L’approche du rassemblement annuel français consacré au TICE (Educatice 26 – 28 novembre 2014) est une occasion rêvée d’évoquer un élément sensible à débattre : quelle est notre rapport au progrès, à l’acte de consommation de ce progrès et quelle est l’éducation que nous souhaitons proposer dans ce contexte ? Tout d’abord, ne nous voilons pas la face : nous sommes nombreux à être « fascinés » par le progrès technique. Bien que chacun de nous tente de s’en défendre, nos comportements d’achat trahissent, au moins en partie, tout propos de rejet ou de défiance. Mais ce sont surtout les usages, une fois les achats passés, qui montrent bien notre attirance pour ces machines et ce qu’elles embarquent. Dès lors survient inévitablement la question des choix éducatifs à effectuer dans un tel contexte.
Depuis plus de trente années des petites machines se sont introduites dans l’espace familial de nombre d’entre nous, enseignants, professionnels de l’éducation. Nous avons très tôt mesuré de manière intuitive les enjeux d’avenir; dès le début des années 1980, au moment où l’informatique envahissait le monde professionnel. Si dans l’enseignement des techniques, au LP ou au LT, il était évident qu’il fallait s’adapter, voire même devancer le développement de ces technologies, dans la plupart des autres enseignements ce n’a pas été le cas. La question de l’articulation entre école et société se posait clairement. Avec la télévision, la réponse apportée par le monde scolaire était de la reléguer au rang de loisir, donc peu ou pas scolarisable. Avec le cinéma, ancêtre de ces questions en éducation, c’est la dimension culturelle (au sens classique du terme) qui en a fait un objet « scolairement correct ». Avec l’informatique la tension est rapidement apparue et dès le milieu des années 1970 la question de cette révolution technologique a commencé à être perçue par les décideurs, les politiques. Mais la difficulté c’est que dès l’apparition de l’informatique, en particulier individuelle, s’est greffé sur la technique, la dimension économique et commerciale. C’est cette deuxième dimension, aisément perçue lors du plan Informatique Pour Tous (et son ambition de sauver Thomson et une informatique française), qui a peut-être amené à un rejet a priori de l’introduction de l’informatique et des TIC dans un monde scolaire traditionnellement à distance (critique ?) des techniques et du commerce, de l’argent; mais aussi du monde professionnel.
Les annonces récentes, en matière d’équipement de tablettes, n’échappent pas au même questionnement. D’une part on constate que la révolution du numérique est bien en cours, d’autre part on veut en être, et en plus on est confronté aux commerçants qui courtisent les décideurs mais aussi les acteurs de terrain. Les avis critiques sur le plan tablettes proposé ces derniers jours par l’Etat ne l’évoquent pas tous directement, mais on sent bien que cette dimension économique s’ajoute aux interrogations qui portent aussi bien sur les techniques que sur les usages. Au cours des trente dernières années il y a eu de nombreuses évolutions. Or la réflexion semble en être restée au même point, alors que les pratiques scolaires et universitaires ont réellement commencé à bouger (Mooc, classes inversées pour les plus médiatisées et les plus récentes), même si ce n’est pas au rythme de l’imagination des décideurs… et des commerçants… L’impression qui se dégage actuellement est celle d’une difficulté à situer les enjeux réels. Soit qu’ils sont entremêlés, soit qu’ils ne sont pas du tout explicités. Les derniers rapports et documents parus sur le numérique laissent penser qu’on est plutôt dans le mélange du côté des auteurs de ces rapports, mais qu’on est plutôt du côté d’une vision peu aboutie du côté des décideurs politiques. Quand on relit les rapports et les décisions publiés en 1997 à l’époque du lancement du PAGSI on lit déjà les mêmes choses et on s’étonne toujours de cette absence, aujourd’hui, de perspectives nouvelles, en particulier dans le domaine pédagogique. Même le B2i, qui pourtant ouvrait quelques perspectives a été rapidement étouffé au quotidien par la faiblesse du volontarisme politique (cf. les rapports de l’inspection générale). Or le besoin de souffle pédagogique nouveau ne peut se réduire à accepter les pressions des professionnels du secteur de l’informatique et pourtant il est exprimé par les enseignants mais aussi les élèves.
Dire aujourd’hui ce que c’est qu’éduquer dans une société envahie par le numérique ne peut se réduire à éduquer au et par le numérique, enseigner le code, ou même développer l’éducation aux médias. Or il y a un frémissement que l’on sent du côté des rédacteurs du socle commun rénové, tout au moins dans le texte paru au mois de juin dernier. Car nous avons davantage affaire à un choc civilisationnel qu’à une simple évolution technique, un simple changement d’outil, expression que l’on entend encore trop souvent en éducation. Il semble que cette approche soit difficile à faire passer, à vendre au grand public. Et les commerçants l’ont bien compris qui pilotent le marché et les usages en ayant comme principale finalité leur propre rentabilité à court terme. Cette vision n’a pas d’autre perspective que celle du progrès permanent, générateur d’affaires. Or les conséquences en termes « d’Humanité » et de culture ne doivent pas être ignorées.
L’idéologie de progrès, que Jacques Ellul a, entre autres, dénoncée, est bien au cœur du problème éducatif actuel. Elle reste encore souterraine dans un monde de crise qui ne voit de porte de sortie que par l’innovation, technologique de préférence (cf. le récent rapport du président de la fing). Le progrès serait naturel, or il est d’abord un construit humain. C’est le développement qui est naturel. On peut même dire que le progrès c’est du développement non pensé, non conscientisé. La fuite en avant technologique n’est pas une solution à des problèmes que l’on n’a pas posés dans ces termes là (développement humain). Eduquer n’est pas refuser le développement c’est refuser l’aveuglement du progrès. L’histoire du XXè siècle mérite d’être relue à l’aune de cette idéologie du progrès technique et des conséquences qu’une telle vision a eu sur l’humanité.
Dans le monde scolaire, cela fait plus trente ans que l’on a l’impression d’une course aux technologies nouvelles. Mais cela fait aussi trente ans que l’on a l’impression que cette course n’a pas de valeur éducative réelle, autre qu’une adaptation au monde technicien. Car ce que nous semble devoir être la valeur éducative première c’est celle de permettre à chacun des jeunes et adultes de construire le développement et de ne pas subir le progrès. En passant des TIC au numérique on est passé du technique au culturel, il est temps de s’en rendre compte et d’agir en éducation en conséquence.
Bruno Devauchelle