable projet humain. Les inégalités qu’il génère dans la société sont d’un autre ordre, ou plutôt d’un autre désordre. Le monde scolaire a en responsabilité de rendre possible l’engagement des jeunes face à ce nouveau contexte. Or cet engagement, si on le lie aux notions d’empowerment et de capabilité, et si on l’inclut dans une vision plus globale du vivre ensemble, du bien commun, pourrait bien être une base pour développer des projets d’utilisation du numérique dans le contexte éducatif. Ainsi il serait possible d’éviter que ne se creusent de nouvelles fractures cognitives, génératrices des autres fractures. C’est bien là un des rôles essentiels de la possibilité d’éducation et même de scolarisation.
Bruno Devauchelle